Comment prévenir et lutter contre l’addiction aux jeux d’argent ? Les acteurs du secteur se posent la question mais tous n’ont pas la même réponse. Entre délégation de la prévention aux opérateurs et absence de réponse globale, décryptage d’un monde morcelé.
Par Myriam Mannhart
“Le pire drame pour un joueur, c’est de gagner. Il devient quelqu’un d’autre.” Fondateur d’une association d’aide aux joueurs, Pierre Perret – aucun lien avec le chanteur-compositeur – en a lui-même fait l’expérience : “Quand on est accro au jeu, on est prêt à tout.” L'Observatoire des jeux (ODJ), estime à 1,3 million le nombre de joueurs qui ont une relation problématique au jeu pour l’année 2019. Un chiffre qui a doublé en cinq ans. Les acteurs de la lutte contre l’addiction s’accordent à dire que la loi sur la régulation des jeux en ligne de 2010 a été un tournant. “L’autorisation des sites en ligne a profondément changé le paysage addictologique des jeux d’argent. C’est plus facile de contrôler un casino qu’un site en ligne”, résume le docteur Jean-Marie d’Ussel, référent des addictions comportementales au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) de Strasbourg.
Pour Éric Bouhanna, fondateur d’Adictel, société d’aide aux joueurs et de formation des opérateurs à la prévention, deux problèmes sont apparus en 2010 : “L’Arjel (Autorité de régulation des jeux en ligne) a autorisé les opérateurs à gérer eux-mêmes le problème de l’addiction et a mis en place un numéro vert, ce qui leur permet de se dédouaner de toute mesure supplémentaire.” Depuis, il dénonce vivement la fin de ses partenariats prononcée par la plupart des grands sites de jeux : “Ils étaient tous adhérents, mais après deux, trois ans, quand ils ont vu qu’ils pouvaient opérer en toute tranquillité, ils ont arrêté leur abonnement à Adictel.”
© Myriam Mannhart
Le Csapa de Strasbourg, à Hôpital civil, développe de nouveaux projets autour de la dépendance aux jeux d’argent.
Les opérateurs, pas toujours de bons alliés
Les opérateurs de jeux agréés par l’Autorité nationale des jeux (ANJ), qui a succédé à l’Arjel, ont l’obligation de mettre en place des modérateurs de jeu (limites de mise, limites de dépôt, seuil de reversement de gains, etc.). Pour l’Union nationale des associations familiales (Unaf), ce n’est rien d’autre qu’un outil de communication pour les entreprises puisqu’il n’existe aucune étude pour prouver leur efficacité. “C’est une foutaise, c’est comme demander à un drogué combien de grammes il veut”, s’emporte Éric Bouhanna. Pierre Perret tempère : “Tous les outils sont bons, mais il faut qu’ils aient des durées de vie significatives. Si un joueur peut se reconnecter au bout de 24 heures, ça n’a aucun sens. À ce moment-là, c’est du gadget.”
Les acteurs de la lutte contre la dépendance pointent du doigt des pratiques d’incitation au jeu trop appuyées de la part des opérateurs. Même s’ils reconnaissent une plus grande rigueur aux casinos. Un ancien trader de la FDJ témoigne sous couvert d’anonymat de l’existence d’avantages offerts aux gros joueurs qui peuvent perdre jusqu’à 15 000 ou 20 000 euros par mois : “Les limitations, c'est seulement histoire de dire que le bookmaker n’est pas complètement cupide. Ils appellent le client en lui disant de se faire aider. Mais ils le font pour un client sur... beaucoup. Juste pour dire qu’ils font attention à ça.” Invitation à des soirées ou places pour des événements sportifs, tout est fait pour choyer les grands perdants. “Vous comprenez bien qu’en termes de protection du joueur quant à l'addiction, on était limite-limite. Je me souviens avoir demandé à mon chef à l'époque pourquoi on limitait les gagnants et pas les perdants. Il m'avait répondu : ‘Tout le monde le fait, donc on fait pareil’”, rapporte un ex-trader d’Unibet. Chargé de mission à l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), Franck Lecas qualifie ces programmes VIP d’un “environnement addictogène”.
