Face aux joueurs remportant de grosses sommes aux paris sportifs, les plateformes se sont adaptées. Elles limitent les mises et paris de certains pour les décourager, et flirtent avec l’illégalité.
Par Julien Lecot
“On parie que vous allez gagner”, “Pariez sur le meilleur”, “100 % des gagnants ont tenté leur chance” : l’appât du gain est au cœur des slogans publicitaires des sociétés de jeu d’argent. Les gagnants à répétition, les sites de paris sportifs – appelés bookmakers dans le milieu – ne semblent pourtant pas en vouloir. “Quand vous commencez à remporter de nombreux paris, les sites vous blacklistent, s’indigne Joris, un parieur de longue date. Je vois des mecs qui peuvent parier d'énormes sommes, et moi dès que je mets 50 euros, on me dit que mon pari est refusé.”
© Killian Moreau
Bridés par les bookmakers, certains joueurs sont obligés d’utiliser l’identité d’un tiers pour continuer à parier.
Annulation de paris à répétition, mises plafonnées, exclusions temporaires : ils sont nombreux à se plaindre des pratiques abusives des plateformes de paris en ligne. “Pour les sites, le problème ce n’est pas celui qui va gagner une fois beaucoup d’argent, sur un coup de chance, explique David*, mais ceux qui jouent intelligemment et qui vont gagner de l’argent sur le long terme.”
Des perdants “VIP”
“Chez Winamax**, on me disait toujours : ‘les gagnants, on n’en veut pas. Qu’ils aillent jouer ailleurs, mais pas chez nous’, se souvient Paul*, un ancien trader de l’entreprise, chargé de fixer les cotes et de valider les paris. Les joueurs étaient classés de A à E. A c’est les pigeons, ceux qui jouent mal, et qu’on laisse jouer autant qu’ils veulent, et E c’est les requins, les mecs qui s’y connaissent. Dès qu’un joueur de la catégorie E jouait quelque chose, on devait valider ou non son pari. Le plus souvent, on refusait.”
Si toutes les plateformes de paris en ligne n’utilisent pas un système aussi pointu que Winamax, il semblerait que chacune ait sa politique de discrimination contre les gagnants récurrents. Un ancien trader de la Française des jeux** (FDJ) décrit un fonctionnement similaire, avec de fortes restrictions pour les joueurs gagnants. “En revanche, les perdants, on les appelait les ‘VIP’ et on les traitait plutôt très bien”, précise-t-il.
Ces restrictions et distinctions entre les joueurs, l’Autorité nationale des jeux (ANJ, anciennement Arjel), organisme qui contrôle les opérateurs, s’en était déjà indignée à plusieurs reprises. Charles Coppolani, l’ancien président de l’Arjel, concédait en 2017 que les opérateurs pouvaient éventuellement plafonner les montants de certaines mises à condition que cela concerne “tous les parieurs”. Impensable donc d’opérer des ajustements à la tête du client. On découvre pourtant encore aujourd’hui, dans les conditions générales d’utilisation de Winamax, que l’entreprise “se réserve le droit de fixer des limites de mises différentes en fonction du type de match ou de pari, du profil du joueur et de ses comportements de jeu”.
Deux poids, deux mesures
“Ces conditions sont bidons”, s’alarme Matthieu Escande, avocat spécialisé dans le contentieux des jeux d’argent. “S’il y a une distinction, ce n’est pas justifié car ça ouvre à de la discrimination. J’ai plusieurs litiges en cours à ce sujet, ça peut être assimilé à du refus de vente. C’est comme si vous alliez chez Leclerc, qu’une personne qui fait 150 kilos venait à la caisse avec dix paquets de bonbons, et que la caissière lui disait qu’elle avait déjà trop mangé et qu’elle ne pouvait prendre qu’un seul paquet.” Pour justifier ces limitations, les bookmakers invoquent parfois un “comportement anormal du joueur”, ou martèlent qu’elles visent à protéger le risque d’addiction. Pourtant, les opérateurs savent aussi couvrir d’offres promotionnelles et de récompenses les bons clients, bien loin de toute protection du risque d’addiction.
Parmi le millier de dossiers que Matthieu Escande affirme avoir traités, nombreux concernent des paris annulés suite à des erreurs de cote. “La majorité des cotes sont achetées par les bookmakers à des prestataires, explique Paul, l’ancien trader de Winamax. Mais pour être plus attractifs et originaux, les traders sont chargés d’en créer manuellement. Et là, il peut y avoir des erreurs.” Une virgule mal placée, multipliant par 10 ou par 100 les gains potentiels, ou encore une inversion entre le favori et l’outsider : autant de petites erreurs qui peuvent rapporter très gros, et que certains parieurs se sont fait une spécialité de traquer.
Annulations en série
Léo fait partie de ces chasseurs de cotes. Il confie avoir gagné plusieurs milliers d’euros grâce aux inattentions des traders. “Au début, les bookmakers payaient sans broncher. Mais ces dernières années, ils ont commencé à annuler les paris quand il y avait une erreur, et à bloquer ou restreindre ceux qui les utilisaient.” Les différents sites ne s’en cachent pas, indiquant dans leurs conditions d’utilisation qu’ils se réservent encore le droit d’annuler un pari en cas d’erreur d’affichage, d’intitulé ou de cote. Pourtant, toujours selon Matthieu Escande, ces annulations n’ont aucun fondement juridique : “Sur les erreurs de cote, j’ai toujours gagné mes procès. C’est considéré comme une erreur inexcusable de l’opérateur.”
L’Arjel avait elle aussi dénoncé ces abus dans un courrier adressé aux plateformes en 2013, puis dans une circulaire en 2016. Elle les sommait de retirer ces clauses créant “un déséquilibre significatif” entre les différentes parties du contrat : les opérateurs peuvent ainsi annuler des paris en affirmant avoir fait une erreur, au contraire du joueur qui, une fois sa mise validée, ne peut revenir en arrière.
Les recours sont cependant peu nombreux, les parieurs n’ayant pas envie de s’engager dans un long processus judiciaire, ou n’étant tout simplement pas au courant de l'illégalité de ces pratiques. Alors pour continuer à parier, chacun s’adapte. Nombre de joueurs utilisent l’identité d’un proche pour contourner ces limitations. “On est obligés de prendre en compte les restrictions dans notre manière de jouer”, dénonce Rémy, parieur passionné de cyclisme qui n’a jamais osé s’attaquer aux bookmakers.
Médiation peu contraignante
Pour rééquilibrer le rapport de force entre plateformes et joueurs, l’ANJ a créé en 2019 un médiateur. “L’ANJ me fournit les moyens, mais je suis indépendant. Je suis saisi en cas de litige entre joueurs et prestataires, et mon rôle est de trouver une solution acceptable entre les parties, qui soit fondée sur l’équité et le droit”, explique Denys Millet, un magistrat retraité qui occupe ce poste depuis 2019. Au courant du problème – 15 % des saisines concernent des annulations de paris, 10 % des limitations de mise –, il concède que ces pratiques peuvent être contestables d’un point de vue juridique. Cependant, le médiateur n’a aucun pouvoir de sanction : “Chacune des deux parties peut quitter la médiation à tout moment, et personne n’est contraint de suivre mes conclusions.”
Dénonçant les faibles moyens du médiateur, et le manque de volontarisme de l’ANJ face aux pratiques illégales des opérateurs, certains parieurs comme David se sentent esseulés : “C’est un peu le Far West. On a l’impression d’être contre une mafia, où tout se fait sans règles.”
*Les prénoms ont été modifiés
**Aucune des plateformes concernées n’a donné suite à nos demandes d’interview