LA BCE
TOUTE PUISSANTE
Face à la débâcle financière, les États de la zone euro ont emprunté le seul chemin qui leur semblait viable : celui de l’Union bancaire. Ce qui donne un poids considérable à la Banque centrale européenne, en charge de la supervision centrale des grands établissements bancaires. Signe extérieur de puissance, la BCE, qui s'est imposée comme interlocutrice incontournable ces cinq dernières années, se construit un nouveau siège majestueux à Francfort.
Autre instance qui prend du poids : le Mécanisme européen de stabilité (MES). Le pompier financier de l'UE, auquel certains prédisent un avenir semblable à celui du FMI, agrandit lui aussi ses locaux.
Quelles conséquences au niveau national ? Le Parlement français accepte la perte de son pouvoir de contrôle. Pour les emprunteurs en quête de crédit, le changement, ce n'est pas maintenant.
A Francfort, la BCE
se construit un palais
La Skytower, immense tour en construction, bouleverse le paysage urbain de la capitale financière allemande. Encore en travaux, le bâtiment pourrait déjà être trop petit.
La tour majestueuse semble assoupie. À la tombée du soleil, quelques lumières diffuses font deviner la silhouette du nouveau siège de la première Banque centrale d’Europe. C'est un énorme chantier qui doit s'achever fin 2014. Elle se dressera sur 45 étages et risque d'être déjà trop petite. Au moment de sa conception en 2003, qui aurait pu prédire une telle crise financière ? Et qui aurait deviné le pouvoir actuel de la BCE ?
La nouvelle autorité de supervision bancaire, projet d'une complexe harmonisation européenne, renforcera l’importance de la BCE. Cette nouvelle tâche rendra de plus en plus visible sa présence à Francfort. Sitôt déserté, l'ancien siège situé dans le quartier des affaires, sera réoccupé par un millier de nouveaux superviseurs. Et la nouvelle tour, de l’autre côté de cette ville de 700 000 habitants, hébergera les employés actuels de la BCE.
Des axes de circulation ont été rénovés dans le
Hausse des prix de l'immobilier
En face du chantier, une jeune femme compte les jours. Loredana Levkadinos, 27 ans, a ouvert un restaurant italien. En attendant que la BCE mutualise peut-être un jour les dettes souveraines, Loredana a déjà accumulé les siennes. Les tables de l'établissement sont vides. « Tout est prêt, on attend plus que les banquiers », lance-t-elle, juchée sur un tabouret de cuir blanc. La tour aurait dû être achevée à la fin de cette année. Il faudra encore attendre un an en raison des retards dans la construction. Elle évoque les appartements de luxe encore inoccupés « avec les couverts déjà dans les tiroirs de la cuisine ». Mais aussi la difficulté qu'elle éprouve désormais à se loger à un prix abordable, car l'immobilier s'est brusquement renchéri dans le quartier, en prévision de l'afflux des banquiers. Il y a même des propriétaires qui gardent leurs appartements sous le coude pour les louer aux nouveaux résidents aisés.
Pour l'instant, la tour est un corps étranger entouré par des barbelés, dans un quartier socialement mixte, quoique plutôt résidentiel. Tout autour de la Skytower, on trouve des immeubles, anciens et neufs et un jardin d'enfants. Quelques commerces aussi, des restaurants, comme un kebab ou un thaïlandais, dont la lumière rose du néon se projette sur la rue Sonnemann.
C'est le long de cette grande artère, bordant le siège de la BCE, que des immigrés venus de l'Est, surtout des Bulgares et des Roumains, « font le trottoir », comme disent les Francfortois. Pour environ sept euros de l’heure, Ivan, un Moldave s'y rend de temps en temps, en espérant que quelqu'un vienne le chercher pour lui faire réparer des toilettes ou poser du carrelage. Mais pour Ivan et ses collègues, il faudra encore un peu attendre. Une autorisation officielle pour travailler sur les chantiers allemands pourra leur être décernée à partir du 1er janvier. 2014, sans doute l'année de la BCE. Douze mois de changements, pour Francfort et pour l’Union européenne.
En face du chantier, un petit nain rouge à tête de Karl Marx trône sur le balcon d’un immeuble. Son regard intraitable est dirigé vers la BCE. Il est à l’avant-garde de ses superviseurs. Car les coûts pour la construction de la nouvelle tour ont explosé: 1,3 milliard d’euros. Une augmentation de plus de 50% par rapport au devis initial.
