La pub joue avec le feu

L’ouverture du marché des jeux d’argent en 2010 a bouleversé le marketing du secteur. Nouveaux acteurs, nouvelles stratégies et donc nouvelles préconisations. Les professionnels ont adapté leurs campagnes publicitaires, flirtant parfois avec la légalité.

Par Julien Lecot, Juliette Mylle et Amélie Rigo

Musique entraînante, motos, quads, breakdance, joggings et baskets. Pour sa campagne publicitaire télévisée de 2018, le site de paris sportifs Unibet a choisi l’icône Kylian Mbappé. L’opérateur n’est pas le seul à miser sur des stratégies innovantes pour attirer bien sûr les fans de sport, mais surtout une autre génération de parieurs. Depuis l’ouverture du marché à la concurrence en 2010, ces plateformes de jeu en ligne sont autorisées à communiquer via la publicité. Elles sont venues bouleverser les codes traditionnels de la promotion des jeux d'argent qui se limitait principalement aux campagnes de la Française des jeux (FDJ) et du PMU.

Viser une jeune génération

“Le pari sportif n’a rien à voir avec le jeu de hasard. Ce sont des univers très différents et ce n’est pas la même cible, pas les mêmes attentes”, explique Jonathan Serog, directeur général adjoint de l’agence de publicité TBWA Paris. L’une des stratégies marketing de ces opérateurs est, comme pour Unibet, le recours à des personnalités. “Ils veulent augmenter ce qu’on appelle l’acceptabilité sociale”, décrypte Pascal Minotte, psychothérapeute et chercheur au CRéSaM (Centre de référence en santé mentale) en Belgique. En clair, il s’agit de rendre le jeu d’argent, et plus particulièrement le pari, banal et quotidien.

Ces sites de paris sportifs utilisent également des codes qui rappellent les jeux vidéo, ou l’univers associé au “quartier”. La campagne “Le Nouveau roi” de Winamax illustre bien cette idée. Casquettes, gros chien et jeunes qui traînent dans les couloirs d’un immeuble, cette publicité surfe sur l’imaginaire de la banlieue. “Ce n’est pas forcément bon parce qu’on entretient, par ce biais là, certains stéréotypes. Je ne suis pas certaine que les personnes qui habitent en banlieue se satisfassent de ces images, analyse Julie Joseph, juriste à l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), organe de conseil pour les publicitaires. Il y a eu beaucoup de retravail au niveau du conseil, par rapport au script qui allait beaucoup plus loin dans la représentation. Il y a l’aspect caricatural et puis l’impression qu’il va pouvoir s’élever très vite, qu’il devient le roi de la cité. On peut dire qu’on est à la limite de ce qui est acceptable.”

Au contraire, les publicités de la FDJ suivent un modèle plus traditionnel, plus familial, avec des personnages d’animation, de l’humour et de la convivialité. Dans la publicité “Quel millionnaire serez-vous ?”, par exemple, Seb partage ses gains avec ses proches, tous installés au bord d’un lac. Dans “Le bureau des rêves, l’île déserte”, l’Euromillion joue sur l’humour d’un rêve inaccessible. “Il faut attirer à la fois les jeunes de plus de 18 ans et les plus âgés”, relève Pascal Minotte. Ces codes, les autorités de régulation y étaient habituées, elles savaient les apprécier. L’arrivée des paris sportifs dans le paysage publicitaire les a contraintes à affiner la réglementation.

© Loïc Bart

Des recommandations renforcées

En 2010, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et l’ARPP publient des recommandations précises pour encadrer les pratiques des annonceurs. Ils exigent une publicité claire, honnête, et mettent essentiellement l’accent sur la protection des mineurs. Pas de promotion pour les jeux d’argent à la télévision aux heures où les plus jeunes sont susceptibles d’être derrière l’écran. Pas non plus d’images ou de messages qui leur seraient directement adressés.

