Titre reportage

/ Augustin Campos

A force de concurrence sur le marché européen, la surproduction est presque devenue systématique dans certaines filières. Une problématique qui touche particulièrement la tomate et la banane aux Canaries.

Sur l’île de Grande Canarie, la tomate écrasée par la concurrence

Autrefois cœur battant de l’île de Grande Canarie, le secteur de la tomate ne s’est jamais relevé de la crise qu’il a subi à partir des années 2000. Face à la concurrence, et confrontés aux épidémies, seuls les producteurs insulaires les plus solides ont pu se maintenir à flot.

Au milieu des plants de tomates sur lesquels il veille quotidiennement, Pepe Cejas n’est plus très serein dès lors que les abeilles virevoltent autour de lui. Cela fait bien longtemps, en réalité, que la sérénité a déserté les serres de tomates hivernales de l’île de Grande Canarie. « Avant ça valait le coup car nous étions les seuls sur le marché, mais désormais ce n’est plus le cas » , regrette ce petit homme d’une cinquantaine d’années. A la fin des années 1990 il a dû abandonner son exploitation familiale d’un hectare et demi qu’il cultivait avec sa femme et ses enfants.

« Je ne me faisais plus d’illusions. Il y avait une grosse concurrence d’autres pays, mes coûts de production étaient élevés, c’était devenu de moins en moins rentable » , se souvient celui qui s’est reconverti depuis en responsable d’exploitation au sein de l’entreprise Bonny.

Une production divisée par quatre

L’époque où l’île vivait au rythme de la récolte est désormais lointaine. Aujourd’hui, 4 000 personnes travaillent dans la tomate aux Canaries, contre 27 000 au milieu des années 1990. Seul le musée en l’honneur du fruit déchu rappelle aux nombreux visiteurs sa grandeur passée, lorsqu’en 1997 l’archipel exportait 380 000 tonnes en Europe. Soit quasiment huit fois plus que lors de la dernière saison.

Entre temps, des épidémies sont passées par là. « La crise a commencé en 1999, lors de l’attaque du virus des feuilles jaunes, qui a détruit les cultures » , rappelle l’historien Manuel Rebollo, auteur de deux livres sur les liens de ce fruit avec les Canaries. Dans le même temps, la concurrence de l’Espagne péninsulaire et celle des pays extra-européens, du Maroc notamment, s’est accrue. En 2004, un autre virus a frappé les plantations. Un an plus tard, pour la première fois, les tomates marocaines exportées sur le marché européen dépassaient en volume celles provenant des Canaries.

« Lutter au jour le jour »

Certains, les plus gros, ont pu résister à la tempête. Non sans concessions. Installée dans la commune autrefois très agricole de Santa Lucia, au sud-est de l’île, l’entreprise familiale Los Nicolases compte 200 employés. « Nous avons dû réduire nos cultures, lutter au jour le jour pour rester compétitifs » , se souvient Manuel Perez, co-gérant de l’affaire, troisième plus grande exportatrice de l’île, sur les huit qu’il reste aujourd’hui. Bonny, la plus grande entreprise du secteur, a quant à elle baissé drastiquement sa capacité de production, passée de 50 millions de tonnes en 1980 à 15 millions lors de la dernière récolte.

D’autres, comme Pepe Cejas, ont fermé boutique. Un plan de restructuration accompagné d’aides, au transport notamment, a bien été mis en place par les gouvernements canari et espagnol en 2009, avec l’accord de Bruxelles, pour tenter de sauvegarder les milliers d’emplois restant. Mais il n’a pas été mené à son terme. « A ce moment-là, les entreprises ont décidé d’investir pour être à la pointe, elles ont donc souscrit des emprunts. Mais en 2011, en pleine crise économique, le Parti populaire arrive au pouvoir et décide de couper les aides !  , se souvient Gustavo Rodriguez, porte-parole de la Fédération des exportateurs agricoles de l’île (Fedex). Les petits entrepreneurs qui avaient hypothéqué leurs maisons et leurs exploitations ont tout perdu ! » Le plan d’aides, censé soulager le secteur, a finalement fini d’achever les plus fragiles.

