Tous n’ont pas leur nom d’usage sur leur carte étudiante, pourtant demandée à chaque entrée dans les bâtiments bloqués. « Il peut y avoir quelques situations inconfortables mais une fois qu’on a expliqué, les personnes le prennent en compte », précise Jovan, invité par l’ONG Izadji à un panel de discussions sur les violences à l’encontre des personnes queer. Selon lui, la dynamique va même au-delà : « Les personnes qui discriminent sont remises à leur place. On les corrige, on leur dit de se taire, et souvent, elles ne recommencent pas. »
L’inclusivité, un accord tacite
Des gestes simples ont aussi été instaurés, comme dégenrer les toilettes. « Ce n’était pas une revendication spécifique des étudiants queer et ça n’a pas non plus fait débat. Tout le monde a accepté », avance-t-il. De même, les professions sont systématiquement féminisées dans les communications du mouvement. L’inclusivité semble être un accord tacite plus qu’un positionnement explicite. « Pour être honnête, on n’a jamais parlé publiquement des droits des personnes queer dans le mouvement. Même si je n’en suis pas ravie, je comprends pourquoi. Si on veut que le plus de gens nous rejoignent, il faut se taire sur ces sujets », affirme Iskra.
Un silence que critique Dušan Maljković, coordinateur du séminaire d’études queer à l’Institut de philosophie de Belgrade. Selon lui, ce non-dit empêche de faire avancer les droits des personnes LGBTQ+ et peut aggraver les discriminations dans la société. « C’est comme des parents qui disent accepter l’homosexualité de leur enfant mais n’en parlent jamais. »
Un malaise partagé par Agata Milan Ðurić, président de Geten, le centre pour les droits des personnes LGBTQ+ de Belgrade : « Les étudiants apprécient notre soutien, mais ils ne nous contactent jamais et ne parlent pas ouvertement de nous. Parfois, on n’ose même pas sortir nos drapeaux dans leurs manifestations. »
Les préjugés disparaissent
Beaucoup doivent donc rester invisibles , rappelle Dušan Maljković. Sur la plateforme de rencontre Grindr, les visages sont rarement affichés. « Aucune communauté ne peut se former ainsi , déplore-t-il. C’est donc important de créer des espaces dans lesquels les gens peuvent échanger et faire connaissance. » Bien que les personnes concernées estiment qu’il n’y a pas réellement de “communauté queer” en Serbie, des espaces safe ont émergé dans les universités occupées.
« Je ne me suis jamais senti aussi illégal. » L’inscription en anglais, rouge sur un drap blanc suspendu à la manière d’un rideau de douche, donne le ton. D’autres œuvres sont plus explicites : des personnages nus en porte-jarretelles, avec une cravache, ou une liste en sept étapes pour « mourir en tant qu’artiste, de la part de quelqu’un qui l’est déjà ». L’exposition est organisée dans le centre culturel étudiant de Novi Sad, bloqué depuis novembre. Premier événement d’un festival qui, pendant trois jours, met à l’honneur des artistes LGBTQ+ des pays de l’ex-Yougoslavie.
Car l'adhésion de la Serbie est au point mort : sur 33 chapitres de négociation, seulement 22 ont été ouverts et deux ont été clôturés à titre provisoire. Principaux points de blocage : la normalisation des rapports avec le Kosovo, la proximité entre Belgrade et Moscou, la corruption et le contrôle de l'État sur la presse. Et tant qu'Aleksandar Vučić ne s'y attelle pas, la Serbie reste dos au mur de l’adhésion, avec comme unique soutien son allié hongrois Viktor Orbán, cheval de Troie de la Russie dans l'Union européenne.
Athénaïs Cornette de Saint Cyr
Tristan Vanuxem
Il se réfugie dans les casinos « pour tuer le temps » et mise rarement plus de 200 dinars, soit moins que le prix d’un café en terrasse. « Et ici, au moins, les boissons sont gratuites ! » Lunettes de soleil au col de son t-shirt, main sur la hanche, Marko a la posture tranquille de quelqu’un qui connaît les lieux. « C’est le seul endroit où je sors à Belgrade », avoue celui qui a un faible pour la machine « Mermaids » [« Sirènes », ndlr], avec ses animations aquatiques et sa lumière tamisée. L’objectif: aligner cinq coquillages similaires. Mais il garde une certaine distance : pour lui, espérer gagner de l’argent dans cette atmosphère clinquante est « irréaliste ».