“Mais ce qui est spécifique pour ce secteur, ce sont ce qu’on appelle les ‘valeurs sociales’. La pub ne doit pas dévaloriser les valeurs du travail ni des études, par rapport au jeu. Elle ne doit pas laisser entendre que, grâce au jeu, on va pouvoir arrêter de travailler, que ce n'est pas la peine de continuer ses études”, énonce Julie Joseph. En 2017, une publicité de la FDJ a d’ailleurs fait l’objet d’une plainte auprès du Jury de déontologie publicitaire (JDP). Dans cette vidéo, un frigo vide, des factures impayées, et une affirmation : “Enfermé dans vos emmerdes ? Il y a un moyen pour vous échapper.” “C’est typiquement le genre de message qu’il faut éviter, analyse Jonathan Serog. La réalité derrière, c’est qu'il y a très très peu d’élus.”

Les agences se permettent parfois d’aller loin, de flirter avec les limites, voire de franchir la frontière de ce qui est déontologiquement acceptable. La limite est souvent ténue. Comme avec l’utilisation de l’image et de la notoriété de Kylian Mbappé pour Unibet, et plus généralement des idoles des Français, adulées par un public mineur. La question se pose également pour Dédé, le cochon de la FDJ, figure sympathique et enfantine d’un jeu à gratter. La publicité qui l’a rendu célèbre en 2001, avant les recommandations de l’ARPP, joue sur l’humour et sur des images animées qui ont pu marquer enfants et adolescents. “Aujourd’hui, au vu des nouvelles règles, je pense qu’on se reposerait la question avant de sortir cette publicité”, observe Julie Joseph.

Une diversification problématique des plateformes

Les réseaux sociaux sont aussi dans le viseur des autorités de régulation. Ici, pas d’agence de pub, ce sont les marques qui élaborent elles-mêmes leur communication, la plupart du temps. “À partir du moment où c'est le compte officiel de la marque, les règles de la publicité s’appliquent”, souligne Julie Joseph. Manque d’assimilation ou volonté de faire le buzz ? Dans tous les cas, des publications jugées problématiques sont pointées du doigt. Le 15 août 2020, Winamax a publié un post comportant une insulte sur son compte Twitter, reprise des paroles du groupe de rap PNL. Une communication retoquée par le JDP.

© Jury de déontologie publicitaire

Le Jury de déontologie publicitaire a jugé que cette communication, considérée comme de la publicité, pourrait encourager à des comportements violents. Le tweet a rapidement été supprimé.

Et que faire de la publicité via les influenceurs ? Dernièrement, la chanteuse Wejdene, âgée de seulement 16 ans, a fait la promotion de Turf Pronostic, un compte de pronostics hippiques, sur Snapchat. S’il n’y a pas d’argent directement en jeu, pronostiquer implique généralement de parier. “Le problème c’est que c’est éphémère, on a du mal à les capter, à les enregistrer. On a commencé un travail de sensibilisation auprès des influenceurs sur ces questions de réglementation”, précise la juriste. La publicité sur les réseaux sociaux reste une épine dans le pied pour l’ARPP.

De bons filons pour appâter

Pour promouvoir leur activité et inciter à jouer, les sites de paris sportifs nouent des partenariats avec des particuliers ayant une certaine influence sur les réseaux sociaux. Derrière leurs généreux conseils se cache, parfois, beaucoup d’argent.

“C’est un peu comme un deuxième travail.” Analyser les résultats, poster sur les réseaux sociaux ses “paris de confiance” et répondre à ses 25 000 abonnés : voilà la tâche quotidienne que s'impose Joris depuis quatre ans. Un suivi fastidieux qui permettait à ce spécialiste du tennis de se dégager, avant l’arrivée du Covid-19 et l’annulation de nombreux tournois, un deuxième salaire. Ce n’est pourtant pas en misant sur les victoires des Nadal, Federer ou Djokovic qu’il tire la majorité de ce second revenu, mais grâce aux partenariats noués avec les sites de paris sportifs, appelés bookmakers dans le milieu.

