Vous êtes ici

L'attaquant de pointe


24 décembre 2007

A la pointe de l'attaque

La Représentation permanente participe à Bruxelles au processus de décision dans toutes ses étapes, de la conception d'un texte européen à ses mesures d'exécution. Réunions, tête-à-tête, négociations, ajustements: toutes leurs activités s'y font calculatrice en main. Faire partie de la majorité est un point d’honneur, mais pas question de sacrifier les intérêts nationaux.

Un chargé de mission ministériel l'admet sur un ton confidentiel: «la RP a la maîtrise de tout: elle suit à la fois les négociations au Conseil et ce qui se passe au Parlement européen». «Nous sommes sur tous les fronts», confirme ce membre de la Représentation permanente française, récemment embarqué. Présent à Strasbourg au moment des plénières, il négocie à Bruxelles tout le reste de l’année. Dés les premiers frémissements d’initiative de la Commission, les éclaireurs de la RP investissent les groupes d’experts où elle teste ses orientations. Bloc-notes quadrillés en main: la cartographie des positions nationales y vaut déjà son pesant d’or. Puis en amont des neuf formations gigognes du Conseil, ils participent aux groupes de travail à 25 du Coreper. Là, ils amendent point par point la proposition de la Commission, toujours en sa présence. Enfin, une fois la législation adoptée, ils assistent avec autant d’assiduité aux comités, aussi nombreux, chargés d’approuver ses mesures d’éxécution. A raison de 4000 réunions par an, où rien n’est gagné d’avance, et dont le rythme s’accélère à l’approche de chaque échéance semestrielle. Sautant d’un rôle à l’autre, les soutiers de la RP française y appliquent une même règle de calcul: la pondération, engendrant pour eux d'incessantes opérations statistiques.Un imaginaire de feuilles de calcul Excel, pour virtuoses de la combinatoire.

Majorité qualifiée avant tout

Chaque conseiller français pèse 29 voix sur 321 au Conseil et 13,1% de la population européenne. Et chaque représentant des 25 pèse à ses yeux de son poids et de son pourcentage propre. Sur chaque point, la victoire obéit à la règle de la majorité qualifiée, version Nice. Elle requiert une coalition de 232 voix, et parfois, en plus, 60% de la population. Pour minimiser les pertes, une formule de repli: la minorité de blocage, qui pèse 90 voix. «Simplement en tenant tête, nous arrivons souvent à nous faire entendre», affirme pourtant un conseiller. La technique fonctionne certes dans les domaines embourbés dans l’unanimité, comme dans la politique extérieure. Dans tous les autres cas, il faut réussir à mûrir un compromis favorable, ce qui demande d’être attentif à ce qui intéresse les autres. Les conseillers consultent, sondent les positions de leurs homologues, qu’ils rencontrent de manière informelle. Ils identifient les oppositions, et cherchent à les éliminer une par une. Cela leur permet d’affûter leurs techniques de négociation.
Aujourd’hui, les coalitions sont souvent plus faciles avec les petits Etats membres nouvellement arrivés. Ils sont plus flexibles sur leurs positions, du fait de leur inexpérience européenne, et moins tributaires d’instructions. Mais leur poids ne suffit pas. La France, pour asseoir sa majorité, recherche avant tout le soutien du Royaume-Uni (29 voix) ou de l’Allemagne (29 voix). Traditionnellement leader d’un camp, elle est presque toujours accompagnée par l’Espagne (27 voix) et l’Italie (29 voix), avec lesquelles elle entretient des affinités historiques. Ce qui ne l’empêche pas de varier ses alliances au gré des dossiers. Dans l’Europe à 15, elle pouvait sans peine tirer son épingle du jeu sur les lignes budgétaires des politiques régionales. Les quatre DOM-TOM faisaient statistiquement partie des régions les plus défavorisées de l’UE, avec les Canaries (Espagne) et les Açores (Portugal, 12 voix). A 25, elles ne figurent plus parmi les plus mal loties. Et cessent d’être allocataires à ce titre.
Au cours de la présidence autrichienne (10 voix) au premier semestre 2006, elle a donc choisi de s’allier avec les pays nordiques, comme la Finlande (7 voix), pour balancer ce manque à gagner par une «allocation de compensation». Raison commune: l’isolement lointain des DOM, comme de la Laponie. Les unes et l’autre partagent le handicap naturel du climat, et la situation géographique ultra-périphérique. La tactique, trouvée en épluchant la stratégie de Lisbonne, s’est avérée gagnante ce semestre. Sous présidence finlandaise: DOM et Laponie se sont vu ouvrir une enveloppe budgétaire de substitution, au titre de la «compétitivité régionale et de l’emploi».
Quand le conseiller ne peut pas obtenir de majorité qualifiée, il se replie sur la minorité de blocage. Une solution qui le hérisse néanmoins : «Il est difficile pour un pays comme la France de se retrouver isolé, dans une UE qui cherche en permanence le compromis», explique un diplomate. Pour l’éviter, «il faut toujours miser sur deux terrains, pour limiter les chances de se retrouver seul», selon un autre. La RP française privilégie les contacts en marge des réunions formelles. Au cas par cas, elle organise des rencontres avec les délégations de son camp, où se scellent les pactes de majorité ou de minorité.

