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PARTIE 1: CONTROLER

PARTIE 2: CIRCULER

PARTIE 3: VERROUILLER

 

UE/Turquie : l'accord de la discorde

Succès pour les uns, « faillite morale » pour les autres : près d'un an après sa signature, l'accord entre l'UE et la Turquie pour réduire la migration vers l'Europe continue de faire débat.

L'accord a été signé le 18 mars 2016. D'un côté, la Turquie a accepté de reprendre des migrants en situation irrégulière et de sécuriser ses côtes. De l'autre, l'UE a promis de faciliter la délivrance de visas pour les citoyens turcs, de fournir des fonds destinés à la prise en charge des réfugiés et de relancer les négociations d'adhésion de la Turquie. La raison : une crise migratoire sans précédent qui a divisé les Etats membres. En 2015, plus d'un million de personnes ont essayé de gagner l'Europe. Rien que dans les îles grecques, près de 10 000 migrants débarquent de Turquie chaque jour. L'Europe cherche alors un moyen de contenir la vague migratoire rapidement.

Neuf mois plus tard, cet objectif semble atteint. Pour Miltiadis Kyrkos, eurodéputé S&D (sociaux-démocrates) « le nombre de réfugiés arrivant dans les îles grecques a été divisé par dix ». Mais les opposants à ce partenariat restent nombreux. Pour Philippe Lamberts, eurodéputé des Verts-ALE, « cet accord est une faillite morale. La Turquie accueille près de trois millions de réfugiés. On doit prendre notre part, mais la plupart des dirigeants européens ne veulent pas en entendre parler. »

Du côté des ONG, Sarah Goffin, en charge des questions migratoires à Amnesty International dénonce « un marchandage de réfugiés. Les Etats membres se déchargent de leur responsabilité en matière d'accueil des personnes qui ont besoin de protection ».

Cet accord suscite également des tensions sur le plan juridique. Pour qu'un Etat européen puisse refouler des réfugiés vers un pays tiers, il doit s'assurer que les migrants n'y seront pas persécutés, notamment pour des raisons politiques ou religieuses, et que leur demande d'asile sera examinée dans le respect de l’Etat de droit. Des assurances qui permettent à ces pays d'obtenir le statut de « pays tiers sûr ». Or, la Turquie n'a obtenu cette appellation que très récemment, à la demande de la Grèce, provoquant la crispation de nombreuses ONG. « Aujourd'hui, il est difficile d'affirmer que la protection en Turquie est équivalente à celle que l'on peut trouver en Europe », note Yves Pascoueau, analyste au think tank European Policy Centre.

Un accord fragile

Les récentes dérives autoritaires du régime turc dégradent les relations entre l'UE et la Turquie. La répression consécutive à la tentative de coup d’État de juillet 2015 ou encore la volonté du président Recep Tayyip Erdogan de rétablir la peine de mort suscitent l'inquiétude. Mais l'UE ne dispose que de peu de moyens de pression face à la Turquie. En novembre 2016, la Commission a annoncé craindre « un retour en arrière » sur la liberté d'expression. Dans le même temps, le Parlement européen est allé encore plus loin et a voté une résolution demandant le gel du processus d'adhésion d'Ankara à l'UE. Face à ces réactions, la Turquie a fait preuve de fermeté. Le président turc a menacé à plusieurs reprises de rompre l'accord : « Ecoutez-moi bien. Si vous allez plus loin, ces frontières s'ouvriront, mettez-vous ça dans la tête ! »

« Erdogan veut rétablir la peine de mort, et pourtant l'accord est toujours là »

Porte-parole de la Commission sur les questions migratoires, Tove Ernst affirme qu'il « n'y a pas de changements de comportement côté turc depuis le vote de la résolution du Parlement. Les chiffres d'arrivées de migrants en Europe sont restés bas, les contacts sont maintenus et les autorités turques contrôlent toujours leurs frontières. » Mais pour un haut fonctionnaire de la Commission : « Si la peine de mort est rétablie en Turquie, il ne sera plus question de parler d'une éventuelle adhésion de ce pays à l'Union européenne ». Un propos qui laisse sceptique Sarah Goffin, d'Amnesty International : « Erdogan veut rétablir la peine de mort, et pourtant l'accord est toujours là. »

