le logo du webdoc

À la conquête de sa prothèse

une decoration

Treize ans après avoir voulu se donner la mort, Priscille Deborah est devenue la première Française à bénéficier d’un bras bionique. Opérée en novembre 2018, l’artiste peintre apprend progressivement à utiliser sa nouvelle prothèse.

image2 Priscille Deborah s’entraîne tous les jours à déplacer des objets avec son bras bionique. Photo Mickaël Duché / Cuej

Dès le réveil, Priscille Deborah attrape son bras bionique, une prothèse censée être contrôlée à la force de la pensée. Elle le positionne délicatement sur des patchs répartis le long de son épaule droite. Sourcils froncés, regard rivé sur son bras, elle s’exerce à commander ce nouveau membre. La quadragénaire ouvre et ferme la main à plusieurs reprises. Un son robotisé accompagne ses gestes, fluides et maîtrisés. Elle effectue même une rotation du poignet à 360 degrés. Son visage s’illumine.

Priscille se dirige vers une petite caisse en plastique. Les traits se figent à nouveau, le coude se fléchit, la main reste ouverte. Après une dizaine de secondes, elle soulève de quelques centimètres un pot de peinture avant qu’il ne lui échappe. “Fait chier”, grogne-t-elle, avant de se marrer. L’exercice se prolonge ainsi pendant une demi-heure.

En 2006, rongée par la dépression, elle tente de mettre fin à ses jours en se jetant sous une rame de métro. Miraculeusement rescapée, elle est amputée des deux jambes et du bras droit. Depuis, elle s’efforce de réapprendre à vivre avec son corps. “Je sollicitais exclusivement mon bras gauche. J’avais l’impression de pouvoir tout faire dans les limites de mon état. Mais j’ai eu des problèmes de canal carpien à la main en 2012 : j’ai flippé.”

Elle se lance dans l’aventure bionique en 2018 avec Sylvio Bagnarosa, qui la suit depuis son accident. L’orthoprothésiste monte une équipe pluridisciplinaire composée de chirurgiens, d’ergothérapeutes et de kinésithérapeutes. L’opération a lieu le 28 novembre 2018 au sein de la clinique Jules Verne, à Nantes (Loire-Atlantique). Les nerfs qui commandaient la main sont reconnectés aux muscles de l’avant-bras, des pectoraux et des dorsaux pour permettre à Priscille Deborah de commander sa prothèse. Cette technique, la TMRTargeted Muscle Reinnervation, est la réinnervation ciblée des muscles.

Assimiler sa nouvelle prothèse

Cela fait plus d’un an que Priscille Deborah apprend à utiliser cette prothèse si particulière. Le défi est surhumain : donner à son bras bionique la fluidité d’un membre ordinaire. Un objectif encore lointain. Elle se rend pour cela au centre de rééducation de la Tourmaline une semaine par mois, et se familiarise avec l’appareil au quotidien chez elle, à Albi (Tarn). “Je répète mes gammes, explique-t-elle, le sourire aux lèvres. Je ressens les doigts dans la main, à l’image d’un membre fantôme. Les premières semaines, j’avais besoin d’effectuer des gestes avec mon bras valide pour que ma prothèse réagisse. Aujourd’hui, il me suffit de penser directement à ce que je veux faire.”

“Je rêve de pouvoir peindre de nouveau avec le bras droit”

Les murs de l’ancienne discothèque, où elle vit avec son mari et ses deux filles, sont ornés des tableaux qu’elle a peints depuis l’accident. L’ancienne Parisienne s’est essayée à l’expressionnisme avant d’embrasser l’art contemporain. Dans son atelier, qui jouxte la demeure, Priscille travaille dans un fauteuil roulant manuel. “Je garde ainsi la gestuelle du corps en bougeant sur le fauteuil. Quand je crée, j’aime bien être relax, mon bras bionique est très contraignant donc je l’intègre petit à petit. Je suis droitière et même si j’ai retrouvé une dextérité et une agilité avec mon bras gauche, je rêve de pouvoir peindre de nouveau avec le droit.” Pour l’heure, elle l’utilise exclusivement pour tenir les pots de peinture. Mais si elle se contracte, la main s’ouvre machinalement et le pot se renverse sur le sol.

