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Les victimes elles-mêmes n’ont pas forcément conscience de leurs droits, et les unions sont rarement des « mariages forcés » au sens strict, contrairement aux années 1990. Ce sont parfois les jeunes eux-mêmes qui en prennent l’initiative, comme l’ont fait Ketevan et son mari. Une façon d’échapper au contrôle de leur sexualité dans une société très patriarcale. « Une grande valeur est accordée à la virginité des filles, donc les parents les découragent de flirter pour préserver leur réputation », détaille Tamar Dekanosidze d’Equality Now.
Au-delà de la criminalisation, Mariam Bandzeladze insiste sur l’importance de susciter une prise de conscience des populations sur le mariage des mineures, pour « s’assurer que cette pratique ne soit plus acceptable socialement ». Le chantier commence à peine, et prendra des générations.
Clémence Blanche
Joffray Vasseur
Juliette Vienot
Avec Tamta Dzvelaia et Annamaria Shekiladze
Peu de condamnation pour ces crimes
« Personne ne sait vraiment ce qu’il se passe », signale Neli Kareli, juriste de l’ONG Sapari. Les écoles, médecins ou hôpitaux ont bien l’obligation de communiquer sur ces crimes, mais une enquête n’est ouverte que si l’adolescente enceinte a moins de 16 ans, l’âge de la majorité sexuelle en Géorgie. « Et dans beaucoup de cas, les filles refusent de parler quand la police les interroge », regrette Neli Kareli.
La transformation de Batoumi comme plusieurs autres villes visait aussi à relancer l’économie et l’emploi en berne depuis la chute de l’Union soviétique. Dans cette optique, le gouvernement a adopté une politique ultra-libérale et mis en place un programme de privatisation des services de l’État générant 1,2 milliard d’euros. « De 2009 à 2012, le gouvernement central envoyait autour de 100 millions de laris [36 millions d’euros, ndlr] chaque année pour améliorer les infrastructures », relate Malkhaz Chkadua. Profitant de ce contexte, les investisseurs affluent vers l’Adjarie, qui enregistre en moyenne 109 millions d’euros d’investissements étrangers par an depuis 2009. L’activité induite par l’injection de ces capitaux a eu plusieurs effets positifs pour l’économie et pour les habitants de Batoumi. « Le gouvernement était pressé, il voulait obtenir un imaginaire et une dynamique de développement, que les gens allument la télé et voient sur les cinq chaînes nationales que Saakachvili ouvre des usines, de nouveaux hôtels, ou des écoles à Batoumi, comme à Anaklia ou à Telavi [deux autres villes géorgiennes visées par cette politique de modernisation, ndlr] », commente Malkhaz Chkadua.
Le pari du tourisme
Les secteurs du bâtiment et du tourisme étaient vus par l’État comme les moyens principaux pour assurer la croissance du pays. L’emplacement de Batoumi sur la mer Noire permettait d’y implanter une station balnéaire. Les efforts en ce sens ont payé, et se reflètent dans l’augmentation du nombre d’hôtels et de touristes. Une dizaine de casinos se sont aussi installés. Ils attirent un large public venu de Turquie, où les jeux d’argent sont illégaux. En mai, la ville n’a toutefois pas le panache flamboyant que lui prêtent prospectus et cartes postales. Sur la plage grise, les rares promeneurs doivent cohabiter avec un tractopelle à la manœuvre pour lisser le sol. Les manèges de foire grinçants alignés sur le boulevard de Batoumi donnent l’impression d’un parc d’attraction désaffecté. Le silence pesant est brisé çà et là par des rabatteurs qui tentent de convaincre quelques passants de s’essayer au parapente de mer. Summum de ce panorama glauque : les bars de plage sont délabrés, faute d’entretien hors de la période estivale. Difficile d’imaginer les soirées chaudes qui ont animé le Beach Club. Il n’abrite plus que des piles de transats en plastique sale baignant dans l’odeur d’urine, et une piscine à l’eau noire et vaseuse.
Vu de Tbilissi, le mariage de mineures apparaît comme une pratique archaïque propre aux minorités ethniques. Mais si les Azéries sont plus touchées, avec 37,8 % des jeunes femmes mariées avant leur majorité, 12,4 % des Géorgiennes sont aussi concernées, selon l’ONU.
Le préjugé ethnique fait oublier les autres facteurs alimentant les unions précoces : un tiers des filles les plus pauvres sont mariées avant leurs 18 ans, et un quart de celles qui habitent en zone rurale. Des données à prendre en compte pour combattre les mariages de mineures, d’après Kamran Mammadli. L’expert au Social Justice Center défend ainsi un accès gratuit à l’éducation pour toutes et tous, même dans les zones les plus reculées.
163 km - À la frontière, enfin !
À force de tunnels non éclairés et de gros nids-de-poule, la route atteint le poste-frontière de Lars, dernière étape avant l’entrée en territoire russe. À droite, une forteresse surplombe la passe de Darial, où sinue la route militaire. Des centaines de camions patientent de nouveau sur un parking. Au compte-goutte, un policier autorise leur passage.