Hélène Goutany
Verena Hölzl
Violetta Kuhn
2007-2014 : la BCE au secours de l'euro
« La Banque centrale européenne a été forcée d'entrer dans le jeu »
Cinzia Alcidi est chef de l'unité politique économique du Center for European Policies Studies, un think-tank bruxellois. Elle revient sur les mutations du rôle de la Banque centrale européenne (BCE) depuis le début de la crise.
La Banque centrale européenne s'impose de plus en plus comme un acteur majeur de l'Union européenne. Une place qu'on ne lui accordait pas vraiment à sa création ?
Avant toute chose, il faut apporter quelques précisions. Concrètement, il y a deux types de banques centrales. Celles qui appartiennent au premier genre, comme la Bank of England et la Federal Bank américaine, ont deux fonctions principales : assurer la stabilité des prix et aider leur gouvernement quand il est touché par des difficultés financières. Elles peuvent alors racheter des titres de dette publique. Et puis, il y a le type « Banque centrale européenne », unique en son genre. L'institution de Francfort est indépendante, c'est-à-dire que la politique monétaire et la politique budgétaire sont nettement séparées. Cette dernière est encore dans les mains des gouvernements nationaux.
À la création de la Banque centrale européenne, en 1998, il y avait la présomption que le pacte de stabilité et de croissance et les critères de Maastricht étaient suffisants pour assurer la stabilité du système. Avec ces garde-fous, on n'imaginait pas que les États puissent être en situation de faire défaut. La BCE ne devait donc pas, initialement, avoir un quelconque rôle dans la politique budgétaire européenne …
Mais la crise a changé la donne et la BCE a acquis de nouveaux pouvoirs, des attributions non-conventionnelles …
Je ne crois
pas que la BCE a cherché à s'octroyer ces mandats. Ils lui ont été
plus ou moins imposés. D'ailleurs, Jean-Claude Trichet (président
de la BCE entre 2003 et 2011, ndlr) a cherché à limiter
l'intervention de la Banque centrale. Le problème,
c'est qu'à partir de 2007, on a été dans une situation où la
stabilité financière était en jeu. Le marché interbancaire ne
fonctionnait plus et une panique des épargnants était à craindre,
ce qu'on appelle le
« bankrun ». Les États ne pouvaient pas intervenir. Et la BCE, parce qu'elle est la seule à disposer d'une énorme capacité de financement en Europe, a été forcée d'entrer dans le jeu. Voilà pourquoi son rôle et son importance ont considérablement augmenté.
Cette nouvelle donne ne pose-t-elle pas un problème de légitimité ?
Certains le pensent, c'est vrai. Mais comment gagner plus de légitimité ? Aux États-Unis, le gouverneur de la Federal Bank rend compte de ses décisions devant le congrès. En Europe, le président Draghi fait la même chose. Tous les trois mois, il se rend devant le Parlement européen. Mais on ne peut pas vraiment le comparer au Congrès. Le Parlement européen n'a aucun pouvoir en matière fiscale. Il n'est donc pas le plus fondé. Mais il existe une autre sorte de légitimité, moins formelle. En anglais, on appelle cela « output legitimacy », une légitimité de résultat. « Tant que ça fonctionne, on continue. »
Et le jour où la BCE se trompe complètement ?
C'est vrai qu'il y aura un problème. Mais, quoi qu'il arrive, nous resterons dans cette situation tant que nous n'aurons pas de véritable Union politique.
Un Trésor européen, pendant politique de la BCE, ne serait-il pas une réponse à ce déficit de légitimité ?
On en parle beaucoup, mais moi je suis assez sceptique. Un Trésor pourrait être un objectif politique de long terme. Mais, selon moi, ce n'est pas faisable pour l'instant. Les États n'ont pas la volonté de faire une telle démarche. Et ça peut se comprendre. Qui dit Trésor européen, dit capacité européenne de lever l'impôt. Les ministres des Finances de chaque État devraient renoncer à certains de leurs pouvoirs. Peut-être que, dans une Europe idéale et future, on aura une union politique avec un système politique européen et des pouvoirs budgétaires au niveau fédéral. Mais ce n'est pas pour tout de suite.