A Bruxelles, Clémence Dubois-Texereau

L’évolution des deux principaux flux migratoires

Plus d’un million de migrants sont entrés en Europe en 2015. Ils empruntent majoritairement deux routes, passant par la Tunisie et la Libye pour se rendre en Italie, et par la Turquie pour arriver en Grèce. Mais les flux vers l’Europe varient dans le temps. La carte ci-dessus recense les détections de franchissements illégaux des frontières extérieures de l’espace Schengen, par mois et par route.
Source : Frontex

 

La migration, nouvel enjeu des partenariats

L'UE signe régulièrement des accords avec les pays tiers. Depuis 2015, la migration en est devenue l'un des principaux enjeux. En échange d'une aide financière européenne, ces pays s'engagent à mieux contrôler leurs frontières.

Maroc et Tunisie : les pionniers

La Commission européenne a conclu un partenariat pour la mobilité et la migration (PMM) avec le Maroc, en juin 2013 et avec la Tunisie, en mars 2014. Ces deux pays du Maghreb s'engagent à accepter le refoulement de tous les migrants les ayant traversés pour entrer en Europe. En échange, des facilités d'obtention de visas sont accordées aux ressortissants marocains et tunisiens.

UE/Turquie : un accord unique

L'accord a été signé en mars 2016 pour répondre à une vague migratoire sans précédent. Un partenariat atypique, puisque la Turquie est un pays candidat à l'adhésion à l'Union européenne. Elle est également un partenaire économique et diplomatique incontournable entre Europe et Moyen-Orient.

Migration Compact : contenir la migration africaine

Proposé par l'ancien président du Conseil italien, Matteo Renzi, le Migration Compact est toujours en discussion. Il doit être conclu avec plusieurs pays d'Afrique subsaharienne. L'objectif : lutter contre les réseaux de passeurs et l'immigration illégale. L'UE investira près de 60 milliards d'euros pour limiter les départs vers l'Europe et faciliter les refoulements.

A Strasbourg, Kevin Baptista et Clémence Dubois-Texereau

 

Catane, terre d'accueil... pour Frontex

Catane, en Sicile, est l’un des principaux ports d’entrée des migrants en Europe. Ici, la coopération entre les autorités européennes et italiennes est essentielle. Frontex y a ouvert un bureau en 2015 pour mieux gérer les sauvetages en mer et le flux d’arrivées.

A Catane, Grégoire Alcalay et Sarah Bos

 

Premier pas vers une douane commune ?

Inaugurée en octobre 2016, l'Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes prend la suite de Frontex. Objectif : aider les Etats face à la crise migratoire.

Adieu Frontex, voici l'Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes. Frontex, créée en 2004, avait pour mission principale de former et coordonner les gardes-frontières aux limites extérieures de l'espace Schengen. Mais depuis le début de la crise migratoire en 2015, son efficacité a été remise en question, et son renforcement était sur toutes les lèvres. La nouvelle agence qui remplace Frontex a donc vu ses compétences élargies : équipée d'antennes régionales, elle peut maintenant enregistrer l'arrivée des migrants, organiser des renvois à la frontière et envoyer des observateurs dans des pays tiers. Elle aura plus de personnel et dispose désormais d'équipements propres.

281 millions d'euros de budget c'est le budget prévu de l'Agence en 2017.

Pour assurer ces missions, le budget de l'agence a été doublé : il sera de 281 millions d'euros en 2017, contre 143 millions d'euros en 2015. Principale nouveauté : depuis décembre, chaque Etat membre doit fournir des effectifs à l'agence pour créer une force d'action rapide de 1500 gardes-frontières, mobilisable en cinq jours en cas de crise à la frontière (voir infographie). Les premiers agents ont déjà été déployés en Bulgarie, en octobre 2016, dans les îles grecques et en Sicile.

