Poussés par l’appât du gain, quelques citoyens se risquent à contourner une législation tatillonne et les taxes qui encadrent les jeux d’argent. Des simples tickets à gratter détournés de leur fonction initiale jusqu’à des parties organisées en cachette, pléthore d’affaires occupent police des jeux et juridictions.
Par Lola Breton et Lucie Caillieret
© David Darloy
Tapis dans l'ombre, les organisateurs de parties clandestines jouent avec la loi.
“Partie demain soir. Bonne ambiance, à manger et boissons.” Le SMS invite à jouer. Un poker clandestin se prépare. Quelques centaines d’euros misés dans l'arrière-salle d’un snack-bar de Neudorf à Strasbourg pour espérer repartir plus riche qu’on est arrivé. Le texto est envoyé à un homme surveillé par la police dans une affaire de règlement de compte. “C’est souvent comme cela que ça arrive, explique un policier du groupe Courses et jeux de la Direction interrégionale de la police judiciaire (DIPJ) de Strasbourg. On suit quelqu’un pour X raisons et on s’aperçoit que cette personne joue aux cartes.” Problème : en France, les jeux d’argent et de hasard ne sont autorisés que dans les casinos agréés et cercles de jeux organisés en association loi de 1901. L’expéditeur du message – “un monsieur, visiblement doté d’une certaine dextérité pour faire le croupier” – se retrouve dans le viseur de la police. Son téléphone est mis sur écoute.
© Lucie Caillieret
Dans l’Est, le siège de la Direction interrégionale de la police judiciaire siège à Strasbourg.
Dans ce dossier, les faits datent de 2017. Mais les fonctionnaires de la DIPJ traitent de cas similaires deux ou trois fois par an. Dans des débits de boissons excentrés, dans les caves de locaux enregistrés comme associations culturelles, dans des commerces éphémères, les cartes se mélangent et l’argent circule. “Ces tripots regroupent des profils particuliers. Monsieur Tout-le-monde ne va pas aux jeux clandestins. Les voyous y vont”, appuie un enquêteur.
Pour avoir participé à ces cercles de jeux illégaux, les croupiers clandestins encourent trois ans d’emprisonnement. Dans les faits, ils écopent le plus souvent de quelques mois de prison avec sursis et d’une amende. “Le trouble à l’ordre public n’est pas énorme dans ce type d’affaire”, concède la police.
“La problématique de fond, c’est que tout ça est exempté de taxes, estime Me Francis Metzger. Dans notre pays, ce sont les casinos qui ont le monopole du jeu et ils paient des redevances. Les cercles de jeux clandestins échappent à toute fiscalisation et ça, l’État ne le tolère pas.” En plus de 40 ans, l’avocat strasbourgeois a plaidé ce type de dossier trois fois. Le dernier remonte à juillet 2020.
Machines à sous
Intercepter des machines à sous circulant en dehors des casinos fait partie des missions du service Courses et jeux de la DIPJ. “Ces machines peuvent rapporter pas mal, plusieurs milliers d’euros par mois, estime un policier strasbourgeois. En général, elles sont placées dans des établissements un peu tangents, hors du centre-ville.”
Pour les traquer, les enquêteurs peuvent compter sur différentes sortes d’indic : des joueurs qui s’agacent parce que les machines tombent trop souvent en panne ou de mauvais complices. À l’instar de ce Strasbourgeois, sollicité pour héberger chez lui deux ou trois machines à sous en 2014 et 2015, qui donne l’information aux policiers. En 2016, un juge d’instruction s’en saisit. Trois snacks et débits de boissons sont dans le collimateur. Selon les dires de l’avocat de la défense, “le dossier ronronne” avant d’être jugé en juillet 2020, au tribunal correctionnel de Strasbourg.
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Francis Metzger a ouvert son cabinet d’avocats en 1976, à Strasbourg. Depuis, il dit n’avoir plaidé que trois fois dans des affaires liées aux jeux d’argent.
À l’origine de cette affaire se trouve un quadragénaire dont la profession, légale en Allemagne, est interdite en France : le placement de machines à sous, dits Automaten, dans des établissements non agréés. Pour Me Francis Metzger, son avocat, il faut harmoniser la législation entre les deux États : “L’Allemagne est un pays qui ne voit aucun inconvénient à placer des jeux de hasard. On traverse le Rhin et arrivé à Strasbourg, on subit les foudres de l’enquête judiciaire.”
“À l’heure de l’Union européenne, c’est une situation incompréhensible au commun des mortels” – Me Francis Metzger
Un argument qui n’aura pas évité à son client d’être condamné à un an de prison ferme pour importation et exploitation d’appareils de jeux de hasard dans des lieux privés.
D’autres affaires sont bien moins orchestrées. Les policiers de la DIPJ de Strasbourg se souviennent d’un particulier qui vendait, sur Facebook, cinq ou six machines à sous. Inconscient, l’homme avait laissé son nom et son adresse bien en évidence sur l’annonce. Suite à de courtes investigations, les enquêteurs avaient découvert une trentaine d’automates chez ce Haut-Rhinois. Une saisie qui lui avait valu une convocation en justice.