Pourtant Pierre Moscovici s'est prononcé il y a quelques temps en faveur d'un ministre des finances européens …
Oui, il est entré dans le débat mais c'est tout. En plus, on parle là d'un très grand changement, d'une remise en cause de la souveraineté nationale et ce, sans impliquer les citoyens européens.La question est la suivante : les Européens souhaitent-ils que tous les pouvoirs soient transférés au niveau européen ? C'est peu probable. Si on regarde, aujourd'hui, le sentiment à l'égard de l'Europe a beaucoup changé et pas en mieux.
Benjamin Delombre
Supervision bancaire :
un transfert sans trop s'en faire
Le passage de relais à la BCE entraîne des changements pour les parlements nationaux. En France, les parlementaires ne semblent pas trop inquiets.
Moins d'un an avant le transfert du pouvoir de supervision bancaire à la BCE, les parlementaires français (Assemblée nationale et Sénat) insistent sur le principe d'un contrôle démocratique, un travail dont ils étaient jusqu'à présent exclusivement en charge. Pour l'assurer, ils comptent à l’avenir sur une conférence interparlementaire – Parlements nationaux et européen - dont la mise en œuvre est laborieuse.
Depuis que le Parlement français a créé, en 2010, l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP), devenue en 2013 l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), il organise des auditions régulières de ses dirigeants. Il détient aussi un pouvoir d'enquête.
Ce qui va changer avec la mise en place du mécanisme de supervision unique (MSU) ? « Pas grand-chose », affirme Richard Yung, sénateur PS et membre de la commission des finances. Selon lui, le Parlement français a surtout un pouvoir de contrôle a posteriori, qu'il gardera avec la mise en place du MSU.
Néanmoins, à partir de novembre 2014, la BCE sera responsable devant le Parlement européen, où s'opérera l'essentiel du contrôle démocratique. « Je trouve que c'est assez cohérent et logique », commente Christophe Caresche, député PS et membre de la commission des Finances. Par contre, il demande que les parlements nationaux soient informés et puissent auditionner les différents responsables de la BCE, ce qui est effectivement prévu.
Les élus recevront un rapport annuel de la BCE, également envoyé aux autres institutions, qu'ils pourront commenter. Par ailleurs, ils pourront auditionner les responsables de la supervision au sein de la BCE sur les banques françaises.
Le Parlement gardera aussi le contrôle sur l'ACPR. Mais ce contrôle ne s’exercera que pour les banques qui restent sous supervision nationale. Un pouvoir plutôt symbolique puisque les 13 groupes français qui passeront sous supervision de la BCE représentent 95% du système bancaire français.
Cette perte de souveraineté, les parlementaires disent l'accepter volontairement. « C'est dans notre intérêt, on construit l'Europe », souligne Richard Yung. Ils disent aussi penser que ce transfert de pouvoir n'aura que des conséquence positives. « On aura un vrai système de supervision. C'est une bonne chose parce qu'autrement, ce seront toujours les contribuables qui payeront à la fin », conclut Christophe Caresche.
Judith Kormann
MES : pompier un jour, pompier toujours ?
L’Europe a vu naître dans l’urgence le Mécanisme européen de stabilité (MES), chargé de refinancer les pays en crise. FMI européen ou futur Trésor de la zone euro, cette institution est confrontée à plusieurs destins possibles.
À côté de la silhouette en verre rutilante de la Banque européenne d’investissement, le siège du Mécanisme européen de stabilité (MES) passerait presque inaperçu. Installé entre un centre commercial et le parc des expositions, le bâtiment est implanté à l’extrémité du quartier européen de Luxembourg, sur le plateau de Kirchberg. Un échafaudage est adossé à sa façade blanche et grise, signe que des travaux d’aménagement sont en cours.
Il faut avoir rendez-vous pour obtenir un badge et pénétrer dans le cœur des locaux. « C’est votre premier entretien ici ? », interroge l’hôtesse d’accueil qui croit s’adresser à l’un des candidats à l’embauche. Ils sont apparemment nombreux à tenter leur chance au MES. Et le recrutement va bon train. « C’est une institution start-up. Quand j’ai commencé en octobre 2012, nous étions une cinquantaine », explique un porte-parole du MES. « Fin 2013, nous serons environ 120 employés et les effectifs devraient se stabiliser autour de 160 personnes fin 2014. »
L'ovni de la zone euro
Le MES est une jeune institution qui fait figure d’ovni dans le paysage européen. Sa taille réduite ne reflète pas le rôle essentiel qu’il joue au sein de l’Union économique et monétaire. Depuis juillet 2013, il est le seul organisme à posséder un mandat permanent pour accorder une aide financière aux Etats de l’eurozone en difficulté. Son capital est constitué de l’argent mobilisable par les Trésors de la zone euro.
