Sport mixte sur le papier, les courses de galop ont longtemps été l’apanage des hommes. Mais depuis quelques années, une nouvelle génération de femmes jockeys prend les rênes et s’impose sur les champs de course. Non sans difficultés.
Par Jeanne de Butler
Le 19 novembre dernier, Marie Vélon, septième au classement national des meilleurs jockeys, remportait sa 73ème course de la saison sur l’hippodrome de Lyon-La Soie, établissant ainsi un nouveau record pour une femme. Quelques mois plus tôt, Coralie Pacaut s’offrait une cravache d’or féminine, distinction qui récompense le sportif au plus grand nombre de victoires sur une année, succédant à sa consœur Mickaëlle Michel.
Comptant parmi les rares sports mixtes, la course hippique a longtemps laissé la gent féminine à la porte des hippodromes. Mais depuis quelques années, il n’est plus étonnant de voir des femmes affronter leurs homologues masculins au sein des pelotons.
© Léna Romanowicz
À l’instar de Perrine Cheyer, les femmes sont de plus en plus représentées en course.
“En 2000, il y avait peut-être 20 % de filles à l’Afasec (Association de formation et d’action sociale des écuries de course, l’école des courses hippiques, NDLR)”, se souvient Thomas Huet, ancien jockey devenu agent. Cette année, elles représentent environ 70 % des 612 élèves de l’école. Une tendance qui commence aussi à s’observer dans les écuries : alors qu’en 2009 les femmes ne représentaient que 29 % de leurs salariés, elles sont aujourd’hui 37 %, selon l’Afasec.
“On a vite constaté que si les femmes étaient très présentes à l’école et dans les écuries, elles n’avaient pas l’occasion de monter en courses. On ne faisait pas appel à elles”, indique Jean-Pierre Colombu, ancien commissaire et administrateur à France Galop. Jusqu’à récemment, Delphine Santiago était l’une des rares à être parvenue à s’illustrer sur les circuits.
La décharge, une aide fondée sur la différence de sexe
Face à l’arrivée de plus en plus de jeunes filles et au recul du nombre de garçons dans la filière, le président de France Galop Edouard de Rothschild lance une politique de féminisation, censée “rétablir une certaine justice”. En 2017, il instaure la “remise de poids”, aussi appelée “décharge”. Elle consiste à retirer 2 kilos aux femmes jockeys dans une course (la jauge a été rabaissée à 1,5 kilo en 2018), afin d’encourager entraîneurs et propriétaires à les faire monter (voir encadré).
L’effet est immédiat : de plus en plus de jeunes filles se voient proposer des montes. Aujourd’hui, on compte 193 femmes sur les 568 jockeys licenciés, selon France Galop. “Ça a été un vrai coup de pouce. On considère qu’1,5 kilo correspond à une longueur et demie d’avance. Le poids fait les courses ! Sans ça, je ne serais certainement pas là où j’en suis aujourd’hui”, confie Axelle Nicco, jeune jockey de 22 ans, 21ème au classement des meilleurs jockeys français.
La France est le seul pays du monde, avec le Japon, à avoir opté pour cette mesure de discrimination positive fondée sur un avantage au poids. Pour l’ancien chirurgien Jean-Pierre Colombu, elle se justifie par “une différence physiologique” : “On considère que dans sa condition physique, l’homme a environ 35 % de son poids en masse musculaire, la femme 28 %. Sans cette différence physiologique, on n’aurait pas pu le faire.” Dans la dernière ligne droite, le jockey est censé user de la force de ses bras pour “pousser” sa monture. Naturellement plus puissants, les hommes bénéficieraient donc d’un avantage qu’il conviendrait de compenser.
Une mesure aux effets indésirables
Dès son instauration, la remise de poids a fait l’objet de vives critiques de la part des professionnels des courses, notamment des jockeys hommes. “Cette décharge crée un réel déséquilibre. À la base, les courses sont un sport mixte, mais dans les autres sports mixtes, il n’existe pas de tels avantages. En saut d’obstacles, les barres ne sont pas plus basses, et à la voile les femmes ne partent pas deux jours en avance !, compare Thomas Huet, avec une pointe d’agacement. Prouvez-moi que toutes les femmes qui montent en course sont plus faibles que les hommes. Un cheval pèse 500 kilos, un jockey fait 10 % de son poids. Un cheval, on l’accompagne, on ne le ‘pousse’ pas. La force ne fait pas tout.”
Une étude intitulée “Women in racing” (Les femmes dans les courses), réalisée en Angleterre en 2017, a analysé plus d’un million de montes, pour aboutir à la conclusion qu’à conditions égales (âge, expérience, etc.), femmes et hommes possèdent exactement les mêmes chances en course. La faible sollicitation des femmes jockeys serait donc le produit d’une discrimination durablement ancrée.
Si la majorité des femmes jockeys reconnaissent que la décharge leur a permis de se mettre en selle, certaines regrettent le côté pervers d’un avantage qui leur offre des succès en demi-teinte. “Il n’y a aucune fierté à gagner avec la décharge, car on sait qu’on a sûrement été choisies juste pour ce 1,5 kilo en moins”, dénonce Zoé Pfeil, ancienne jockey. “L’utilisation d’une femme jockey est à mon sens essentiellement due à la remise de poids, confirme Éric Le Guen, handicapeur. Si aujourd’hui elles n’avaient plus de remise de poids, elles disparaîtraient à nouveau des programmes.”
Zoé Pfeil va plus loin. Selon elle, certaines jeunes filles sont sélectionnées par les entraîneurs et propriétaires en raison de leur décharge, sans avoir le niveau requis pour monter en course : “Elles gagnent alors qu’elles montent très mal et peuvent même être dangereuses. Elles ne respectent pas les règles de sécurité et peuvent faire peur.” Face à la pression des professionnels, la décharge devrait être abaissée d’une livre en mars prochain, pour s’établir à 1 kilo.
Dans les courses principales, dont le montant global est supérieur à 30 000 euros, les femmes ne bénéficient pas de cette remise de poids. “On voit tout de suite qu’elles sont moins sollicitées”, note Éric Le Guen. Depuis le début de la saison 2020, elles ne sont que deux à avoir été choisies pour monter dans des courses de groupe 1 (les plus prestigieuses) en France : Martina Havelkova et Jessica Marcialis. Le 4 octobre, cette dernière s’est imposée sur le pur-sang Tiger Tanaka à Longchamp, et a remporté le prix Marcel Boussac, devenant ainsi la première femme à triompher dans une course d’un tel rang.
Historiquement en France, les épreuves dites “à handicap” ont été créées pour équilibrer les chances des concurrents sur la ligne de départ, et ainsi donner aux courses hippiques un semblant d’air de loterie. Une manière de rendre les paris hippiques acceptables au yeux de la loi. Chaque cheval se voit attribuer une valeur en poids par les handicapeurs, en fonction de ses résultats et performances lors des courses précédentes. La “décharge” ou “remise de poids” dont disposent les femmes – mais également les apprentis jockeys – leur permet d’accéder à des chevaux plus performants, et de bénéficier d’un avantage non négligeable en course. Il est effectivement admis que sur un parcours de 2000 mètres, avec 1 kilo en moins sur le dos, le partant bénéficiera d’une longueur d’avance (la taille d’un cheval environ) sur ses concurrents.
“Avec de l’entraînement, on peut rivaliser”
Pas facile de se faire sa place dans un monde d’hommes. Perrine Cheyer, 22 ans, est l’une des 193 femmes jockeys françaises.
© Jeanne de Butler