Le casse de Ribo

Le soleil chauffe déjà les terres agricoles de Ribeauvillé, le dimanche 15 mai 2011 au petit matin. De l’autre côté de l’Atlantique, Dominique Strauss-Kahn s’est fait arrêter par la police new-yorkaise dans la nuit. Mais au réveil, une autre nouvelle fera la une dans le Haut-Rhin. À l’extérieur de la ville, sur le bord de la départementale 106, le casino est sur le point de se faire braquer.

Par Lola Breton et Lucie Caillieret

L’horloge du fourgon indique 6 h 15. Deux hommes en descendent sous l'œil des caméras du centre équestre, à deux pas du casino Barrière de Ribeauvillé. Casqués et gantés, ils attendent, cachés, et scrutent la porte d’entrée du personnel. Les minutes s’égrènent. Ils savent que la caissière chargée de compter les recettes de la nuit ne tardera pas à arriver au volant de sa Peugeot 206 rouge.

© Images de vidéosurveillance

Homme ? Femme ? Sur les caméras de surveillance, les gendarmes peinent à distinguer les visages des braqueurs.

6 h 22. Ils menacent l’employée avec un pistolet et une hache pour qu'elle ouvre la porte et les conduise dans la salle de comptée. La recette des machines à sous vient d'y être déposée.

6 h 29. En l’espace de quelques instants, les cinq salariés présents dans l’établissement sont bâillonnés avec du scotch, leurs mains attachées avec des serflex. À genoux, ils sont enfermés dans une même pièce. Les voleurs peuvent commencer le pillage méthodique du coffre. Quelques minutes après leur arrivée, ils aspergent de peinture les caméras de surveillance.

Une sonnerie interrompt subitement l’opération. Une femme de ménage veut entrer. Elle n’a pas de badge. L’un des hommes lui ouvre et l’emmène de force rejoindre les autres employés. Sixième menottage.

6 h 48. Les malfaiteurs déversent des litres de détergent dans la salle du coffre pour effacer leurs traces. Ils veulent y enfermer les otages. Pas de ventilation, du produit toxique, le cadre du casino suggère plutôt un bureau, où trône un téléphone. Accordé. On leur propose de l’eau – étrange attention.

© Images de vidéosurveillance

C’est grâce aux caméras du centre équestre de Ribeauvillé, installées deux jours avant le braquage, que les enquêteurs ont retrouvé les traces des malfaiteurs.

7 h 02. Les voleurs quittent le bâtiment, 196 814 euros en poche. “Un braquage propre et l’un des plus gros du début des années 2010”, selon Nicolas Faltot, le juge d’instruction saisi de l’affaire.

Intervention de sauvetage

“Je me préparais pour aller aux courses de Strasbourg. On m’a appelé, c’était le cadre de permanence qui était dans le casino. Il m’a seulement dit : ‘On a été braqué’.” Jacques Lévêque, directeur du casino depuis 2004, se souvient du moindre détail. Il oublie l’hippodrome, saute dans sa voiture, arrive “comme un cinglé”. Tout est déjà bouclé. Un périmètre de sécurité de 2 kilomètres est déployé, un hélicoptère vole en stationnaire, des journalistes se pressent par dizaines. Dans le bureau, les six employés sont toujours enfermés.

Sur place, le casinotier renseigne les forces d’intervention : “J'ai fait un plan pour qu'ils comprennent où il fallait aller pour les sortir.”

8 h 15. Jacques Lévêque retrouve ses employés sur la départementale qui borde le casino. Alors que ceux-ci sont conduits à l’hôpital de Colmar pour des examens, le directeur se retrouve équipé d’un gilet pare-balle et d’un casque : “J’ai fait le tour du bâtiment avec les gendarmes pour vérifier qu'il n’y avait personne caché. On a fait tous les recoins, les placards, les dessous de tables, partout.” Les recherches ne donnent rien. Les techniciens en identification criminelle s’emparent à leur tour des lieux. Les employés sont interrogés l’après-midi même.

L'enquête

Ucar. Il aura suffi d’un logo pour mettre les enquêteurs sur la bonne piste. Grâce aux images de vidéosurveillance, ils comprennent que la fourgonnette blanche utilisée par les braqueurs a été louée. Autre particularité : il manque des enjoliveurs. “Les gendarmes vont partir de là. Ils contactent toutes les agences Ucar de la région”, détaille Bernard Lebeau, procureur de la République de Colmar. Un homme a loué le fourgon à la place des voleurs. Il livre un nom : Adel Meddeb. Cinq jours après les faits, le 19 mai – et alors que les enquêteurs ne le suspectent pas encore – les douanes arrêtent Adel Meddeb à l’aéroport de Francfort. Le trentenaire part pour l’Algérie. Les douaniers le fouillent, tombent sur plus de 13 000 euros scotchés à ses chevilles. Adel Meddeb assure que ces 274 billets de 50 euros serviront à retaper une maison. Les transferts de fonds en liquide supérieurs à 10 000 euros doivent être déclarés, mais Adel Meddeb s’en sort avec une simple amende et s’envole. On n'a jamais retrouvé sa trace.

