Au poker, les femmes cherchent leur paire

Le poker reste un monde majoritairement peuplé d’hommes, où les préjugés misogynes ont la vie dure. Tournois et sites internet tentent de féminiser le milieu, mais la tâche se révèle ardue.

Par Quentin Griebel et Arthur Massot

Grand classique du film de western, la scène est dans toutes les têtes. Dans un saloon bruyant, au son entraînant du piano, plusieurs hommes se défient du regard. Chapeaux à larges bords vissés sur la tête, visages impénétrables, cigares au bec et verres de whisky sur la table, la partie de poker est engagée. À côté d’eux, les rares présences féminines se contentent des seconds rôles : serveuses ou filles de joie. Aujourd’hui, les femmes ne se cantonnent plus à de la figuration : accoudées aux tables de jeu, elles observent, misent et bluffent. Mais les clichés subsistent, même s’ils ont évolué. “Ça reste un jeu de gentlemen”, introduit Thomas Fougeron, ancien joueur professionnel.

Dans l’Hexagone, le poker demeure un loisir largement masculin : un peu moins d’une joueuse pour quatre joueurs. Pourtant, au tournant des années 2010, la popularisation du poker laissait entrevoir des perspectives de féminisation. Les organisateurs de tournois ont lancé les Ladies, des compétitions réservées aux femmes. Bien implanté outre-Atlantique, ce format a pour objectif de donner l’opportunité à la gent féminine de découvrir l’ambiance des tables de jeux en casinos. “C’est une étape. Permettre aux femmes de passer le cap et de venir au casino, jouer de façon détendue ; puis jouer en mixité si elles le souhaitent”, explique Karine Nogueira, ancienne joueuse et organisatrice de tournois, aujourd’hui à la retraite. “Les Ladies sont beaucoup plus conviviales”, appuie Juliane, une joueuse des Alpes-Maritimes.

©  Ismaël Mili

Ces compétitions attisent les convoitises. Certains hommes s’y incrustent, y voyant une occasion de faire de l’argent facile face à une concurrence jugée moins rude. Ils sont dans leur droit : la loi française interdit de déterminer l’inscription à un tournoi en fonction du sexe. “Ça me révolte : vous n’avez pas mieux à faire ? Si c’est leur plaisir de jouer entre nanas, qu’on les laisse jouer entre filles !”, s’emporte Gaëlle Baumann, joueuse professionnelle de 37 ans.

Pour contrer ces joueurs non désirés, les organisateurs de tournois redoublent d’inventivité, comme des frais d’inscription aux Ladies multipliés par dix pour les hommes, ou des primes pour les femmes qui éliminent des joueurs du sexe opposé. Des stratagèmes qui n’émeuvent pas Thomas Fougeron : “Je ne trouve pas désobligeant d’interdire la présence des hommes. Puisque c’est un univers très masculin, je pense que cela rassure les femmes de commencer à jouer entre elles.” Les Ladies tombent cependant en désuétude au milieu des années 2010, faute d’avoir trouvé suffisamment d’intéressées. Aujourd’hui, ces tournois se cantonnent surtout au jeu sur internet. Seuls Winamax et PokerStars, qui se partagent les trois quarts du marché en ligne, organisent encore des tournois féminins hebdomadaires.

“De la jalousie quand je gagne, de la moquerie quand je perds”

Le montant de l’inscription y est minime : 2 euros chez Winamax, 10 euros sur PokerStars. De quoi attirer plus facilement les femmes, selon Karine Nogueira : “Nous sommes peut-être moins joueuses. En nous occupant du foyer et des comptes, peut-être que nous prêtons plus attention à l’argent, inconsciemment. Nous aurons moins tendance à nous inscrire à un tournoi avec une entrée chère.” “Dans les clubs associatifs où on joue pour l’aspect communautaire, sans argent, il y a une proportion beaucoup plus importante de femmes”, confirme Florence Mazet, journaliste à Poker Report. “Le point clef, c’est le montant joué, corrobore Gaëlle Baumann. Si vous faites une enquête par buy-in (la somme à payer pour avoir le droit d’entrer dans une partie, NDLR), la proportion de femmes en dessous de 5 euros va être immense.” Une tendance à la mesure qui expliquerait pourquoi les femmes ne se ruent pas aux tables de poker des casinos, où les inscriptions coûtent rarement moins de 50 euros.