1 500 gardes pour la nouvelle agence

Faut-il y voir un premier pas vers un système de douane commune aux frontières extérieures de Schengen ? Pas sûr : la décision a été prise dans l'urgence, après que des milliers de migrants sont morts en mer en tentant de joindre l'Europe. Cela fait longtemps que l'on évoque le renforcement de Frontex, mais le débat s'est accéléré avec la crise migratoire et les attentats en France, explique-t-on au Conseil de l'UE. La décision a été prise en six mois, ce qui est très rapide par rapport au processus habituel. Il y a eu un consensus entre les Etats pour protéger la frontière extérieure de l'espace Schengen. »

« les Etats ont longuement négocié le nombre de personnels à envoyer »

La nouvelle agence est surtout le résultat d'un compromis entre les Etats pour faire face à la crise migratoire. Sa création a d'ailleurs été portée par la France et l'Allemagne, afin de mieux secourir les migrants et s'assurer qu'ils soient correctement enregistrés dans le premier pays d'arrivée. Mais pendant les négociations, le projet initial a été revu à la baisse face aux réticences de la Grèce et de l'Italie, inquiètes à l'idée d'une perte du contrôle de leurs frontières et donc de leur souveraineté nationale. Résultat : les moyens humains déployés restent modestes. L'Agence n'a toujours pas ses propres gardes-frontières et dépend de la volonté des Etats membres de mettre rapidement à disposition les agents promis. Du côté des Etats, on assure pouvoir fournir sans problèmes les gardes-frontières. Mais la solidarité est variable : à elle seule, l'Allemagne et la France fournissent plus du quart des effectifs. « Les Etats étant dans l'obligation de fournir des gardes-frontières, ils ont longuement négocié le nombre de personnels qu'ils pourraient envoyer, explique Yves Pascouau, directeur des politiques de migration et de mobilité à l'European Policy Centre. Ils ont considéré que 1 500 agents seraient suffisants, sauf dans le cas extrême où toutes les frontières se retrouveraient brusquement sous forte pression. »

Ménager les susceptibilités nationales

Autre symbole de tension : l'article 19 du texte législatif instaurant la nouvelle agence. Dans le texte initial, cet article prévoyait que la Commission européenne pourrait envoyer des gardes sur une zone frontalière en crise, sans l'accord du pays concerné. La Grèce et l'Italie se sont opposées à cette idée. Finalement, ce seront les Etats membres eux-mêmes qui décideront d’une intervention dans un pays en difficulté, après des discussions avec le gouvernement concerné. Bien sûr, on ne va pas envoyer sans accord des gardes allemands à la frontière grecque, étant donné les tensions qui existent entre les deux pays, assure un diplomate français. Mais disons qu'on peut forcer un peu la main si nécessaire... » Autrement dit, les Etats sont priés de gérer correctement leurs frontières extérieures, sous peine de se voir imposer des agents étrangers sur leur territoire.

Pour l'instant, un corps européen commun de gardes-frontières reste donc une chimère. Même si ce n'est pas encore suffisant, l'Agence est un premier pas important, assure l'eurodéputée Nathalie Griesbeck (ALDE, libéraux-démocrates). Elle est un outil de solidarité et de partage de responsabilité. Nous avons besoin de davantage d'instruments européens comme celui-ci pour contrôler les frontières extérieures et assurer la sécurité à l'intérieur de l'espace Schengen. Mais c'est très difficile à faire entendre aux Etats et aux institutions... » Du côté du Conseil de l'UE, on assure d'ailleurs qu'un nouveau renforcement de l'Agence européenne de gardes-frontières n'est pas à l'ordre du jour. Jusqu'à la prochaine crise ?

A Bruxelles, Léa Picard

Le nombre de gardes-côtes mobilisables pour Frontex par Etat membre

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Les effectifs de Frontex sont constitués d’agents détachés par les Etats membres. Cependant, chacun ne participe pas de manière égale à cet effet.
Source : Frontex

 

Ceuta, l'enfermement

L'enclave espagnole située au Maroc attire les migrants de toute l'Afrique. Mais une fois à l'intérieur, la poursuite du chemin vers l'europe s'avère difficile.