Jouer jusqu’au dernier dinar
Tous n’ont pas la lucidité de Marko. Certains, comme Andrej*, franchissent la ligne rouge sur la pointe des pieds. Premier pari sportif à 16 ans, à la sortie du lycée, « pour faire comme les potes », un ticket gratté à l’adolescence, un engrenage enclenché pour la décennie. « Au début, je les suivais juste. Puis c’est devenu mon truc. Chaque jour, je pensais à ça, jusqu’à ce que ça finisse par prendre toute la place. » Aujourd’hui, Andrej a 35 ans. Veste noire bien coupée, baskets blanches qui brillent, visage lisse. Il parle doucement, semble peser chaque mot.
Le regard fuyant, il refuse de chiffrer le montant total de ses pertes. « Peu importe combien j’avais. Si c'était 10 000 dinars, je jouais 10 000. Si c'était plus, je jouais plus. » Jamais au-delà du solde en banque, donc, mais toujours jusqu’au dernier para. Jusqu’au point de non-retour, ce moment où le jeu dévore le reste, où mentir devient réflexe, où planifier une journée revient à scanner des cotes. « À ce moment-là, j’ai réalisé que c’était devenu ma vie », lâche le jeune homme, les épaules basses.
À l’âge de 28 ans, Andrej craque et pousse enfin la porte d’une association. Le chemin se révèle long, mais fructueux. Depuis trois ans, il ne s’est plus laissé tenter par un seul pari. « À l’école, on ne t’apprend pas ça, on ne te parle pas de ça, alors que c’est un problème global qui touche les très jeunes », soupire-t-il.
En Serbie, des projets comme Gambling Addiction is not a Game, soutenus par l’UE, tentent d’endiguer le phénomène : campagnes dans les lycées, vidéos de prévention, guides pour les familles, formations pour les professionnels… Mais face à la machine bien huilée des opérateurs, Andrej se fait peu d’illusions : « Il y a trop d’argent en jeu, trop de monde impliqué. Personne ne peut vraiment s’opposer à un tel business. »
Un cadre légal permissif
Car derrière les drames individuels, c’est une industrie florissante qui prospère. En 2024, Mozzart, l’une des plus grandes chaînes de paris du pays, a généré 45 millions d’euros de bénéfices, un chiffre qui a plus que doublé en trois ans. Et selon les projections de Statista, le marché du jeu en Serbie atteindra 645 millions d’euros en 2025, avec une croissance constante sur les cinq prochaines années.
Face à ces chiffres mirobolants, le cadre légal reste permissif. L’accès aux jeux d’argent est officiellement interdit aux moins de 18 ans, mais les contrôles sont souvent symboliques. « Les mineurs trouvent toujours un moyen, en passant par un intermédiaire », glisse Dejam, 22 ans, agent d’accueil dans une enseigne Mozzart. « En Serbie, les gens rêvent de devenir riches du jour au lendemain », soupire-t-il. Lui-même a déjà tenté, en vain, de raisonner certains clients qui s’enfoncent dans la dette.
Le pays a bien tenté de réguler le secteur. Un amendement à la loi sur les jeux de hasard, entré en vigueur début 2025, a introduit de nouvelles restrictions. Il est désormais interdit de servir de l’alcool à plus de 5 degrés dans les points de pari. Pour se protéger, les joueurs peuvent aussi demander une interdiction de jeux volontaire, en s’inscrivant sur une liste qui les exclut de ces lieux.
Mais la volonté politique fait aussi face à des murs. En 2023, plusieurs partis d’opposition ont dénoncé la prolifération des casinos près des écoles et des publicités dans l’espace public, sans mesure concrète observée à ce jour. De l’autre côté, le secteur défend ses intérêts économiques. Reda Karan, le président de l'association UPIS, qui représente certaines des chaînes les plus implantées (Mozzart, Balkan Bet, Meridianbet…), dénonce déjà « une pression fiscale irréaliste imposée par l’Etat », même si l’impact de la loi sera connu seulement à la fin de l’année.
Abel Berthomier
Clara Lainé
Avec Tijana Popadić
* Le prénom a été modifié.
Au mois de mai, près d’un millier de rassemblements ont saisi le pays. Ces initiatives se revendiquent comme pacifiques. Pour se faire entendre, hors minutes de silence, les manifestations sont donc bruyantes, très bruyantes. Sifflets et vuvuzela manquent de faire exploser les oreilles des manifestants devant le tribunal de Novi Sad. « Faire du bruit, c’est le meilleur moyen d’attirer le regard des gens dans la rue », explique Veljko, étudiant à la faculté des sciences techniques. Un procédé hérité des rassemblements pacifiques des années 1990 en Yougoslavie, au cours desquels les manifestants utilisaient des casseroles pour faire le maximum de raffut et ainsi masquer les « mensonges » du régime.