« Concurrence déloyale »

Aux Canaries, les coûts de production sont beaucoup plus élevés que ceux de la tomate marocaine, 1,16 euro/kg contre 65 cents/kg en 2013. « L’Union européenne exige que le travailleur canari ait de bonnes conditions de travail, que l’on respecte un certain nombre de normes phytosanitaires, et la transparence sur la traçabilité du produit. Très bien . Mais le Maroc, on ne lui demande rien de tout ça , s’indigne Antonio Rodriguez, président de Sitca, le principal syndicat canari. C’est une concurrence déloyale ! » Cela a permis au Maroc d’augmenter de 75 % ses exportations vers l’Union européenne entre 2006 et 2016.

Pour tenter d’y faire face, Los Nicolases a récemment investi dans une machine « qui permet de détecter tous les défauts de la tomate. » Coût : 400 000 euros. « Le marché européen de la tomate est tellement sur-approvisionné que le fruit doit arriver en parfaite condition » , justifie Salvador Perez, co-gérant de l’affaire lui aussi. Et quand on lui parle de rentabilité, il esquisse un sourire : « Même avec les aides européennes – du Posei (Programme d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité), dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC) – il y a des années où l’on ne gagne rien ! »

« Beaucoup de travail pour un petit salaire »

Dans un secteur où la main d’œuvre pèse à hauteur de 60 % des coûts de production, le personnel est une variable d’ajustement importante pour les entreprises. Chez Bonny, le nombre d’employés a chuté de 80 %. « On a eu 10 000 employés à une époque » , se rappelle José Juan Bonny, son patron. Ceux qui lui restent aujourd’hui sont concentrés dans le sud-est de l’île. Autour des villages côtiers, difficile de ne pas voir les serres. Beaucoup, dans cette zone, appartiennent à Bonny. 95 % de ceux qui travaillent pour lui sont des métayers.

« Sans usine de dessalement, il n’y aurait plus de cultures »

/ Augustin Campos

« C’est beaucoup de travail pour un petit salaire » , déplore Luz Marina, métayère depuis 28 ans, qui veille sur 4 300 m² de terre. De ce labeur, sous la pluie ou en pleine chaleur, elle tire « environ 900 euros » par mois, et travaille entre huit et dix heures par jour, avec un jour et demi de repos par semaine. Elle peut recevoir une « incitation à la production » lorsqu’elle dépasse le quota de production qui lui a été assigné par Bonny. Lorsqu’elle ne l’atteint pas, son salaire reste le même. Son quota se situe « entre 30 000 et 35 000 kilos par an ».

Luz Marina travaille comme métayère pour Bonny depuis 21 ans. Elle veille sur plus de 4000 m2 de tomates, quand « la moyenne est à un peu plus de 3000m m² » chez les métayers. / Augustin Campos

Le Brexit menace

Mais deux années de rang, la pluie puis le virus de la feuille jaune ont dévasté sa parcelle. Et quand la saison dernière, les plans de tomates se sont enfin montrés généreux, c’est le marché qui, saturé, n’a pu absorber toute la production. « En mars ils nous ont dit qu’ils ne pouvaient pas prendre plus de tomates, on a dû arrêter. Ici j’avais environ 20 000 kilos de tomates !» , raconte cette mère de deux enfants adultes. Le « surplus » a fini dans une décharge, ou a été donné à des associations. A 0,17 cents le kilo, ce sont près de 3 400 euros qui lui ont échappé.

Si l’équilibre reste fragile, le secteur s’est malgré tout stabilisé depuis 2015. Les entreprises ont arrêté de fermer. Mais les producteurs ont désormais une autre priorité: préserver les exportations vers le Royaume-Uni (43 % du total), malgré le Brexit. Antonio Rodriguez prévient : « Si les Anglais quittent l’Union européenne sans accord commercial, nous serons en danger ».

Augustin Campos et Thibaut Martinez-Delcayrou, à Grande Canarie

Marché saturé, bananes gaspillées

L’Espagne croule sous les bananes. Une véritable indigestion, symptomatique de la surproduction et d’une concurrence exacerbée. En 2017, 17 000 tonnes de bananes des Canaries ont dûes être retirées du marché.

/ Thibaut Martinez-Delcayrou

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