Le soleil se lève à peine sur Ceuta. Les premiers « Boza ! Boza ! Boza ! », cris de victoire, résonnent à la frontière avec le Maroc, ce vendredi 9 décembre. Portés par 800 migrants subsahariens, 438 ont réussi à franchir les barbelés marocains, puis espagnols. Certains les ont escaladés. D'autres, armés de pierres et de pinces ont fait sauter les cadenas des petites portes le long du grillage. Un assaut massif que cette partie de l'enclave, le Tarajal, n'avait connu depuis des années. La dernière vague, le 31 octobre dernier, avait permis à 232 hommes de déjouer la vigilance espagnole et les matraques marocaines.

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Entre le village de Benzú côté espagnol, et celui de Belyounech au Maroc, la clôture de la frontière se jette jusque dans la mer. Régulièrement pourtant, les migrants tentent d'enter par là. (Cuej/Joris Bolomey)

Une forteresse défendue de part et d'autre

Ceuta, vestige d'empire, intégré au royaume d'Espagne en 1580, est avec Melilla la dernière enclave européenne en Afrique. Leurs frontières sont les mieux gardées de l'Union. Miradors, caméras de surveillance, capteurs sonores et thermiques surplombent les grillages. Des forteresses dont la garde se fait en étroite collaboration entre les autorités espagnoles et marocaines. Quelques heures après le franchissement du 9 décembre dernier, le secrétaire d'Etat espagnol à la Sécurité, José Antonio Nieto Ballesteros est exceptionnellement venu au plus près des barbelés. Il a insisté sur la nécessité de « patrouilles conjointes » avec le Maroc et sur une plus forte « coordination de l'Europe ». Une logique sur laquelle sœur Paola Domingo, fondatrice de l'association d'aide aux migrants Elín, porte un regard critique : « Le Maroc est le gendarme de l'Europe. Il reçoit beaucoup d'argent et utilise la pression migratoire pour en obtenir davantage. » Côté marocain, des membres des forces auxiliaires campent sous des tentes à quelques mètres à peine des grillages. Ils sont en première ligne face aux assauts réguliers des migrants.

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Flanqué par la Méditerranée, le poste-frontière du Tarajal est la seule ouverture entre Ceuta et le Maroc. C'est par cette route que transitent hommes et marchandises. (Cuej/Joris Bolomey)

Côté espagnol, les forces de la Guardia Civil et de la police nationale (CNP) comptent à elles deux 850 agents. A cela il faut ajouter ceux de la police portuaire, de la police municipale et des unités militaires. La frontière se veut aussi imperméable que possible. Les entrées régulières ne se font qu'en un seul point de passage.

Le Tarajal, porte africaine de l'Europe

C'est au sud de l'enclave, au niveau de la plage du Tarajal, que se situe cette unique porte d'entrée officielle. Chaque jour, environ 30 000 Marocains y entrent pour commercer et travailler. Dès l'aube, les voitures forment de longues files devant les grilles. Passé les contrôles marocains et espagnols, les herses et blocs de béton, elles se dirigent vers la zone industrielle du Tarajal. Et repassent peu de temps après dans l'autre sens, coffres et habitacles bourrés de marchandises espagnoles.

Les migrants subsahariens n'ont pas cette possibilité de circulation. Eux ne peuvent franchir la frontière qu'illégalement. Par exemple, à quelques centaines de mètres au nord, dans la vallée qui jouxte le poste-frontière. Mais aussi à l'autre bout des huit kilomètres de clôture, sur la plage de Benzú. Les assauts doivent être massifs, pour percer les défenses européennes, mais surtout, limiter les violentes ripostes marocaines :

« Nous, on respecte les droits de l'homme, se défend un représentant du gouvernement de Madrid à Ceuta. Ceux qui entrent blessés sont soignés à l'hôpital. Mais nous sommes fermes avec les nouveaux arrivants sinon il y a un risque d'appel d'air. Il faut que les entrées se fassent de façon régulière, » précise-t-il, en référence au bureau d'asile ouvert début 2015 au poste-frontière.