© Lucie Caillieret

Entre le 16 mai 2011 et le 9 octobre 2014, les Dernières Nouvelles d’Alsace suivent l’enquête assidûment.

Les gendarmes se lancent dans l’analyse des conversations téléphoniques du fugitif. Ils entrent dans la phase la plus intense de l’enquête. “Nous avions un gros doute sur l’identité de l’un des braqueurs, confie le juge d’instruction. Jusqu’au bout on s’est demandé si on avait tapé juste.” Les militaires finissent par identifier un second suspect : Yaunesse Ragragui. Ses deux sœurs, Hassna et Fatiha, sont employées au casino de Ribeauvillé. La piste d’une complicité interne se précise. “Les deux femmes ont travaillé ici jusqu’à la veille de leur arrestation, raconte le directeur Jacques Lévêque. On ne savait pas que les sœurs étaient impliquées. Ça n’a toujours été que des doutes.” Il en aura la certitude le 20 mars 2012. Ce jour-là, les deux frangines manquent à l’appel. Dix mois plus tard, elles font partie des huit personnes interpellées à Mulhouse, Colmar et Strasbourg.

Implications multiples

Yaunesse Ragragui passe rapidement aux aveux pendant sa garde à vue. “On n’avait pas affaire à une délinquance habituelle. Il n’a pas essayé de nier des évidences”, se remémore son avocat Me Dominique Bergmann. Les sœurs, elles, démentent toute implication. Hassna, la plus jeune, reconnaît avoir naïvement fourni des renseignements sur le casino à son frère et au second voleur. “Ils lui avaient posé des questions sur la présence des caméras, les horaires du personnel, la disposition des lieux, l’emplacement du coffre... Ça fait quand même énormément de renseignements pour quelqu’un qui ne savait pas à quoi ça servait”, relève Bernard Lebeau, désormais à la retraite.

Fatiha, quant à elle, maintient n’avoir appris l’implication de son frère que cinq mois après le hold-up. Elle se présente spontanément chez le juge d'instruction pour remettre 10 000 euros. Ce souvenir cocasse revient à Nicolas Faltot : “C’est vrai qu’elle avait plus de remords que sa sœur. En déposant l’argent au greffe, elle a essayé de se racheter.”

Les enquêteurs comprennent que les deux hommes ont partagé le butin avec leurs proches. Bernard Lebeau fait les comptes : “On identifie à peu près 10 % des 200 000 euros. On n’a jamais su ce qu’était devenu le reste.”

Le procès

Octobre 2014. Devant la cour d’assises du Haut-Rhin, les six victimes défilent. Me Hervé Bertrand représente les parties civiles. De cette valse des témoignages, il garde un souvenir profond : “L’une des parties civiles est venue à la barre expliquer comment les faits s’étaient déroulés. Elle s’est écroulée.” Par-dessus tout, les victimes n’ont pas digéré la trahison de Hassna Ragragui. “Elles n’ont pas supporté qu’une collègue avec qui elles buvaient des verres de temps en temps les ait trahies”, confirme Jacques Lévêque.

Yaunesse Ragragui comparaît détenu. Dans le box, la place censée être occupée par Adeb Meddeb est vide. “Ce qui m’a marqué, se souvient l’avocat général Bernard Lebeau, c’est que manifestement on avait affaire à deux clans, deux familles. Chacune se renvoyant la culpabilité. Faute d’avoir Meddeb sous la main, on est obligé de se fier un peu, voire beaucoup, à ce que dit l’autre.”

Les jurés entendent la trahison, la séquestration, le butin divisé puis envolé dans la nature. Et vient le temps des plaidoiries.

“On écrit rarement les plaidoiries. Celle-là je me souviens que je l’ai quasiment écrite en entier. Je l’avais répétée à haute voix dans ma voiture en allant à la cour de Colmar.” – Me Hervé Bertrand

Au cinquième jour d’audience, le dénouement est proche : les jurés délibèrent. Me Bertrand patiente, avec les victimes, dans le café en face du palais. Me Bergmann, lui, rentre à son bureau. Il “tourne comme un lion dans une cage” en attendant le verdict. Quinze ans de réclusion pour le grand absent. Dix ans pour Yaunesse Ragragui. Cinq et deux ans d’emprisonnement pour les sœurs.

“Les Ragragui avaient décidé, un peu en famille, de ne pas faire appel parce que Hassna s’en était relativement bien tirée. Mon client était le premier à en être d’accord. Il l’a regretté.” – Me Dominique Bergmann

Les parties civiles trouvent le verdict juste. Mais “même après le procès, passer à autre chose, c’est encore dur, c’est encore long”, confie Jacques Lévêque, directeur de l’établissement. Près de dix ans après l’attaque, trois des quatre victimes restent employées du casino. "Ça les a soudées", confie l’employeur.

© Lola Breton et Lucie Caillieret