A Strasbourg, les livreurs de Deliveroo se retrouvent place Saint-Etienne entre deux courses. Qui sont ces travailleurs d'un genre nouveau, comment vivent-ils leur job? Reportage.
Veste bleue estampillée du kangourou Deliveroo, collant de vélo et main prête à dégainer le téléphone, Ouran attend les commandes, assis sur un banc de la place Saint-Etienne. A midi, heure de pointe, les livreurs cyclistes s'y retrouvent entre deux livraisons "Là j'ai mon tank. Déjà qu'on bosse dans le froid, autant éviter le mal de dos", s'amuse Ouran, en parlant de son gros vélo tout terrain à suspension. Il a aussi un vélo de course, mais il est resté au garage. Dans une autre vie, il est étudiant en droit. Quand les cours lui laissent un peu de temps, il endosse l'uniforme Deliveroo. L'entreprise de livraison de repas à domicile, qui fait le lien entre les restaurateurs et les clients, à l'instar d'Uber qui le fait avec les chauffeurs de véhicules de tourisme, est implantée en France depuis deux ans.
De gauche à droite, Stefan, Lea, Ouran. Crédit photo: Benoît
Avec leur statut d'auto-entrepreneurs, les forçats de la pédale, doivent payer des impôts sur ce qu'ils gagnent. Lea, une jeune livreuse de 20 ans arrive plein gaz place Saint-Etienne, sur son vélo de course rose. "En deux semaines, je peux me faire 700 euros. Sur cette somme, je paie 40 euros d'impôt", explique-t-elle. "J'ai un CDI de livreuse dans un restaurant, mais avec Deliveroo, je gagne trois fois plus". Ouran ajoute de sa voix posée: "Je ne comprends pas pourquoi certains disent que c'est un travail précaire. Le seul problème c'est qu'on ne cotise pas pour nos retraites". Tous deux ont travaillé au McDonald's auparavant, et pour eux, sans hésitation, Deliveroo est un petit job plus rémunérateur et plus gratifiant.
Salaire à la course
Pendant un mois, Ouran a travaillé 10 heures par jour. Il a gagné 2500 euros. Une somme énorme pour un jeune, quand la plupart des jobs étudiants sont payés au Smic. Petit bémol, les modalités de paiement des livreurs ont changé. D'abord payés 7,50 euros de l'heure plus deux euros par course, la mise en place de nouveaux contrats a supprimé le rémunération horaire. Les livreurs sous ce régime ne sont payés qu'à la course, à hauteur de cinq euros. Yoann-Philippe, 30 ans est dans cette situation. Il arrive place Saint-Etienne sur son vélo à pignon fixe, appellé "fixie", et check ses amis livreurs. Masqué pour se protéger du froid, l'homme intimide comme un membre des forces spéciales. Mais quand le masque tombe, son sourire apparaît. "Avec les anciens contrats, tu pouvais travailler l'après-midi et être sur de gagner ta journée. Avec le paiement à la course, je suis obligé de bosser aux heures de pointe", explique-t-il.
Yohann-Philippe travaille dans l'externalisation commerciale en parallèle de son job de livreur. Crédit: CC by Benoît Collet
Son téléphone sonne, une commande tombe. Avant de partir, il discute avec ses amis livreurs d'applications de fausse géolocalisation, qui seraient utilisées par certains coursiers. Dans ce travail, tout passe par leurs smartphones. Pour pouvoir commencer à livrer, il faut activer l'application professionnelle Deliveroo. Et pour cela, les livreurs doivent se situer dans la zone de l'hyper-centre, sans quoi l'application est bloquée. D'où l'intérêt de bidouiller sa géolocalisation, quand on habite pas dans le centre, pour pouvoir attendre les commandes de son canapé, sans rester dans le froid strasbourgeois. "De toute façon je ne pense pas qu'à Paris, ils s'amusent à vérifier la géolocalisation des 200 livreurs strasbourgeois", estime Matthieu, un ancien juriste parisien qui a décidé de changer de vie en s'installant à Strasbourg. Il travaille pour Deliveroo depuis juin dernier. "Tant que ça dure c'est bien, mais j'apprends la programmation informatique en parallèle" , ajoute-t-il.
Communauté des livreurs
Sa liberté d'auto-entrepreneur, Matthieu y est attaché. Et l'esprit de corps le fait aussi se sentir bien dans son costume de coursier, même si il ne porte pas la veste au kangourou, "trop chaude" pour lui. "Il y a un vrai noyau de livreurs qui se voient hors du travail, on va boire des verres ensemble", raconte-il, assis à côté de son solide vélo tout chemin. C'est vrai que la communauté des uberisés du vélo a l'air de faire bloc, régie par des codes et une passion commune pour le vélo. Beaucoup roulent en fixie, ces vélos à pignon fixe à la mode. "J'utilise ce type de cycle car ils sont très maniables et faciles à réparer", explique Johann-Philippe, qui confie dans un demi sourire que si il doit freiner d'urgence, il aura du mal avec ses pédales sans cale-pieds. D'autres accrochent des enceintes portatives à leurs sacoches, et mettent le son à fond pour rouler.
Stefan, livreur et musicien de Funk. Crédit: CC by Benoît Collet
Comme une bande de bikers, leur travail leur procure un sentiment de liberté. D'autant plus qu'ils peuvent travailler dans n'importe quelle ville du monde ou Deliveroo est implantée. Ce qui permet de partir en vacances et de les financer en faisant des courses sur place. "On part bientôt à Lyon avec trois copains pour une semaine, on fera quelques livraisons là bas", raconte Léa. Fini les plats et les pistes cyclables de Strasbourg, place aux routes à trois voies et à la montée de la Croix Rousse.
Benoît Collet