Un asile difficile à obtenir

Rares sont cependant les migrants subsahariens à y obtenir l'asile. « C'est juste un écran de fumée, estime sœur Paola Domingo. Côté marocain, l'entrée est interdite aux migrants subsahariens. Et les autres doivent donner de l'argent aux policiers marocains pour y accéder. » Pour les autorités espagnoles, l'ouverture des bureaux d'asile à Ceuta et Melilla a surtout servi à justifier les « refoulements à chaud ». Cette pratique consiste au renvoi immédiat des migrants par la Guardia Civil au Maroc. Ces expulsions se font sans l'intervention de la Croix-Rouge espagnole, à travers les petites portes qui parsèment l'épaisse frontière. Ceux qui y échappent se précipitent vers le Ceti, le centre d'hébergement temporaire de Ceuta.

Un centre d'hébergement loin de tout

Sur la colline du Jaral, isolé à l'ouest de la ville au milieu des terrains militaires, le Ceti est camouflé par une forêt d'eucalyptus. Alors qu'il est prévu pour accueillir 512 personnes, 1 178 s'y entassent. Des hommes, dans l'écrasante majorité, et quelques femmes, sont installés dans des dortoirs et même jusque dans des tentes, précipitamment installées le 9 décembre sur les terrains du club hippique voisin. Des portes ouvertes de 7h à 23h, trois repas par jour, pour un représentant du gouvernement espagnol, « c'est un 5 étoiles par rapport aux camps de migrants en Italie ou en France ».

Le CETI n'est pas ouvert aux journalistes, ces photos ont été prises discrètement par un résident.

Yaya fait partie des résidents de ce « 5 étoiles ». Il a quitté la Guinée-Bissau il y a trois ans alors qu'il était encore mineur. Après plusieurs tentatives, il est parvenu à rallier le Ceti avec « la frappe » du 31 octobre dernier. Il peine à raconter son histoire. Ses poumons lui font mal et les médicaments qui lui ont été remis à son arrivée sont inefficaces. Il se plaint du racisme et des violences du personnel, mais aussi des tensions entre occupants. « Les Algériens ou Marocains ne réussissent pas à avoir de laissez-passer vers la péninsule, alors que pour les subsahariens c'est plus simple, explique-t-il à voix basse. Mais il ne faut pas faire de problèmes, sinon on peut rester ici quatre, six, neuf mois de plus. »

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Yaya a 20 ans, originaire de Guinée-Bissau, il espère revenir un jour dans son pays. En Europe, il ne sait pas encore quel métier il veut faire. (Cuej/Joris Bolomey)

Mehdi fait partie de ces Maghrébins coincés dans l'enclave. A plus de 40 ans, il a fui le Maroc. Persécuté pour son activisme, il dit avoir passé une dizaine d'années dans les geôles du royaume. Mais depuis qu'il est rentré, il y a un an, à Ceuta, sa demande d'asile n'a toujours pas abouti. « C'est le Guantanamo de l'Europe », lance-t-il, excédé, en brandissant sa carte de demandeur d'asile. Dessus, écrit en capitales noires : « Ce document ne permet pas de franchir les frontières. Valide uniquement à Ceuta. » Aucune loi n'encadre « la salida », le transfert de migrants vers la péninsule. Et personne ne sait combien de temps durera son séjour dans l'enclave. Quelques mois pour les uns, des années pour les autres. Une attente pesante. Dans un rapport de décembre 2015, le Gadem (Groupe antiraciste de défense et d'accompagnement des étrangers et migrants) dénonce « une stratégie dissuasive utilisée par les autorités pour que personne ne demande l'asile ». Pour sœur Paola Domingo, « la ville toute entière est une prison. La liberté de circulation dans l'enclave n'est pas celle qu'exige la Déclaration universelle des droits de l'homme. »

La ville pour prison

Dans le centre-ville de Ceuta, l'architecture ibérique fait oublier l'Afrique. Peu de migrants s'aventurent jusque-là. Sur la Plaza de los Reyes, Juana, Andréa et Maya, 80 ans révolus, discutent sous le soleil de décembre. Après avoir passé une grande partie de leur vie dans l'enclave, elles portent un regard plein d'empathie sur ces migrants. « Quand on descend vers le port, ça fait de la peine de voir tous ces hommes ne rien faire, lâche Andrea dans un soupir. Il n'y a pas de travail pour eux. » Et Juana d'ajouter, fataliste : « Il n'y a de travail pour personne ici. »

