Kilomètre 108
Arrivée en triomphe
Voyant la ligne d’arrivée, Žarko se précipite sous les arcades de l’hôtel de ville de Subotica, acclamé par la foule, dressée en haie d’honneur. « C’est toujours un moment intense en émotions. J’ai les jambes en compote, et pourtant je ne peux pas m’empêcher de courir quand je vois tous ces gens qui nous attendent », jubile-t-il. Décorés d’une médaille, les 400 marcheurs – beaucoup ont rejoint le cortège en cours de route – rejoignent familles et amis venus les applaudir. « Notre détermination, ils ne pourront pas nous l’enlever », assure l’étudiant en droit. Un pas après l’autre.
Lilou Bourgeois
Yanis Drouin
Vendredi 16 mai, kilomètre 90
Solidarité comme mot d'ordre
Vanja attend de pied ferme le cortège. Il y a quelques semaines, le mécanicien de 39 ans a appris via les réseaux sociaux que la marche jusqu’à Subotica passerait par son village. Alors, avec d’autres habitants, il a décidé de s’impliquer dans l’événement. Deux palettes de bouteilles d’eau, des dizaines de litres de soupe, trois marmites de bortsch… Tout est de leur poche. Grâce à la générosité des habitants, le périple n’aura coûté aux organisateurs que 100 000 dinars serbes (850 euros), pour financer kits médicaux, bus de retour ou encore impressions d’affiches. Cette somme provient elle aussi de dons de la population. « C’est notre manière de contribuer », acquiesce Vanja.
Dans sa famille, personne n’est étudiant mais chacun soutient les revendications portées par le mouvement. « On ne se plaint pas trop, on vit plutôt bien, mais l’école n’a jamais été rénovée, les enfants ont froid l’hiver et nous n’avons pas de maison de santé. » Lassés d’attendre le réveil de l’État, les habitants de Stari Zednik ont décidé de prendre eux-mêmes les choses en main. Les assemblées citoyennes, les « Zbor », leur ont permis de s’organiser. Selon lui, les trois-quarts du village se sont mobilisés pour accueillir le cortège. Il n’était cependant pas préparé aux larmes qui ont coulé sur ses joues à la vue des visages enjoués et des drapeaux serbes brandis au rythme des slogans anti-régime. Pour lui, le mouvement porte les espoirs de tout un pays : « Si les étudiants ne réussissent pas, je fais mes affaires et je quitte le pays. »
Partir, c’est aussi le dernier recours d’Aleksa. « Si nous échouons, tôt ou tard, toutes les personnes qui sont ici s’en iront. » Après six mois de mobilisation sans résultat politique tangible, le mouvement a appelé à des élections législatives anticipées pour le mois de juin, que le président Vučić refuse de convoquer. Žarko, cinquième marche au compteur, est plutôt confiant : « L’essentiel, c’est de ne pas relâcher nos efforts. Je continuerai aussi longtemps qu’il faudra. » Pas d’examens en vue pour l’étudiant en dernière année de droit à Belgrade, investi depuis la première manifestation. « C’est pour nos enfants qu’on fait ça, ça vaut bien le coup de sacrifier une année d’études. »
Kilomètre 75
Des médecins de fortune
Sous la pluie battante de Backa Topola, alors que les marcheurs se répartissent les hébergements, une dizaine d’étudiants en médecine s’affairent auprès des blessés. Véritable équipe médicale itinérante, on les reconnaît à leur pantalon rouge et au kit de soins qu’ils portent à la ceinture, toujours prêts à dégainer bandages, ciseaux et antiseptiques. À chaque étape, ampoules et articulations fragilisées par les kilomètres sont traitées dans des conditions de fortune : dans une petite salle prêtée pour l’occasion, sur des bancs publics ou, le plus souvent, à même le sol. « Ils font cela tout en marchant avec nous, admire Đorđe, qui pourtant passe ses journées à courir le long du cortège pour coordonner l’organisation. Certains héros n’ont pas de capes. »
Kilomètre 64
Un cortège qui vrombit
Un motard aux grandes oreilles blanches double la foule d’étudiants. C’est un membre des « White Rabbits » (lapins blancs), un groupe de bikers bénévoles, qui s’est formé après deux tueries de masse survenues en 2023. Le 3 mai, un élève de 13 ans a assassiné dix personnes dont neuf mineurs dans son école de Belgrade ; le lendemain, sans lien direct, un jeune homme abattait huit personnes dans des villages au sud de la capitale.
Le groupe de motards assure la sécurité le long des routes de campagne. Leur rôle est de bloquer la circulation aux croisements traversés par le cortège et de permettre aux véhicules de le doubler. « Les étudiants ont initié ce mouvement et motivent les citoyens à le rejoindre, salue Zoran Radoman, retraité et motard. C’est ma façon de les soutenir eux et leur combat. »
Kilomètre 59
Garder la foi
La croix en bois massif ferait presque de l’ombre aux arbres bordant le long de la route. Non loin du totem, Gavrilo est étendu sur l’herbe. L’étudiant en droit n’abandonne son étreinte que lors des pauses. Il la brandit depuis la veille en tête de cortège. « Si nous avons survécu au fil des siècles en tant que Serbes, c’est grâce à la foi, prêche le dévot orthodoxe, dont les cheveux longs et la barbe évoquent la figure de Jésus. Et en portant cette croix, je rappelle à tous, consciemment ou non, l’identité de leurs ancêtres. » Le mouvement n’a pas vocation à renverser les traditions, comme en témoignent les nombreux drapeaux nationaux ou ceux à l’effigie de Jésus.
Pour Dušanka Ljubojević, journaliste venue couvrir la marche pour un média citoyen indépendant, la symbolique religieuse dans la manifestation ne concorde pas avec les prises de position de l’Église orthodoxe serbe contre le mouvement étudiant.