Sur deux tableaux

Si la combinaison échoue au Conseil, il reste un moyen de faire tout de même pencher la balance: l’appui du Parlement. Les contacts avec les députés à Bruxelles prennent une importance croissante. L’assistante d’une députée française témoigne de cette évolution: «Les membres de la RP se sont renouvelés, et leur méthode est plus dynamique. Depuis quelques années, nous les voyons beaucoup plus.» Avec les élargissements successifs, qui ne cessent de faire varier les seuils à atteindre, ces relations s’avèrent indispensables. «Nous discutons en permanence avec les députés. Quand nous n’arrivons pas à gagner au Conseil, il faut trouver un terrain d’entente au Parlement, et si possible avec le rapporteur. Nous avons pour les convaincre les ressources de notre expertise technique. C’est ce qui a permis de faire voter certains amendements de la directive Services», raconte un diplomate. Qui se compare à un «prestataire de services gouvernemental».
Ces tête-à-tête débouchent parfois sur des relations privilégiées. Des amitiés se nouent: «On sort, on se voit, on dîne... Certains deviennent de très bons amis», raconte ce même diplomate. Dans ce monde que les champions français vivent comme un tournoi perpétuel, les instructions de Paris, certes respectées dans le principe, sont parfois en décalage avec l'arithmétique communautaire.
La RP n’hésite pas, alors, à mettre en avant sa meilleure connaissance de la situation. «Nous sommes protéiformes, nous avons la géographie de toutes les positions en tête», affirme ce haut-fonctionnaire. Alors, obligation de résultat, oui, mais pas de moyens. Un autre confie, toujours sous couvert d'anonymat: «Les instructions reçues du SGAE dictent parfois des positions très franco-françaises. Dans ce cas, notre rôle est de leur donner un habillage communautaire, pour éviter le ridicule.» Et quand la situation évolue vite, le conseiller doit vérifier que sa formule de compromis reste acceptable pour la capitale, et assez ouverte pour ses partenaires. Ce qui passe par d’innombrables coups de téléphone avec le SGAE, et avec les RP des autres Etats-membres. Sans jamais oublier le drapeau, rappelle un diplomate chevronné: «La dimension communautaire compte, mais la dimension nationale prime toujours.»

Armelle Parion

 

La Représentation permanente

Créée en 1958
14, place de Louvain, Bruxelles
Effectif: 200 fonctionnaires

La Représentation permanente française, surnommée RP, est l’ambassade de la France auprès de l’UE. Composée de diplomates et de fonctionnaires, elle applique les règles du multilatéralisme pour défendre la position du gouvernement français au Conseil de l’Union. Situé en plein centre-ville de Bruxelles, son immeuble jouxte le Conseil, la Commission et le Parlement européen. A sa tête, Pierre Sellal, représentant permanent, porte le titre d’ambassadeur. Il est secondé par Christian Masset, représentant permanent adjoint. L’ambassadrice Christine Roger, responsable de la stratégie politique, civile et militaire, occupe un étage à part. En raison des compétences de plus en plus larges du Conseil, les fonctionnaires du Quai d’Orsay ne forment plus qu’une forte minorité de la RP. Tous les ministères concernés y sont présents. Chacun travaille sur les dossiers relatifs à son domaine d’expertise.