Pour s'en sortir, les migrants ne peuvent compter que sur la mendicité. Chaque matin, le même rituel. Par petits groupes ils descendent du Ceti, longent la plage de Benitez, en direction du port et des grands magasins qui le bordent. Une bonne demi-heure de marche. Là, beaucoup enfilent leur gilet jaune. Certains aident les clients à décharger leurs charriots. D'autres, comme Amadou, 19 ans, venu de Dakar, les font manœuvrer lorsqu'ils se garent. Quelques piécettes accumulées pour cinq euros tout au plus par jour. Les places et postes sont bien définis entre les migrants et tournent d'un jour à l'autre.

Sur le boulevard entre la zone portuaire et commerciale, Guardia civil, police nationale et municipale patrouillent constamment pour dissuader les candidats au départ. Au pied des imposantes grilles du port, ils sont pourtant nombreux à espérer pouvoir se faufiler et embarquer sur les bateaux vers Algésiras, la ville espagnole de l'autre côté de la Méditerranée. Depuis la rive, le rocher de Gibraltar se dessine à l'horizon. Seize kilomètres à peine séparent les deux continents. Une distance dérisoire. Et un énième obstacle, le port, sur la longue route des migrants vers l'Europe.

Entre la mer et l'Afrique, Ceuta ne fait pas partie de l'espace Schengen, les migrants y sont coincés. (Cuej/Joris Bolomey)

A Ceuta, Kevin Baptista et Joris Bolomey

 

« Dublinisés »

La réforme du droit d'asile fait partie des sujets sensibles abordées au Conseil européen du 15 décembre 2016. Le règlement de Dublin, qui détermine le pays responsable d’une demande d’asile, suscite les plus vifs débats. Pendant ce temps, les exilés naviguent entre des procédures kafkaïennes et la précarité du quotidien.

Insomnies, phobies, pertes de la mémoire, Amadou* n'est pas sorti indemne de son voyage. A 30 ans, il quitte la Guinée en raison de ses activités politiques. Il traverse l’enfer et frôle maintes fois la mort au Sahel puis en Méditerranée. Amadou est bègue, il redouble d'effort pour raconter son histoire mais les mots peinent à sortir.

A l’été 2016, il débarque à Catane en Sicile. La police italienne enregistre ses empreintes dans le fichier Eurodac qui répertorie les informations des demandeurs d’asile. Il ne parle pas un mot d’italien, n’a ni famille ni ami dans ce pays et décide donc de rejoindre la France. Arrivé à Strasbourg sur les conseils d'amis, il se rend à la préfecture pour demander l’asile. Il apprend alors qu’il est « dublinisé ».

La règle du premier pays d'entrée

Ce néologisme désigne les demandeurs qui relèvent du règlement de Dublin, un texte signé en 1990 puis réformé en 2003 et 2013 dans le but d'harmoniser les politiques d’asile. Le principe est simple : pour éviter que les exilés ne multiplient les demandes à travers l'Europe jusqu’à ce que le statut de réfugié leur soit accordé, l'asile ne peut être sollicité que dans un seul pays. Reste à savoir lequel. Dublin retient plusieurs critères dont la présence de famille proche dans l’un des 32 pays signataires (les 28 Etats-membres de l'Union Européenne, l’Islande, la Norvège, le Liechtenstein et la Suisse). Mais dans les faits, le premier pays d’entrée est le plus souvent désigné responsable, l’enregistrement des empreintes faisant foi.

Le règlement de Dublin renforce donc la pression sur les pays des frontières extérieures, ceux-là même qui reçoivent le plus grand nombre de réfugiés et dont les capacités d'accueil sont saturées. Les renvois vers la Grèce sont même suspendus depuis 2010 car les conditions d’accueil y sont jugées « indignes » par la Cour européenne des droits de l'homme. Depuis le début des années 2000, les ONG mais aussi le Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies sont très critiques envers Dublin. Le 7 octobre 2015 devant le Parlement européen, la chancelière allemande a elle-même qualifié le texte d’ « obsolète ».