“Dès qu’un joueur s’inscrit sur un site et joue en étant passé par mon lien d’affiliation, je touche une commission fixe. Ça va de 30 à 50 euros par joueur en fonction des sites”, explique-t-il. Axel, suivi lui par un peu plus de 10 000 personnes, complète : “Ce sont les sites qui nous contactent, dès qu’on a quelques milliers d’abonnés. Ça nous permet d’avoir une petite rémunération, comme un bonus.” Il assure néanmoins jouer l’intégralité des paris qu’il conseille, car il reste un joueur avant tout, et martèle que ce qui le motive “c’est de partager (ses) connaissances”.

À côté de ce système de commissions fixes, certaines plateformes proposent de rémunérer les tipsters (de l’anglais tips qui signifie “conseils”) grâce au revenue share. L’idée est simple : les conseillers se partagent, avec les bookmakers, les profits des joueurs qu’ils ont attirés sur le site. En d’autres termes, plus le joueur perd, plus le tipster et le site touchent de l’argent. Un modèle paradoxal de rabattage alors que les tipsters sont justement censés aider leurs abonnés à remporter leurs paris, et non les inciter à perdre. “On m’a déjà proposé le revenue share à plusieurs reprises, mais ça me pose un problème de conscience. J’ai toujours refusé”, assure Valentin, un “analyste sportif” passionné par les sports d’hiver.

Du pain bénit pour les opérateurs

Ce modèle, Stéphane Auffret, directeur de l’activité Jeux en ligne du groupe Barrière, reconnaît y avoir recours. Son entreprise, réputée pour ses casinos et hôtels de luxe, a fait son entrée sur le marché des paris sportifs en septembre 2020. Elle mise sur les tipsters pour se faire sa place : “Ils ramènent des personnes qui ont déjà un tempérament de joueur, qui peuvent jouer à long terme. Des joueurs qui ont de la valeur pour nous.” Un maillon “essentiel”, que Stéphane Auffret n’hésite pas à bichonner : “On leur donne des billes pour animer leurs communautés, des choses à faire gagner à leurs abonnés, comme par exemple des packages pour passer un week-end dans l’un des palaces du groupe, ou encore un dîner gastro au Fouquet’s.”

Pour s’assurer qu’ils ne s’affranchissent pas des règles qui encadrent la publicité pour les jeux d’argent, l’activité des conseillers est régie par des contrats. L’Autorité nationale du jeu (ANJ) rappelle que doivent, entre autres, y figurer l’interdiction de promouvoir le jeu auprès des mineurs, de laisser penser que l’on augmente ses chances de gagner aux jeux de hasard, ou encore la possibilité de gains quasi-certains. L’organisme indique pouvoir “exiger le retrait d’une communication commerciale comportant une incitation excessive au jeu”, mais dans les faits, ces conseillers semblent peu contrôlés.

Des packs VIP pour devenir riche

Il n’est d’ailleurs pas difficile de trouver sur les réseaux sociaux, Snapchat et Instagram en tête, des tipsters s’affichant avec de grosses sommes d’argent, dans des voitures ou villas de luxe, et martelant que ces gains viennent des paris sportifs. Ils proposent des “packs VIP”, des abonnements payants pour avoir accès à leurs meilleurs conseils, et devenir, en somme, aussi riches qu’eux. “Sur Snapchat la communauté est plus jeune, et donc souvent plus influençable, dénonce Léo*, un parieur régulier très présent sur les réseaux sociaux. 99 % des gens qui montrent des grosses sommes mentent. Ils gagnent de l’argent grâce à l’affiliation avec les bookmakers et au marketing à outrance, en visant les jeunes.” Des pratiques que dénonce aussi Alex : “Dans le monde des paris sportifs, il y a à boire et à manger.”

La majorité des tipsters interrogés semble néanmoins respecter les règles prônées par l’ANJ. Beaucoup affirment avoir monté leur auto-entreprise, affichent sur leurs profils ou sites internet des messages de prévention contre l’addiction, et ne cachent pas perdre certains paris. L’un d’entre eux a même restreint l’accès de sa page Facebook aux mineurs pour éviter tout problème. Mais incite dans le même temps ses abonnés à jouer “sans risque” ou encore à “devenir des parieurs gagnants”, symbole de cette ambiguïté qui entoure l'activité de tipster : une générosité de façade qui cache un intérêt économique certain.

*Le prénom a été modifié