Mots de sapeurs
Au Centre d’incendie et de secours (CIS) de Molsheim, les relations des 17 pompiers de garde sont régies par le respect de la hiérarchie et un emploi du temps réglé comme une horloge. Pourtant, en écoutant les discussions, des codes, imperceptibles depuis l’extérieur, se révèlent.
Le soir, au réfectoire, les discussions entre sapeurs-pompiers s'animent. Crédit : Marie BERTHOMÉ
« Alors les schollers, encore en train de rien faire ? » Le sergent-chef Jean-Philippe Goncalves s’adresse à deux sapeurs-pompiers volontaires qui fument une cigarette après le déjeuner. Ils sourient du coin de la bouche. L’un d’eux, le caporal Vincent Dirr, se retourne et lâche : « Là, il veut faire le malin. Schollers, c’est de l’alsacien, ça veut dire "bouseux" pour désigner les pompiers volontaires, mais c’est affectueux. En retour, on appelle les pompiers de métier les "prollers". »
Bien qu’ils portent le même uniforme, une distinction persiste entre volontaires et professionnels. « Certains volontaires font pompier en dilettante, une fois par mois pour faire les beaux. Nous, c’est notre métier de tous les jours », juge un professionnel. Un volontaire s’en mêle : « Certains oui. Moi, dès que mon carnet de commande me le permet, je viens une demi-journée. »
Tenir son rang
Le respect du grade est primordial dans l’organisation des pompiers. Il y a les donneurs d’ordre et les exécutants. Mais parfois, l’affectif reprend le pas sur la discipline. Quand un sous-officier quitte la salle de contrôle, une journaliste chuchote aux hommes restants : « Et bien, il nous aime pas beaucoup lui ». Du tac au tac une voix répond : « Oh, de toute façon, il n’aime pas grand monde. »
Impensable de parler de la sorte d’un supérieur hiérarchique devant lui, pourtant cette réflexion n’a fait tiquer aucun des sapeurs présents dans la pièce. Au contraire, ils rient, en signe d’approbation. Il y a le respect du grade et l’estime de l’homme. La déférence face aux galons s’exprime aussi par des silences. Quand un gradé entre dans une pièce, ou se joint à un groupe, tous les regards se braquent sur lui et la conversation ralentit, voire cesse. Ils n’ont rien à cacher, mais par respect, ils laissent la parole à leur supérieur, pour que ce dernier puisse donner ses consignes. Et s’il veut juste discuter, alors la conversation reprend.
Dire pour transmettre
« Tes mains là ! Écoute donc ce que je dis ! », lance un sergent, Grégory Martin, au sapeur Thomas Duc. Le jeune homme de 18 ans, perché en haut d’une échelle à grappin, s’exerce à basculer en toute sécurité au balcon du premier étage de la caserne. Grégory s’agace : « Non, non, non, recommence ! Les mains dans la même position comme quand tu grimpais, et seulement après avoir enjambé tu changes de prise. »
Le « petit » veut passer l’examen pour devenir professionnel l’année prochaine. C’est pourquoi, sous l’œil de l’instructeur en charge de l’exercice, Martin est intraitable avec lui. Plus tôt dans la journée, il l’a surpris à laisser traîner son casque dans la caserne et l’a sermonné devant tous les hommes : « Et ton casque alors ? Ouais c’est ça, le matériel ça se range à sa place. Bah tu passeras le chercher dans mon casier. »
Toujours sur l’échelle, Thomas répète l’exercice. Il accepte les critiques car il sait que l’examen n’est pas donné à tout le monde. Quelques minutes plus tard, il demande : « Ça va ? » Grégory lui répond d’un ton laconique : « Mouais, c’est mieux. Y’a de l’idée. » Le jeune sapeur ne peut retenir un petit sourire de satisfaction.
Mots d’hommes
Blague sur l’affaire Weinstein, sarcasme sur les femmes au volant, camarade traité de « gonzesse » parce qu’il a eu une déficience, le sexisme existe bel et bien au CIS. Martin livre quelques explications : « On s’exprime, comme ça entre nous, pour relâcher la pression. En dehors c’est pas pareil, mais en franchissant le seuil du centre, on n’est plus tout à fait nous même, mais des pompiers. » Comme un acteur dont le costume serait un uniforme. Et il continue : « Si quelqu’un a un accrochage en conduisant un véhicule, il en prend plein dans la figure. Quand ça m’est arrivé, dans un autre centre, je croisais les doigts pour qu’un collègue fasse une bêtise pour ne plus me faire afficher. »
« Je ne parle pas de ma famille »
Dans toutes les conversations, un thème demeure absent, la famille. Au détour d’un couloir, l’un d’eux accepte d’évoquer la question : « On n’en parle pas. Parfois avec des collègues devenus amis depuis quelques années, ou, quand on fait du covoiturage. Mais très rarement au CIS. » Et il détaille les raisons de ce silence : « Ce n’est pas possible de parler de ses enfants et, dans les minutes qui suivent, partir en intervention pour ramasser un gamin percuté par une voiture. On se détache des victimes, pour se protéger et pouvoir faire notre métier. »
Pour mieux se préserver et mener à bien leur mission, les sapeurs-pompiers évitent de faire rentrer la maison dans la caserne.
Tanguy LYONNET
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