image2 Devenue artiste peintre après l’accident, Priscille Deborah participe à de nombreux salons d’art contemporain. Photo Mickaël Duché / Cuej

“Je suis un peu paumée en ce moment. Je me suis surprise à utiliser naturellement mon bras droit pour mettre une veste sur un cintre. Dans ces moments, j’oublie la machine. Mais, la plupart du temps, c’est un simple accessoire.” Loin des fantasmes d’une femme robot aux supers pouvoirs, son quotidien ressemble pour le moment à un parcours du combattant. Sa plus grande victoire : coincer sa fourchette entre les doigts articulés et couper un morceau de viande.

Au-delà des gestes, l’équilibre du corps

L’artiste peintre regrette surtout le manque de fluidité : “On ne s’en rend pas compte quand on est valide, mais moi, chacun de mes mouvements est saccadé.” À ce stade de la rééducation, Priscille Deborah doit penser à ses actes les uns après les autres pour que la prothèse réagisse. “Le vrai kiff sera le jour où j’arriverai à lever le coude et ouvrir puis fermer la main dans un même geste”, s'enthousiasme-t-elle. En attendant, Priscille Deborah se rassure comme elle peut. Elle est notamment en contact avec un Allemand, opéré il y a trois ans, qui parvient à “effectuer trois mouvements en même temps. Il porte sa prothèse huit à dix heures par jour, elle lui est indispensable. Je ne vois pas pourquoi je n’y arriverais pas”.

Avant l’accident, Priscille pratiquait la natation en compétition. Continuer le sport en quasi-autonomie tel que le ski, l’équitation et la plongée, est un moyen pour elle de stimuler son existence. Sa jambe droite étant amputée au-dessus du genou, elle a pris l’habitude de monter à cheval sur sa seule jambe gauche. Son corps penche inexorablement de ce côté, et la selle avec. Les 3 kg du bras bionique compensent un peu ce déséquilibre. “Même si je ne m’en suis pas servi, ça m’a donné un appui et une assurance que je n’avais pas jusqu’à présent. C’est comme si je retrouvais mon corps normal.” En tenant la bride du cheval avec ses deux mains, elle a renoué avec des sensations perdues depuis l’accident. Elle a parfois l’impression d’être valide, comme lors d’une sortie en quad cet été avec son mari. Au fil du temps, sa posture à table et sa façon de marcher redeviennent naturelles.

“Je posais plus en Vénus de Milo qu’en corps mutilé”

Sa féminité a été complètement remise en question après la perte de ses membres. Afin de mieux accepter son corps, elle a servi de modèle dans des calendriers : “Je posais plus en Vénus de Milo qu’en corps mutilé. Je veux être une œuvre d’art que l’on admire. Ma nouvelle féminité sera ma force. Pas le côté glamour.” Désireuse de donner “une image classe du handicap”, elle s’affranchit des codes de beauté imposés par la société pour montrer qu’un “corps différent peut être beau. Le corps parfait n’existe pas, l’uniformité non plus. Ces photos m’aident à me trouver belle et sensuelle”.

Elle qui réfute absolument la couleur chair et l'esthétique réaliste, assume parfaitement l’aspect artificiel et mécanique de la prothèse. Elle se plaît à être perçue comme une Super Jaimie aux pouvoirs surnaturels. “Les personnes handicapées apportent de la gravité. Moi, je suis vue comme au-dessus des autres et j’aime bien l’illusion de la femme bionique”, s’amuse-t-elle. Le 16 janvier 2020, elle se rendra au TEDx d'Alès parée d’une robe argentée et brillante. Et elle espère bientôt avoir une main tout articulée en noir.