En France aussi, Dublin fait débat. Selon un récent rapport de l’Assemblée nationale, « dans plus de 95 % des cas, l’application du règlement de Dublin a eu pour conséquence d’allonger fortement les délais d’accès à la procédure d’asile et les coûts de prise en charge pendant cette période. » Lorsqu’un demandeur est soumis à la procédure, une véritable « partie de ping pong » s’engage entre le pays où il se trouve et le pays par lequel il est entré dans l'espace européen. L’échange peut durer jusqu’à 18 mois. Si, comme dans la grande majorité des cas, le demandeur n'est pas renvoyé dans le pays d'entrée dans ces délais, il peut solliciter l'asile auprès du pays d'accueil.

Procédures interminables

Pendant cette année et demi, les « dublinisés » sont comme « suspendus », explique Pascale Guarino, responsable de l'association Casas qui vient en aide aux réfugiés. « Dans une main ils ont un titre de séjour, dans l’autre la peur d’être expulsés ». En France, aucun demandeur d’asile n’a le droit de travailler. Ils touchent donc une allocation d’environ 11 euros par jour. Mais à la différences des autres, les « dublinisés » n’ont pas accès aux centres d'accueil et doivent solliciter les hébergements d’urgence souvent saturés en période hivernale.

Le nombre de « dublinisés » ne cesse d'augmenter depuis que l’UE a décidé de contraindre ses Etats-membres à relever systématiquement les empreintes des demandeurs d'asile. Le taux d’enregistrement « est désormais proche de 100 % » se félicite la Commission dans un communiqué publié début décembre.  

La Commission reconnaît cependant que « l’efficacité du système de Dublin est compromise par un ensemble de règles complexes et contestables ». Dans sa proposition de règlement en mai 2016, elle affirme que le mécanisme risque la « désagrégation (.…) en raison d’abus et de la course à l’asile (“asylum shopping“) pratiquée par certains demandeurs », c’est-à-dire qu’ils choisissent le pays qui offre les meilleurs conditions d’accueil.

« Certains peuvent se déplacer pour avoir plus de chance d'obtenir l'asile, admet Sarah Goffin, en charge des migrations au sein d’Amnesty international, mais c’est souvent parce qu'ils ont des liens avec ces pays ». Yves Pascoueau du think-tank European Policy Center, partage cet avis : « Il faut prendre en compte d’autres éléments comme la notion de famille élargie, la langue, la communauté, affirme-t-il. En somme, considérer l’intérêt des personnes autant que celui des Etats. »

Dans sa proposition de réforme du règlement, la Commission renforce la protection de l’intégrité familiale et des mineurs isolés, mais le critère du premier pays d’entrée est maintenu. Un « mécanisme correcteur » est cependant prévu pour « soulager » les pays qui font face à un trop grand nombre de demandes en répartissant les réfugiés d’autres pays européens. Mais compte tenu des faibles résultats du plan européen de relocalisation des réfugiés depuis la Grèce et l’Italie (à peine plus de 8 000 transferts depuis septembre 2015 pour un objectif initial de 180 000 ), beaucoup doutent de son efficacité.

Enfin, la Commission souhaite supprimer le transfert de responsabilité au pays qui héberge le demandeur d’asile à la fin des 18 mois. « Cela signerait la mort du droit d’asile » estime Pascale Guarino de Casas « car le pays d’entrée resterait à jamais responsable ». Le texte doit encore être validé par le Conseil ainsi que par le Parlement, ce qui semble «  difficile en l’état » reconnaît Frank Engel, eurodéputé du PPE (centre-droit), car « dans ce débat les positions sont particulièrement tranchées et dépendent beaucoup du pays que l’on représente ».

Concrètement pour Amadou, l'adoption du texte de la Commission signifierait qu'il n'a plus aucune chance de présenter sa demande en France. Il devrait alors retourner en Italie, son recours ayant été rejeté le mois dernier. Quand on lui demande s’il envisage cette possibilité, il répond dans un effort : « Franchement vous voyez ce que ça me coûte de m’exprimer en français alors que c'est ma langue et vous voulez que je le fasse en italien ? »

*Le prénom a été modifié.

A Strasbourg, Carol Valade