© MMI Haguenau

Le jeu en ligne présente un autre avantage pour la clientèle féminine. Sans contact visuel, avec l’anonymat qu'accordent pseudos et avatars, les différences de genre sont moins perceptibles et n’altèrent plus le jeu. “Certaines préfèrent être incognito dans ce monde masculin, sans qu’on leur colle une étiquette”, explique Karine Nogueira. Des joueuses avouent même se connecter sur le compte de leur mari, une manière d’éviter la misogynie. Lorsque Christelle, Lilloise de 42 ans, se retrouve à la même table que des hommes, elle se sent “beaucoup plus observée. Quand je gagne, il y a une pointe de jalousie ; quand je perds, une forme de moquerie”. Juliane, qui a participé à des dizaines de tournois, nuance : “J’ai un fort caractère et une certaine carrure, donc en général, je n’ai pas de soucis avec les hommes. Mais je sais que des amies, elles aussi joueuses, ont déjà eu le droit à des remarques.’’

Chez les pros, moins de machisme… mais moins de femmes

La part des femmes s’écroule parmi les joueurs professionnels. Aux World Series of Pokers 2019, les championnats du monde de la discipline, elles représentaient la portion congrue des participants : 4 %. En France, seules deux femmes sont actuellement sponsorisées, la condition pour participer aux tournois les plus prestigieux sans payer de sa poche les frais d’entrée. Il s’agit de Gaëlle Baumann (Winamax) et de Sarah Herzali (PMU). D’autres joueuses l’ont été par le passé, à l’instar de Carole. De 2009 à 2010, cette Parisienne aujourd’hui âgée de 35 ans a parcouru la France avec les couleurs de l’équipe Ladies 770, totalement féminine. “Le sponsor payait l’hôtel, les frais de voyage, l’entrée des compétitions et après, si on gagnait, on gardait l’argent, énumère-t-elle. Il fallait simplement qu’on fasse des photos pour un magazine de poker ainsi que la promotion du site de jeux et des tournois.”

Ce statut d’ambassadrice est plus aisé à acquérir pour les femmes que pour leurs homologues masculins, à en croire Gaëlle Baumann. “Être une fille m’a facilité la recherche d’un sponsor. Je n’avais que deux ou trois concurrentes, reconnaît-elle. Et puis, c’est toujours bien d’avoir une égérie féminine quand on s’adresse à une clientèle masculine. Quand on veut vendre, on met une nana : ça fonctionne constamment !”

Le machisme est également moins présent chez les professionnels qu’en amateur, selon Karine Nogueira : “Arrivés à un bon niveau, les mecs ne voient plus une femme face à eux. Ils voient un joueur comme un autre, dont il faut se méfier.” Pour devenir un adversaire redoutable, rien de tel que de prendre part à une colocation entre joueurs, situation fréquente dans le poker professionnel. Mais il n’est guère aisé de se trouver une place dans ces colocations masculines pour celles qui aspirent au plus haut niveau. Les tournois aux quatre coins du monde tous les mois ne facilitent pas non plus la conciliation entre carrière professionnelle et vie de famille. “Si tu veux te faire un nom, il faut ne faire que ça. Ne pas avoir autre chose dans ta vie. Même un conjoint c’est compliqué, alors un enfant…”, soupire Carole.

Si le monde du poker s’est ouvert aux femmes au début des années 2010, la situation stagne aujourd’hui, d’après Gaëlle Baumann : “Avec Sarah Herzali, nous en rigolons car ça fait dix ans qu’on nous pose la question. Et que ça ne bouge pas énormément. Il faudrait que beaucoup de choses changent dans la société pour que ça évolue dans le poker.”

Gaëlle Baumann, de Stras à Vegas

En 2006, Gaëlle Baumann ne savait pas jouer au poker. Six ans plus tard, la Strasbourgeoise se classe dixième du tournoi mondial le plus prestigieux, à Las Vegas. Retour sur son parcours et ses détours par Malte, Paris et l’Australie.

©  Quentin Griebel et Arthur Massot

Lupe Soto, première de tablée

“Il y a beaucoup de partisans de ce jeu, mais c’est vrai que moi, je suis très concentrée sur la place des femmes.” Voilà comment Lupe Soto décrit son implication dans le monde du poker. L’Américaine est tombée dans les cartes en 1996. “J’étais souvent la seule femme aux tables de poker des casinos. Mais sur internet, c’était différent. Il y avait un peu plus de femmes.” Elle lance alors un forum dédié aux joueuses. Puis prend part à un petit tournoi réservé aux femmes à côté de chez elle : une révélation. “C’était fantastique. J’ai compris que chaque joueuse devait essayer une fois de jouer entre femmes.” Elle fonde Lips en 2004, le premier poker tour féminin. Un circuit de tournois qui se décline encore aujourd’hui dans 15 États américains. En 2008, Lupe Soto décide de créer le Women in Poker Hall of Fame pour “honorer les femmes qui accomplissent de grandes choses pour le poker”. Elle y est d’ailleurs nommée par ses consœurs en 2018 pour l’ensemble de son œuvre. La même année, elle lance la Women Poker Association avec toujours le même mot d’ordre : “Faire du poker un univers plus accueillant pour tout le monde, y compris les femmes.”