Juridiquement, le MES est une organisation internationale dirigée par 17 propriétaires : les États membres de la zone euro. Dans ses services, une trentaine de nationalités se côtoient. On y rencontre même des Américains et des Australiens.
Le MES est souvent comparé au FMI. Comme lui, il peut prêter aux pays en difficultés, jusqu’à un plafond maximal de 500 milliards d’euros. En revanche, il ne finance pas ses activités avec l’argent des banques centrales de ses pays membres. Il lève des fonds sur les marchés en émettant des euro-obligations à court et long terme.
Cet instrument détient toutefois un mandat plus large que celui du FMI. Il peut racheter de la dette des États et pourrait être habilité à recapitaliser directement les banques européennes, une fois que le Mécanisme de supervision unique sera mis en place, en novembre 2014.
Le MES est doté d’un bureau des gouverneurs, composé des ministres des Finances de la zone euro, et d’un bureau des directeurs, qui regroupe les représentants des 17 Trésors de l’eurozone. Certains y voient la préfiguration d’un futur Trésor européen, qui serait le pendant de la Banque centrale européenne.
Mais le MES a une capacité de prêt limitée, comme inscrit dans son traité fondateur. Ce n’est pas le cas d’un Trésor national qui dispose, en théorie, de ressources fiscales illimitées. Il manque aussi un ingrédient essentiel pour faire évoluer cet embryon : un accord politique validé par l’ensemble des parlements nationaux de l’eurozone qui scellerait la solidarité des 17 États membres – bientôt 18 avec la Lettonie. Ce scénario relève encore de la science-fiction politique.
À un horizon plus proche, la France, l'Italie et l'Espagne verraient bien le MES endosser un rôle de soutien au futur Fonds de résolution unique (FRU) destiné à permettre la liquidation des banques insolvables. Sa mise en place prendra dix ans. Au terme de cette transition le MES pourrait, en cas de besoin, ouvrir une ligne de crédits au FRU.
L’avenir du mécanisme encore incertain
À Luxembourg, les employés savent que leur contrat est à durée déterminée, et leur mandat clairement défini. Mais l’institution est appelée à durer. Elle a été conçue pour s’adapter aux besoins d’une Europe en crise ou en convalescence. « Avant 2010 la zone euro était comme une ville où tout allait bien, mais personne n’a pensé à créer un pompier. Lorsque le feu a pris, il a fallu le faire. Quand il n’y a plus de feu, est-ce que pour autant il n’y a plus besoin de pompier ? », souligne un porte-parole du MES.
Éteindre les crises du présent, et surtout éviter que d’autres ne s’embrasent à l’avenir, c’est le rôle que devrait remplir à long terme le MES. Installée sur un étage et demi, l’institution en occupera deux d’ici la fin de l’année. Un dernier niveau est encore exploitable, au cas où.
Hélène Bonnet
Au MES, un technocrate
au premier plan
Le Mécanisme européen de stabilité a désormais un visage, celui de Klaus Regling. Depuis sa nomination en septembre 2010 en tant que directeur général de l’institution, l’économiste allemand de 63 ans est devenu la coqueluche des médias. Il accorde régulièrement des interviews dans des journaux comme le Wall Street Journal, El Pais, Spiegel, l’Irish Examiner ou Les Echos. Un exercice inédit pour cet ancien fonctionnaire du ministère des Finances allemand et de la Commission européenne, plutôt habitué à jouer la carte de la discrétion.
Le rôle clef du MES dans le sauvetage des pays en crise fait de Klaus Regling l’interlocuteur principal des pays sous programme d’assistance, des Etats contributeurs et des investisseurs. Cette personnification est paradoxale, puisque le MES possède déjà un représentant politique. Jeroen Dijsselbloem, ministre des Finances néerlandais, est à la fois le président de l’Eurogroupe et celui du MES.
Mais dans cette enceinte, Jeroen Dijsselbloem est aussi l’homme invisible. Difficile pour lui d’incarner le discours de 17 ministres des Finances dont les intérêts sont souvent divergents. Le discours neutre du technicien Regling « sonne clair », selon une économiste de BNP Paribas, et est relayé plus facilement auprès des marchés, des banques et des Etats.