Le droit français est implacable. Même pour décorer son salon d’un beau bandit manchot d’époque, un agrément est obligatoire. Et les fonctionnaires de la PJ l’assurent, “ça finit toujours pas nous revenir aux oreilles”.
“Un paquet de cigarettes, le journal et un Astro, s’il vous plaît.” Chaque jour, les buralistes ont sous le nez des tickets à gratter susceptibles de rapporter gros. De l'autre côté du présentoir, le client est lui aussi intéressé. La tentation de l’argent facile mène parfois les deux parties au tribunal.
“Il devra rembourser 48 000 euros de tickets à gratter”, titre le quotidien régional La Nouvelle République, en septembre 2018. Le salarié d’un bar-tabac de Niort (Deux-Sèvres) a volé, du 1er janvier au 17 octobre 2017, un millier de tickets à gratter d’une valeur commerciale de près de 50 000 euros. Le tout, pour n’empocher que 8 000 euros.
© Killian Moreau
Pour mettre la main sur ces petits bouts de papiers imprimés par la FDJ, les escrocs sont inventifs.
“Il l’a fait sur un ticket, il a eu peur, il a attendu quelques jours et il a vu qu’il ne se passait rien. Puis, il l’a fait sur 40 tickets et toujours rien. Ça a été progressif”, détaille Me Yohann Scattolin, son conseil. Un acte que l’avocat justifie par “l’état de nécessité”, plutôt que par l’addiction aux jeux. Au fil des vols, l’employé du bar-tabac empoche toujours ses gains chez un autre buraliste de l’agglomération niortaise. Jusqu’à éveiller les soupçons. Alerté, son employeur, qui ne comprenait jusqu’alors pas pourquoi sa trésorerie diminuait, l’identifie formellement sur les images de vidéosurveillance de son confrère. Jugé pour abus de confiance par le tribunal correctionnel de Niort, le salarié a écopé de quatre mois de prison avec sursis et doit rembourser l’intégralité des jeux volés.
Quand arnaques et jeux font la paire
L’affaire n’est pas singulière. Nombreux sont les buralistes, aux quatre coins de la France, à avoir déjà subi la cupidité de leurs salariés. Des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros envolés, qui obligent parfois à baisser le rideau. Les employés malhonnêtes redoublent de subterfuges pour dérober ces quelques centimètres de papier à gratter qui peuvent rapporter gros. À Longwy (Meurthe-et-Moselle), une vendeuse a été condamnée en septembre 2020 pour avoir fait semblant d’encaisser les tickets, comme le rapporte Le Républicain Lorrain. Préjudice : 23 000 euros.
Les patrons, eux-mêmes, ne sont pas irréprochables. La tentation est grande de détourner le ticket gagnant, d’empocher une partie du gain, de flouer l’heureux joueur venu récupérer son dû. En 2016, un buraliste de Seine-Saint-Denis a arnaqué le gagnant d’un gros lot Quinté+ de 4,4 millions d’euros. Au comptoir, il lui a fait croire que le jackpot était de 16 000 euros et lui a tendu cette somme en espèces. Intraçable, l’escroc a encaissé le ticket gagnant à son nom et touché le pactole. Avant d’écoper de trois ans de prison, en novembre 2019, suite à sa dénonciation par son ex-compagne.
© Killian Moreau
Un détaillant FDJ touche entre 5,8 et 6,4 % des jeux à gratter qu’il vend.
Morpion, Goal, Astro, Numéro fétiche, mais aussi grilles de Loto et d’Euromillions. Les vendeurs touchent seulement entre 5,8 et 6,4 % du prix de ces jeux estampillés FDJ. Une commission insuffisante pour certains détaillants, au point de céder à la tentation de l’escroquerie.
Riche divorce
D’autres tentent des combines plus alambiquées. À l’été 2020, un homme s’est fait volontairement enfermer dans huit bureaux de presse de la région parisienne. Muni des codes permettant de débloquer les bornes de jeux à gratter qu'il avait obtenus en sympathisant avec les patrons, il pouvait récupérer des liasses entières et les gratter à sa guise pour encaisser les gains plus tard.
“On retombe sur la difficulté que c’est un ticket au porteur. Le problème, c’est la volatilité de l’objet. Si on ne pouvait l’acheter qu’avec un paiement traçable, ce serait moins simple de voler”, indique Me Frédéric Baby. Mais la justice traite moins d’escroqueries professionnelles de ce type que d’affaires familiales. Au tribunal, ce sont plus souvent des couples qui se déchirent face aux montants gagnés juste avant une séparation opportune. “Le mari a gagné, il le cache et on essaie de démontrer que, comme il a joué avec l’argent du couple, forcément le gain doit être partagé entre les deux époux”, explique l’avocat ariégeois.