/ Pierre GRINER
Avec 165 millions de tonnes en 2014, l'Union européenne est, de loin, le premier producteur de lait au monde. Mais les éleveurs vivent difficilement de leur travail, malgré les aides.
L'inquiétude des producteurs alsaciens
La filière laitière hexagonale est en crise. La prochaine réforme de la Politique agricole commune fait craindre aux éleveurs une situation encore plus intenable.
« Les banques, je n'en peux plus. » À peine installé à la table de sa cuisine de Landersheim, à 25 kilomètres de Strasbourg, Vincent Keller, 52 ans, exprime sa rancoeur. Ce dépit s'ancre dans un constat simple : aujourd'hui, il n'arrive plus à vivre de son travail. Ses 50 vaches laitières produisent 400 000 litres de lait par an, soit trois fois plus qu'en 1993, lorsqu'il a repris la ferme familiale. Mais Vincent Keller ne gagne pas plus d'argent qu'à ses débuts : « Ces dernières années, je vends mon lait au même prix que dans les années 1980, mais aujourd'hui les coûts de production sont bien plus élevés. »
Les charges sont devenues son obsession : le prix du gasoil a augmenté, celui des intrants et produits phytosanitaires pour les cultures aussi. Et il faut payer l'eau, l’électricité, le vétérinaire. Il lui est aussi de plus en plus difficile de tout faire seul. Pour alléger sa charge de travail, l'agriculteur a investi en 2013 dans un robot de traite à 150 000 euros, financé par un emprunt bancaire. Cet investissement l'a endetté pour plusieurs années et avec le prix auquel il vend son lait actuellement, il produit à perte. Pour être à l'équilibre, Vincent devrait vendre son lait à 362 euros les 1 000 litres, mais il n'en touche en moyenne que 340. Dans ces conditions, le remboursement de son prêt est compliqué et l'agriculteur peine à joindre les deux bouts D'autant plus qu'il est en arrêt maladie depuis mai 2018 suite à un « burn-out », un état de fatigue et de détresse intense provoqué par le stress au travail.
Grâce au robot, la traite se fait lorsque les vaches en ressentent le besoin. L'ordinateur qui l'accompagne collecte des données pour optimiser la production de chaque animal. /Pierre GRINER
Un marché désormais mondialisé
Si le cas de Vincent Keller est extrême, les producteurs de la région sont globalement dans une situation difficile. En France, 54 % du volume laitier est vendu à des coopératives, « qui sont insérées sur le marché et donc soumis à la loi de l'offre et de la demande » , explique Yves Jauss, directeur général adjoint de la chambre d'agriculture d'Alsace. Ce chiffre monte jusqu'à 80-85 % du volume en Alsace. Il poursuit : « Dès que les prix sont bons, les éleveurs ont tendance à produire beaucoup plus, ce qui fait ensuite chuter les prix. »
Selon lui, les prix plus « libres » et instables du lait s'expliquent par l'ouverture de l'Europe à la concurrence étrangère : « Nous sommes aujourd'hui sur un marché mondialisé. La France souhaite plutôt une politique de prix garantis et de quotas, mais ce sont les 28 membres de l'UE qui décident ensemble. Aujourd'hui, l'Union mène une politique libérale qui consiste en une convergence des subventions et un cassage des outils de régulation de marché. » Dans ce contexte, les aides jouent un rôle primordial pour assurer des revenus aux agriculteurs.
La PAC comme filet de sécurité
A Witternheim, à 40 kilomètres au sud de Strasbourg, Claire Dutter, 38 ans, vit une situation analogue à celle de Vincent Keller. Ses 80 vaches laitières produisent 700 000 litres de lait par an à environ 345 euros les 1 000 litres, en dessous du prix de revient. Comme la plupart des exploitants, elle perçoit des primes de la PAC, sous forme d'aides à l'hectare. En tant qu'éleveuse, elle touche également des aides couplées, prévues par la PAC pour soutenir les secteurs en difficulté. La France les oriente en priorité vers l'élevage (870 millions d'euros sur 1 milliard 35 millions), sous forme de prime par tête de bétail. Claire, avec ses 170 hectares et son cheptel de 106 animaux, touche environ 65 000 euros de primes annuelles. Ces aides comblent les déficits des agriculteurs, voire constituent leur principale source de revenus. Elles leur permettent de garder la tête hors de l'eau, tout juste. Bien qu'elle travaille environ 70 heures par semaine, Claire ne perçoit qu'un salaire équivalent au RSA, soit environ 550 euros.
Vincent Keller, sur son exploitation de Landersheim, dans le Bas-Rhin. / Pierre GRINER
Si Vincent Keller et Claire Dutter vivent des aides, ils y voient néanmoins des contraintes de plus en plus importantes, notamment administratives. À l'image de beaucoup d'agriculteurs, ils tiennent un discours ambivalent à l'égard de la PAC : mécontents du prix de vente de leur lait, ils seraient d'accords pour renoncer aux aides, en contrepartie d'une hausse des prix. Vincent Keller la chiffre « à hauteur de 5 centimes par litre de lait. » Quant à Claire Dutter, une fois la rénovation de son étable remboursée, elle songe à s'émanciper des contraintes de la PAC, pour pouvoir « pratiquer la monoculture du maïs, qui offre une sécurité de rendement et des prix corrects. » D'un autre côté, les deux éleveurs veulent un meilleur montant des aides, qui maintiennent malgré tout le secteur agricole à flot. Claire le concède : « Si on enlève les aides PAC, on assistera à une destruction totale de l'agriculture. »
Mieux répartir les marges
Yohann Lecoustey, directeur adjoint de l'antenne départementale du Bas-Rhin du syndicat agricole FNSEA, constate également l'amertume des paysans. Selon lui, il faut mieux répartir dans la filière, c'est à dire questionner les marges des entreprises de transformation et de la grande distribution. Une solution serait de généraliser les contrats de vente qui garantiraient un prix équitable à la fois au transformateur et à l'agriculteur. Il met en perspective les attentes générales face à la prochaine réforme : « Le monde agricole attend simplement que la PAC redevienne la plus grosse partie du budget de l'UE. Ca permettrait déjà des aides plus fortes, et la mise en place d'outils de régulation. Les agriculteurs veulent aussi plus de protections face aux aléas sanitaires, économiques et environnementaux, notamment avec les mauvaises années qui sont de plus en plus fréquentes à cause du changement climatique. »
Les nouvelles contraintes liées à la protection de l'environnement et le budget de la PAC, qui devrait diminuer, inquiètent. D'autant plus que les aides couplées, qui soutiennent la filière, risquent de disparaître. Même si rien n'est encore décidé pour la période 2020-2025, l'orientation actuelle de la prochaine réforme alimente le mécontentement des laitiers français et risque de fragiliser leur situation déjà précaire.
Pierre Griner, en Alsace.