Tous ceux venus d’Erevan sont sur la route depuis près d’une semaine. Un Arménien au camion chargé de blé constate que la douane géorgienne lui demande de régler 380 laris (140 euros) de droits d'accises pour sa cargaison. Une bonne affaire pour l'État géorgien quand on considère les centaines de camions qui attendent. L’un après l’autre, les poids-lourds passent la barrière et disparaissent du champ de vision, continuant leur voyage vers le nord. Jusqu’à Moscou, il reste encore 1 800 kilomètres.
Lucia Bramert
Charlotte Thïede
avec Saba Samushia
*le prénom a été modifié
La loi géorgienne s’est depuis alignée sur les normes internationales. Le mariage de mineures est totalement interdit depuis 2016. Une manière de s’assurer que les deux époux sont suffisamment matures pour donner « leur consentement libre et plein », une condition fixée par la Déclaration universelle des droits humains.
Cette interdiction permet surtout de protéger les filles, beaucoup plus touchées que les garçons, des conséquences néfastes des unions précoces : les grossesses difficiles, une plus grande vulnérabilité aux violences conjugales, et un moindre accès à l’éducation. Près de la moitié des femmes mariées avant 18 ans en Géorgie ont arrêté l’école en primaire, et seulement 3 % ont atteint l’enseignement supérieur, selon une étude de l’UNICEF effectuée en 2018. C’est ce qu’il s’est passé pour Ketevan. Zanda regrette que sa mère ait renoncé à devenir avocate pour se marier, même si « sans ça, je ne serais pas née », s’amuse-t-elle.
Une pratique qui persiste
Mariam Bandzeladze, du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), se félicite que la Géorgie soit dotée « d’une des meilleures législations sur le mariage des mineures, avec une formulation qui suit les standards européens, tant au civil qu’au pénal ». Mais la responsable de programme souligne que de nombreux ados continuent d’être mariés, et que leurs unions ne sont pas enregistrées officiellement.
152 km - Stepantsminda, dernier village avant la frontière
Cette bourgade est la patrie d’Elisso Guelashwili. Les cheveux gris tirés vers l’arrière, le sourire de la septuagénaire emplit sa salle à manger. À 72 ans, cette grand-mère aux huit petits-enfants prépare chaque jour des plats géorgiens dans son restaurant, le Beba Bar.
« Ne vous fiez pas à la porte, derrière se cache une pépite », s’enthousiasme l’un des cinq cent avis positifs postés sur Google. Car malgré l’isolement de son restaurant, Elisso a su se faire une réputation parmi les voyageurs. Éclairée par une grande baie vitrée faisant face aux montagnes, la salle à manger compte sept tables.
Son petit-fils, Irakli, ne lâche pas sa grand-mère lorsqu’elle porte les victuailles du jour dans sa cuisine : aubergines, tomates, concombres, ainsi que quelques kilos de viande. « Je suis contente que le village ait évolué et qu’il soit devenu plus animé », avoue Elisso, bien que l’augmentation du trafic soit liée à la guerre. « Autrefois, la vie était dure », se souvient la cuisinière en s’asseyant sur l’une des chaises en bois. Après des décennies de pauvreté commune, son ancienne maison a brûlé en 1998 et son mari est décédé peu après. « Mais même quand on était cinq dans une chambre pendant des mois, je n'ai jamais pensé à quitter mon pays », insiste cette Géorgienne « d’âme et de cœur ».
Stepantsminda étant devenue une destination prisée des randonneurs, des clients affamés affluent aujourd’hui de Pologne, de France et même de Corée. Elle ne se réjouit pas de voir les touristes russes arriver, mais souligne qu’elle sert quand même « ceux qui sont polis ». Assis sur les genoux de sa grand-mère, Irakli, âgé d’un an, mâchonne un bout de pain. Le regard bienveillant, Elisso garde espoir pour l’avenir de sa famille, « pas à l’étranger, pas en Europe, insiste-t-elle, mais ici en Géorgie ».
Des mariages désormais prohibés
Quand Ketevan s’est mariée, à la fin des années 1990, les unions précoces étaient monnaie courante, et « des filles se faisaient kidnapper sur le chemin l’école ». C’est ce qui est arrivé à ses sœurs, mariées avec les auteurs des faits, avant de divorcer. Ces « mariages par enlèvement » ont atteint des sommets après la chute de l’URSS. « Les structures gouvernementales étaient dysfonctionnelles et les coupables savaient qu’ils n’allaient pas être tenus responsables », décrit Tamar Dekanosidze, représentante de l’association féministe Equality Now dans la région.
En 2003, News d’Ill tirait le portrait de cette femme de 27 ans qui voulait voir son pays évoluer après 12 ans d’indépendance chaotique. Désabusée, elle n’envisage plus d’y retourner depuis qu’elle s’est installée aux États-Unis.
Dans ce pays du Caucase, la riposte s’organise contre une Russie qui déploie librement ses relais médiatiques pour discréditer l’Occident.