Matchs truqués, joueurs menacés… Le monde du tennis est empoisonné par les tentatives de manipulation. Interdits aux paris en France, les tournois de “seconde zone’’ sont le terrain de chasse de nombreux malfaiteurs étrangers. Pour débusquer les tricheurs, les autorités doivent s’appuyer sur une collaboration internationale basée sur la surveillance informatique.
Par Nathan Bocard et Manon Lombart-Brunel
Le dimanche 29 septembre 2019, à Forbach (Moselle), Harold Mayot s’apprête à disputer la première finale de sa vie sur le circuit senior. En cas de victoire, le tennisman de 17 ans empochera plus de 12 000 euros. Mais peu de temps avant de rentrer sur le court, il est approché sur les réseaux sociaux. Un inconnu lui demande de perdre les trois premiers jeux en échange de 5 000 euros. Un message accompagné de menaces violentes, si le joueur venait à la refuser.
“Il y a des fois, c’est absolument atroce ce qu’on voit, confie Lionel Ollinger, président de la ligue de tennis du Grand Est, qui assistait au tournoi de Forbach. Ce jour-là, Harold Mayot a reçu, bien sûr, des propositions de grosses sommes, mais aussi des messages disant ‘je vais tuer ta mère, ton frère et je sais où tu habites.’ Ça va loin.”
Une pratique illégale qui gangrène depuis des années le monde du tennis professionnel. “Harold, ça n’était pas la première fois qu’il était approché pour perdre, raconte Lionel Ollinger. Les joueurs me disent que ça arrive tellement souvent que ça leur passe au-dessus.”
Le tennis “de seconde zone” : une proie idéale
De l’autre côté des écrans, ces propositions émanent de parieurs en ligne qui cherchent à s’enrichir en forçant le destin des matchs sur lesquels ils misent. Or, pour ces truqueurs, le tennis est une proie facile : il suffit de corrompre un joueur, parfois pour un set ou quelques jeux, ce qui ne le condamne pas nécessairement à la défaite.
© MMI Haguenau
Les tournois Futures et Challengers, les deux échelons du tennis professionnel qui vivent dans l’ombre de l’ATP, sont les principales cibles de ces tentatives de manipulation. “Le problème c’est que lorsque tu joues ce type de tournoi, c’est très compliqué de gagner de l’argent, raconte un jeune joueur du circuit. Donc lorsqu’un mec te propose de truquer ton match contre une belle somme, certains ne résistent pas.”
La France dépendante de la coopération internationale
Pour protéger un écosystème vulnérable face à la corruption, la France prohibe les paris sur ces tournois. Une interdiction qui pousse les individus malhonnêtes à se tourner vers des sites de paris étrangers. “En France, il y a des garde-fous mais ce n’est pas le cas dans le reste du monde, explique Eric Lévy-Valensi, commissaire divisionnaire adjoint au Service central des courses et jeux (SCCJ) de la Police judiciaire. Avec l’internationalisation des paris en ligne, c’est facile de faire parier quelqu’un n’importe où dans le monde.”
Pour combattre ces réseaux internationaux, la coopération se doit d’être transfrontalière. Une surveillance internationale assurée, depuis 2016, par le Groupe de Copenhague, qui rassemble les plateformes nationales de 33 pays et leur permet d’échanger des informations sur des comportements de paris suspects. Pour les traquer, chaque plateforme utilise un système de surveillance informatique, géré en France par l’Autorité nationale des jeux (ANJ).
Les acteurs se renvoient la balle
Les manipulations continuent donc de se développer, et avec elles les divergences sur la manière d’y mettre fin. L’International betting integrity association (Ibia), qui regroupe une trentaine d’opérateurs de paris dans le monde, y voit un argument pour étendre le marché des paris sportifs en France. “Si le régulateur français veut avoir un vrai contrôle, il doit laisser les consommateurs parier sur ces tournois, défend Silvia Paleari, directrice des affaires publiques de l’Ibia. La prohibition n’a jamais amené de bons résultats.”
“Ce sont les opérateurs qui causent le problème en proposant des paris sur les compétitions les plus faibles et qui ensuite viennent dire qu’il y a un problème de trucage des matchs”, rétorque Corentin Segalen, chargé de la lutte contre la manipulation des événements sportifs à l’ANJ. Selon lui, la solution serait d’interdire les paris sur les tournois Challengers et Futures dans la totalité des États membres du Groupe de Copenhague : “Ça va être un de nos gros combats des prochaines années. Réussir à uniformiser cette règle, à la fois chez les opérateurs et chez les régulateurs.”