Mickaël Duché

le logo du webdoc

Lève-toi et marche !

une decoration

Après l’opération, les personnes amputées ne voient en la prothèse qu’un simple appareil. Un outil capable de les faire tenir debout. Au fil du temps, elle devient le prolongement de leur corps.

image2 À l’Institut universitaire de réadaptation Clemenceau, 70% des patients ont des amputations tibiales. Photo Léo Limon / Cuej

Le 18 décembre 2018, Jean Claude Pfrimmer se rend à l’hôpital de Strasbourg-Hautepierre pour un pontage. Des complications apparaissent. Le 28, il est amputé de la jambe gauche. Alors âgé de 79 ans, il est pris en charge par l'Institut universitaire de réadaptation Clemenceau (IURC), deux semaines plus tard. “J’ai dit au médecin : faites que je marche à nouveau. Comment, je m’en moque, mais je veux marcher.” Jean-Claude Pfrimmer a mis sa première prothèse en juin 2019. “Quand j’ai vu cet engin, je me suis demandé comment j’allais faire pour l’utiliser, se remémore-t-il. Je l’ai accepté immédiatement par nécessité mais j’étais terrifié.”

Selon Stéphane Inquimbert, kinésithérapeute à l’IURC, le regard sur l’appareil dépend en grande partie des circonstances qui précèdent l’amputation : “Ceux qui avaient des douleurs atroces avant l’opération sont soulagés, voire heureux d’avoir une prothèse. Pour les patients traumatiques, c’est très brutal. Ils se réveillent soudainement avec un membre en moins.” Jules Ribstein, amputé de la jambe gauche à 22 ans après un accident de moto, a éprouvé ce choc : “Je la considérais comme un outil, sans plus. Mais un outil indispensable. Sans elle, je n’avais que les béquilles, c’était l’horreur.”

Comme des oiseaux dans le ciel

Autre facteur déterminant : l’aisance avec laquelle la prothèse est utilisée. Les patients sont rassurés dès qu’ils effectuent des gestes fluides et précis. “Les premiers mois, je voyais ceux qui marchaient comme des oiseaux dans le ciel, assure Jean-Claude Pfrimmer. Une fois mes premiers pas réalisés facilement, je l’ai considérée comme ma jambe.” Aujourd’hui, dans sa maison à Schirmeck (Bas-Rhin), le vieil homme ne l’enlève que pour dormir.

Pour parvenir à un tel résultat, il est crucial de procéder par étapes. “Nous partons sur un pied rigide pour assurer la stabilité et la sécurité, détaille Sylvain Regnard, responsable du service d’orthoprothèse. Si un patient tombe, il va perdre confiance et rejeter sa nouvelle jambe. Nous leur proposons un pied articulé s’ils sont suffisamment à l’aise.”

Après l’appareillage, l’objectif est d’instaurer les mêmes automatismes qu’avant l’amputation. “Nous corrigeons seulement les défauts de marche, insiste Stéphane Inquimbert. L’erreur serait de leur montrer ou de leur expliquer, car si on intellectualise la gestuelle, elle ne sera pas fluide.” En cas de difficulté trop importante, les kinésithérapeutes fractionnent le geste grâce à des exercices : si un patient craint de poser le talon en premier, il doit décortiquer le mouvement jusqu’à ce que le geste soit assimilé.

Quand marcher ne suffit plus

Pour Jules Ribstein, marcher ne suffisait pas. Le Strasbourgeois faisait du triathlon avant l’accident, en 2008. Onze ans après, il est champion du monde de la discipline en handisport. Pour autant, l’appareil ne remplacera jamais une jambe. Les limites mécaniques de la prothèse provoquent des sensations totalement différentes : les chocs sont moins amortis et la façon de courir s’en trouve bouleversée. “Il m’est impossible de monter le genou. Le mouvement démarre de la hanche, le genou se lance en avant, et la jambe reste tendue, y compris à la retombée.”

“Ce n’est pas qu’un objet détestable. Il me permet d’être un athlète”

Le sportif n’a eu d’autre choix que de s’adapter en diminuant l’amplitude de la partie valide de son corps. “C’est le seul moment où je mets à profit ma prothèse. Ce n’est pas qu’un objet détestable. Il me permet de réaliser des performances et d’être un athlète.” Sa prochaine échéance : disputer les jeux paralympiques de Tokyo en 2020.

Mickaël Duché