« C’est un milieu qui ne vous lâche pas »
Sociologue et chargé de recherche au CNRS, Romain Pudal a été pompier volontaire pendant 15 ans en région parisienne. Une expérience qu’il évoque dans son livre, « Retour de flammes : les pompiers, des héros fatigués », publié en 2016 aux éditions de La découverte.
Romain Pudal, sociologue et chargé de recherche au CNRS. Crédit : Document remis
Quel rapport les sapeurs-pompiers entretiennent-ils avec leur corps ?
Beaucoup de pompiers ont un rapport cultuel à leur corps. Il faut être beau, il faut être soigné. Ils sont très attentifs à eux-mêmes et aux autres. Ce qui est parfois un peu pénible, parce que les collègues vous font remarquer que vous avez pris des kilos, ou quand vous vous êtes relâchés sur la musculation (1) .
Comment expliquer cette attention portée au corps ?
Il faut garder à l'esprit que les pompiers sont confrontés à des personnes qui peuvent être en piteux état. Je pense que ça a des effets sur eux, sur le soin qu'ils portent à leurs corps : se muscler, être beau, être propre, sentir bon. Par opposition à toutes les horreurs que vous pouvez imaginer, je pense qu’il y a une sorte de contrecoup, un « Nous, il faut qu’on ressemble à tout sauf à ça ».
Quelles sont les conséquences d’une blessure pour un pompier ? Comment le vit-il ?
C’est souvent ce dont on ne parle pas beaucoup. On évoque les morts au feu car c’est le sacrifice ultime, mais c’est vrai que le quotidien, c’est plus d’être confronté à la blessure. Ça, c’est un peu dramatique. Il y a plusieurs dimensions dans ce drame : il y a le fait d’être minoré physiquement et de savoir si ça peut avoir des effets sur le long terme.
Une des choses que l'on ne voit pas souvent dans les reportages sur les pompiers, ce sont les « vieux pompiers ». On le devient vite après sept ou huit ans d’activité. Ils sont un peu cassés de partout. Moi j’ai découvert en caserne des vieux d'une quarantaine d'années qui avaient mal au dos et les rotules pétées… Bref, qui avaient des corps abîmés. Alors évidemment, plus vous vous gardez en forme, moins vous vous faites mal. Mais ça peut vous arriver quel que soit votre entretien physique. On échappe difficilement toute sa carrière à la chute dans l’escalier avec l’ARI (2)… Et ça c’est pas glorieux. Vous n’êtes pas mort au feu, en même temps ça vous bousille complètement la vie.
Comment le groupe gère-t-il la blessure d’un de ses membres ?
Les pompiers professionnels ont des places qui leur permettent de faire de l’administratif le temps de récupérer. Dans tous les cas, le groupe est extrêmement aidant. Quand vous êtes dedans, c’est un milieu qui ne vous lâche pas. Et si vous partez en sucette, pour des blessures physiques ou psychologiques, en général les gars passent vous rendre visite. A moins que vous ayez vraiment une sale réputation. De plus, la caserne est un endroit tout le temps ouvert. Elle fonctionne 24 heures sur 24. Vous avez un coup de blues, vous passez à minuit, il y aura toujours un mec qui sera là pour discuter, prendre un café.
Avec les blessures et l’usure précoce du corps, comment les pompiers envisagent-ils leur vieillissement ?
Comme la plupart des choses qui font mal ou qui sont compliquées à exprimer chez les pompiers, c’est toujours dit sur un mode humoristique. Des blagues comme « il ne faut pas demander ça à papi, le sac est trop lourd pour papi, il faut lui porter ». On vieillit mais on en rigole. Je connaissais un sous-officier qui avait fait 20 ans de terrain et qui disait : « J’ai 29 ans. Bon depuis un certain temps, mais j’ai toujours 29 ans ». Il avait tout un tas de techniques le matin pour avoir l’air à peu près réveillé alors qu’il était complètement sur les rotules. Mais il ne fallait absolument pas que ça se voie.
Quand ils en parlent sérieusement en revanche, c’est vraiment très angoissant. Parce que c’est un métier choisi pour la dimension physique, opérationnelle. Alors le vieillissement, le corps qui s’échappe, qui ne suit plus, c’est très dur pour eux. On peut le comprendre : être dans un bureau, pour des gens qui ont été l’incarnation du physique et du corps actif et même hyperactif, qui encaisse tout, qui endure tout, c’est difficile. Il y a un truc qu’on ne verra jamais dans un reportage : un vieil adjudant-chef qui ne peut pas se lever, et qui dit « j'ai le dos coincé ». Mais lorsque ça arrive, on en rigole et on dit « t’inquiète, on connaît l’inter’, le camion se conduit tout seul ». Par contre, tout le monde se regarde en se disant : « Quand ça va nous arriver, ça va être l'enfer ».
Ces vieux pompiers sont-ils écartés ?
C’est un milieu assez traditionnel à certains égards mais ces traditions ont de bons côtés. Notamment le respect dû aux anciens. Le vieil adjudant-chef qui est un peu cassé, on ne le met pas de côté. Evidemment que le gars reste. Il y a pourtant un travail collectif à faire, qui est de se dire : « On sait qu’on va devoir s’en séparer, lui il est conscient qu’il va devoir partir parce qu’il ne peut plus continuer. »
Anne MELLIER
(2) ARI : Appareil Respiratoire Isolant, qui protège les voies respiratoires des pompiers en cas d'incendie.
(1) Voir aussi : Le corps, outil de travail
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