“Un nid à trucages potentiel”
Une solution soutenue par Christian Kalb, expert en lutte contre la manipulation sportive et auteur d’un rapport analysant les systèmes de surveillance pour la Commission européenne, dans lequel il dénonce les dérives apparues avec l’ouverture à la concurrence des paris sportifs en 2010. “Il y a vingt ans, aucun opérateur ne proposait de parier sur le tennis. Ils trouvaient que c’était un nid à trucages potentiels. Ça donne une idée de l’évolution du marché.”
Pour celui qui a étudié les cotes sur le temps long, cette libéralisation n’est pas de bon augure : “Quand on regarde l’histoire des paris sportifs, il y a toujours eu une alternance entre des périodes de prohibition et d’autorisation. Là, on est dans une période de libéralisation des paris. Mais dans trente ans, ils seront peut-être de nouveau interdits tellement il y aura eu de scandales.”
En 2018, une affaire de robots sur Winamax fait trembler l’écosystème du poker en ligne. Deux ans plus tard, elle rend visible les lacunes du système de régulation en la matière.
“C’était la première fois qu’on était confrontés à des joueurs aussi forts.” En 2016, Arthur*, joueur de poker professionnel en partenariat avec Winamax, affronte pendant deux mois Victoria Mo et Two Pandas lors de parties d’Expresso, un format de parties courtes proposé par la plateforme spécialiste du poker en ligne. Des joueurs qui gagnent tout, tout le temps, finalement trop forts pour n’être que des humains. Deux ans plus tard, ils sont soupçonnés d’avoir été assistés par des robots.
© Killian Moreau
Victoria Mo et Two Pandas sont soupçonnés d’avoir utilisé un logiciel d’assistance, interdit, pendant près de deux ans.
Une histoire atypique qui se transforme en affaire judiciaire. En 2018, 24 joueurs, décidés à ne pas se coucher, se retournent finalement contre Winamax, Victoria Mo et Two Pandas. Ils dénoncent le manque de réactivité de la plateforme et s’estiment victimes d’une escroquerie. “Ils ont mis un an à les faire venir dans leur bureau pour les tester alors que ça faisait longtemps que tout le monde savait qu’il y avait un problème avec ces joueurs-là”, raconte Ulysse Harry, joueur de poker professionnel qui a affronté les deux joueurs mis en cause. Depuis, c’est le statu quo. “Malheureusement ça n’intéresse pas du tout le parquet parce que ce sont des sujets de spécialistes”, regrette Justine Orier, l’avocate des 24 joueurs.
Manque d’intérêt de l’État
Pour elle, l’analyse de données complexes sur des centaines de parties et des milliers de mains freine le déclenchement de l’enquête. Mais l’avocate avance aussi une autre explication : “Les services de l’enquête sont mobilisés dans les cas de fraudes en casino. Pourquoi ? Parce que c’est une partie de l’argent public qui est en jeu. Dans le cas du jeu en ligne, l’État a très peu d’intérêt dans le processus.”
La loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne impose pourtant aux services de l’État de contrôler l’exploitation de l’offre de jeux afin d’en assurer “l’intégrité, la fiabilité et la transparence”. Principal acteur de ce contrôle : l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel), devenue Autorité nationale des jeux (ANJ) en juin 2020. Une instance chargée, notamment, de veiller sur l’équité des opérations de jeu, y compris celle des parties de poker en ligne. Saisie dès 2018 par Justine Orier, l’Arjel n’a jamais donné de réponse à l’avocate.
Interrogée sur la question, l’ANJ se contente de réaffirmer l'interdiction des robots sur les sites de poker, sans donner davantage de précisions sur les actions qu’elle engage pour lutter contre le phénomène.
“Ils ne communiquent pas du tout sur ce qu’ils font. La légende veut que c’est parce qu’ils ne font rien. Je ne sais pas si c’est le cas mais clairement, ça ne donne pas l’impression qu’ils jouent un rôle là-dedans”, note Arthur
Remboursement : Winamax seul maître à bord ?
Un silence que regrette aussi Me Orier : “On parle quand même de 800 000 euros de préjudices estimés et de remboursements dérisoires de la part de l’opérateur.” “Winamax ne peut pas être responsable à 100 % de ce genre de chose, ça leur coûterait trop cher de tout rembourser”, concède de son côté Arthur qui considère pourtant avoir été dédommagé d’à peine la moitié de ce qu’il a perdu. Sur son site internet, l’opérateur de poker en ligne indique bien qu’il “ne peut pas être tenu responsable de toute réclamation concernant des pertes ou dommages d'une quelconque nature, sous quelque condition que ce soit”.
Des conditions générales d’utilisation, reconnues par l’ANJ au moment de l’homologation de Winamax, mais qui restent très vagues sur le dédommagement prévu en cas de fraude. “C’est une responsabilité qu’un casino porte et assume, observe Justine Orier. Je ne vois pas pourquoi les responsabilités seraient amoindries, sous prétexte que c’est du numérique.”
*Le prénom a été modifié.