De nouvelles pratiques, bien que légales, sont dénoncées pour leur dimension incitative comme les bonus, ou le live betting (ou pari en direct), “une offre de jeu scandaleuse” qui pousserait à jouer plus fréquemment, selon Pierre Perret. Pour l’ancien joueur, les bonus sont “une hérésie” : “Le jeu est tellement excitant que les opérateurs n’ont pas besoin de le relancer comme ça. Une personne en difficulté que je suis me disait toucher 800 euros par mois de bonus. Ça ne l’aide pas.” Le docteur d’Ussel fustige tout autant “les bonus d’inscription, les pubs ciblées, les relances par courrier nominatif… Beaucoup de mes patients les identifient comme un mécanisme qui les a fait rechuter”.
© Ismaël Mili
Mais les géants du jeu se défendent de toute mauvaise foi. En 2011, lors d’une audition devant l’ODJ, la FDJ avançait les arguments suivants : “Notre métier, c’est d’éviter de concevoir et commercialiser des jeux non responsables, d’aider financièrement des recherches, de former chacun à ses devoirs, de le contrôler; mais ce n’est pas nous qui allons aller dans les écoles pour mener des actions de prévention et éviter à un jeune d’avoir une mauvaise perception du hasard.” Pour Franck Lecas, cette situation n’est pas anodine : “Un choix politique a été fait, c’est la libéralisation avec des contraintes mais qui relèvent plus de l’autorégulation. Ça ne fonctionne pas. On l’a vu pour l’alcool, à l’étranger, elle est souvent détournée, mal appliquée ou de mauvaise foi.”
Il manque une réponse globale
Plusieurs acteurs appellent de leurs vœux un positionnement plus clair de la part de l’État. L’ANPAA dénonce un manque d’impulsion politique en faveur d’une véritable lutte contre l’addiction. Selon elle, il faudrait introduire des sanctions fortes et une taxation de la publicité. “On a été consulté par l’ANJ pour mettre en place ce cadre [le décret du 4 novembre 2020] mais on était trois opérateurs de santé pour 20 opérateurs de jeux. C’est curieux tout de même”, ironise Franck Lecas.
Pierre Perret évoque une offre de jeux trop dense et un manque de régulation de celle-ci, avec encore trop de possibilités de jouer sur des sites illégaux. “On n’y voit pas clair, il n’y a pas de vision… On en parle depuis 15 ans et on en est toujours aux discours. Le système de soin ne sait pas répondre à la demande existante et moi, je vois les joueurs en difficultés, des gens isolés, et de gros dégâts pour l’entourage”, argumente-t-il.
Le docteur d’Ussel aimerait pouvoir faire plus. Il pense toucher une proportion infime de joueurs excessifs et ne noue de collaborations qu’avec Santé publique France et ses pairs pour le moment. Le fondateur d’Adictel estime quant à lui que l’État n’est pas la réponse au problème : “On ne laisse pas les spécialistes comme SOS joueurs ou Adictel travailler. On met une entité étatique au milieu qui elle-même s’avoue incompétente.”
Chacun défend son bilan et on peut déceler un manque de communication entre les différents acteurs qui ne se connaissent pas alors qu’ils sont souvent auditionnés par les mêmes instances. “Nous ne sommes pas très organisés, c’est vrai, mais la réponse globale mise en place par l’État pour faire un lien entre soin et opérateurs est insuffisante”, admet Franck Lecas.
L’ANJ assure qu’elle publiera en 2021 une évaluation des dispositifs de prévention des opérateurs. Un document censé permettre de mieux déterminer le profil de la nouvelle génération de joueurs, qui fait frémir les acteurs de la lutte contre la dépendance aux jeux d’argent.