Au dessus de Klaus Regling reste donc une place vide que Jeroen Dijsselbloem ne parvient pas à occuper : celle d’un véritable ministre des Finances de la zone euro qui serait l’interlocuteur politique de Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne.
Hélène Bonnet
Mutualisation de la dette : discussions en toute discrétion
Mais où est donc passée la mutualisation de la dette européenne ? Au centre des débats il y a encore quelques mois, les eurobills et les eurobonds - ces obligations qui réuniraient les engagements financiers des Etats européens - ont déserté les Unes des journaux et les discussions sur l'avenir de la zone euro.
Pourtant, onze universitaires et économistes travaillent actuellement sur ce sujet pour le compte de la Commission européenne, dans une très grande discrétion. Contactée, Agnès Bénassy-Queré, qui participe au projet, « s'est engagée à ne pas communiquer durant la durée des travaux ».
La création de ce groupe est une concession faite au Parlement européen par la Commission pour obtenir l'adhésion de l'organe législatif au two-pack, une batterie de mesures destinées à renforcer le contrôle des budgets nationaux. « Ce groupe de travail avait été réclamé par les socialistes, les Verts et les libéraux », rappelle l'eurodéputé Jean-Paul Gauzès (PPE, France).
Lors du lancement des travaux, en juillet, le président de la Commission José Manuel Barroso avait donné au groupe la mission d'examiner « les mérites, les risques, et les conséquences financières d'une mutualisation des dettes ». Les conclusions des travaux seront rendues public en mars, à quelques semaines des élections européennes.
Benjamin Delombre
« La
banque, c’est un peu
comme une pute »
Les petits entrepreneurs ont toujours autant de mal à accéder au crédit. Témoignages.
« Ils font des mimiques, des petits bruits de bouche. On se rend compte quand les banquiers ne veulent pas. » David Voison a installé, en avril 2013, sa société de location de Segway Street Move (une sorte de trottinette électrique), dans son nouveau local strasbourgeois. Il connaît bien l’épreuve du besoin de trésorerie. Et pour cause : il a fait le tour des banques. Du Crédit lyonnais à la Banque populaire, « assez frileuse », jusqu’au Crédit Mutuel, « davantage à l’écoute, parce que j’étais un nouveau client ». De cette fréquentation poussée des établissements bancaires, il retient, entre autres, cette enseigne qui lui refuse un prêt de 30 000 euros et « met des millions sur un bateau au milieu de l’Atlantique. Avec la fausse image que se donnent certains établissements, on a vraiment l’impression qu’on se fout de notre gueule ».
Des banques qui « font l'autruche »
Pour les petits entrepreneurs, les conditions exigées par les établissements financiers pour accorder un crédit sont de plus en plus dures, comme en témoignent Mathieu Schneider, responsable du magasin d’instruments de musique Above Music, et Eric Wentzel, responsable du restaurant Virtuose, à Strasbourg. Mathieu Schneider avait préparé un dossier d’environ 150 pages, avec prévisionnels et études de marché détaillés. « Depuis le début de la crise, on sent qu’ils sont plus réticents pour accorder des prêts, regrette Eric Wentzel. Mais bon, tout le monde utilise la crise comme un alibi, pour dire que tout va mal, faut pas exagérer non plus. Même si, après ce que les banques ont fait avec leur argent avant la crise, on a moins confiance en notre banquier. » Pour autant, pas d’amalgame entre le conseiller clientèle et « les traders plein de coke, qui jouent des millions sur les marchés », tels que les décrit Mathieu Schneider. Simplement une constatation : « Tant qu’on ramène de l’argent à la banque, ça se passe bien. Dès que ça va mal et qu’on a besoin d’eux, les banquiers font l’autruche. »
Sauf quand on leur doit de l’argent. Ben Amar Tahri, qui a ouvert sa boulangerie en février 2012, à Strasbourg, se souvient de ses vacances gâchées par le « harcèlement de sa banquière. » C’était l’été dernier. La boulangerie était fermée, la trésorerie, « au plus bas. J’étais au Maroc, en vacances. Tous les deux jours, je recevais un SMS ». Ben Amar Tahri en a tiré une leçon : « La banque, c’est un peu comme une pute : plus vous avez, plus elle vous fait ce que vous voulez. » Lorsqu’il a dû négocier un prêt-bail pour acheter un véhicule, en novembre, il a marchandé jusqu’au bout les intérêts et les garanties. « J’étais en position de force puisque la boulangerie marche bien. Mais quand j’ai ouvert, il a fallu que je présente un maximum de garanties pour obtenir 120 000 euros de crédit. Eux ne prennent aucun risque, aucun. Même aidé par les Moulins de Paris, elle voulait encore plus de garanties. »
Un parcours du combattant
Le pire moment, c’est quand l’entreprise se lance. Héloïse Chalvignac et Vincent Viaud ont vécu ces difficultés avant d’ouvrir le restaurant Pur Etc. à Strasbourg, une idée que ces jeunes gens dans la vingtaine ont eue lorsqu’ils étaient à l’école. « Pour la financer, on a travaillé un an à Paris, tout en montant le projet. On a mis 20 000 euros de côté pour le capital. » Mais au moment d’emprunter, seule la Banque Populaire accepte de les financer. À condition que les parents se portent aussi garants. « C’était vraiment le parcours du combattant. On nous reprochait d’être trop jeune, sans expérience dans le domaine de la restauration. » Héloïse Chalvignac et Vincent Viaud se sont alors tournés vers le marché du crédit parallèle et la Wiseed, une entreprise de financement participatif (crowdfunding) en ligne établie à Toulouse qui compte sept salariés et 20 000 investisseurs particuliers.