Négociateur et informateur

La mission de la RP: porter la voix de la France dans les négociations européennes. Elle relaie pour cela les instructions du Secrétariat général des Affaires européennes (SGAE). La RP travaille d’abord en amont des propositions de la Commission. Là, répartie entre les groupes d’experts, elle se renseigne sur les dossiers en germe, et prépare la négociation à venir. Une fois la proposition arrêtée, les conseillers RP entrent dans la phase de pré-négociation. Des groupes de travail prennent alors le relais. Réunis par secteurs, ils discutent de points techniques précis. Au sein de ces groupes, les Etats membres composent leurs intérêts, selon des formules qui varieront en fonction de la matière. Les alliances trouvées, ils multiplient les réunions informelles pour consolider leur camp. Le but est en fin de compte de parvenir au compromis. C'est le rôle de la présidence de le formuler.
Près de 90% des textes qu'adopteront les ministres se bouclent dans cette phase, qui peut durer plusieurs années. Ces travaux de groupe aboutissent, une fois par semaine, à l'un des Comités des Représentants permanents (Coreper). Les RP de tous les Etats membres s'y réunissent sous la direction d’un représentant permanent de l’Etat membre qui préside. Ils préparent les travaux du Conseil.
Il existe deux sortes de Coreper, qui se répartissent les neuf formations du Conseil. Le Coreper 1 traite, le mercredi matin ou deux fois par semaine, des activités communautaires (agriculture, marché intérieur, transport...). Le représentant permanent adjoint de la France, Christian Masset, y siège. Le Coreper 2 s’occupe des secteurs justice - affaires intérieures, économie et finances, et affaires générales et relations extérieures. Pierre Sellal y représente le gouvernement français tous les jeudis. Le Comité de politique et de sécurité (COPS) est chargé, lui, du contrôle politique et de la direction stratégique des opérations de crise. Christine Roger siège au moins une fois par semaine dans ce fief du ministère des affaires étrangères.
Ces trois comités préparent les travaux du Conseil. Ils règlent, de préférence par consensus, 9/10e des désaccords subsistant. Les conseillers de la RP constituent la principale source d’information, sur le terrain, du SGAE. Ils doivent connaître à tout moment l’état des négociations à Bruxelles, quel qu'en soit le domaine. Soignant leur carnet d’adresses, ils communiquent également avec les parlementaires nationaux et européens, les représentants des entreprises et des syndicats, les collectivités, les ONG, les journalistes, les chercheurs, et les Français travaillant au sein des institutions européennes. Leur lobbying auprès des députés européens prend désormais de l’ampleur, même s'il reste secondaire en comparaison de l’énergie dépensée au Conseil.

 

Numéro 1

A moins d’appartenir au sérail, son nom ne vous dit probablement rien. Pourtant, Pierre Sellal est un personnage clé de la politique européenne du gouvernement français. Depuis mai 2002, cet énarque né à Mulhouse, ancien directeur de cabinet d’Hubert Védrine aux Affaires étrangères, est le Représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne à Bruxelles. Sans doute le poste diplomatique le plus important: rien de moins qu’une sorte de vice-Premier Ministre pour les questions européennes, l’autorité politique exceptée. Nommé en Conseil des ministres pour une durée indéterminée, Pierre Sellal négocie, au sein du Coreper 2, les sujets des conseils Economie et Finances (Ecofin), Justice Affaires intérieures (JAI), et Affaires générales relations extérieures (CAGRE). Il supervise aussi les activités des 2OO fonctionnaires placés sous ses ordres. Tous les télégrammes de la RP portent sa signature.
Ses collaborateurs se disent impressionnés par sa capacité de travail et sa connaissance détaillée des rouages de la machine européenne. «Il a la mémoire et l’expérience. Des qualités essentielles pour exercer cette fonction délicate», constate un de ses collaborateurs. Ce communautariste du Quai d’Orsay, en effet, connaît bien la maison: il y a déjà été représentant permanent adjoint, avant de prendre la direction de la coopération européenne dans son ministère d’origine.
Son efficacité au Conseil fait la quasi-unanimité. Mais on lui reproche parfois de faire trop peu de cas du Parlement européen: «Il n’a rencontré la délégation PS que deux fois depuis 2004, alors que c’est la deuxième plus importante du PSE», déplore ainsi un eurodéputé français. Européen de conviction? Certainement, selon ce vétéran du journalisme bruxellois. Mais à ce détail près que «pour lui, la France a vocation à diriger cette Europe qui devient un peu n’importe quoi. C'est un européen convaincu, mais sans doute aussi un vrai souverainiste».

Matthieu David

Imprimer la page