Wiseed est née en 2008 d’un constat : « les start-up ne trouvent pas de financements, parce qu’aujourd’hui les banques ne jouent pas le jeu. Elles ne prêtent qu’aux plus riches, à ceux qui n’en ont pas besoin. Parallèlement, certains investisseurs ne voulaient plus du placement classique, ou du placement à risque. Ils ne veulent plus investir dans des produits financiers compliqués, auxquels ils ne comprennent rien », raconte son président, Thierry Merquiol.
Le projet fonctionne comme un like sur Facebook. Les investisseurs recommandent le projet, et deviennent des ambassadeurs du produit. « Normalement, un investisseur peut s’attendre à des bénéfices au bout de cinq ans, avec le risque de tout perdre entre-temps. Trois sociétés sur trente ont échoué pour l’instant. On en a deux qui ont généré, sur deux ans, deux fois plus d’argent, et qui ont été rachetées par un industriel. Dans Pur Etc., c’était le marketing innovant qui nous a intéressé », explique Thierry Merquiol.
Le projet fonctionne comme un like sur Facebook. Les investisseurs recommandent le projet, et deviennent des ambassadeurs du produit. « Normalement, un investisseur peut s’attendre à des bénéfices au bout de cinq ans, avec le risque de tout perdre entre-temps. Trois sociétés sur trente ont échoué pour l’instant. On en a deux qui ont généré, sur deux ans, deux fois plus d’argent, et qui ont été rachetées par un industriel. Dans Pur Etc., c’était le marketing innovant qui nous a intéressé », explique Thierry Merquiol.
Le crowdfunding comme solution alternative
Héloïse Chavignac et Vincent Viaud ont fait leur levée de fonds en janvier 2013. Ils ont récolté 200 000 euros, dont un « gros ticket » de 100 000 euros. « Cela nous a permis d’avoir assez de capital pour faire un deuxième emprunt de 160 000 euros. Au dernier moment, ça a failli ne pas marcher ». Au Crédit Lyonnais, si la banquière les soutient, le comité directeur, « où il y a une certaine incompréhension concernant le crowdfunding », se montre plus réticents. Si l’emprunt est finalement accordé, cela coûte cher aux entrepreneurs. 6000 euros à payer par mois. « C’était les seuls, mais à quel prix ! Parfois, la banque se fait 150% sur ce que l’on gagne. Il y a les frais de gestion, les machines à carte, les assurances à payer sur les emprunts ... »
Leur deuxième levée de fonds, Héloïse Chavignac et Vincent Viaux la feront une nouvelle fois grâce au crowdfunding. Selon eux, « les banques ne remplissent pas leurs rôles. Comme avec ces entreprises qui ont enrichi leur banque pendant quinze ans, et qui, lorsqu’elles subissent de plein fouet la crise, ne reçoivent aucun financement ». Pour Thierry Mercquiol, il ne faut pas oublier que « les banques sont aussi contraintes par les régulateurs européens. Il faut provisionner beaucoup pour investir. Alors soit elles se lancent, soit elles boursicotent. Et ça, c’est bien plus rentable ! »
Raphaël Czarny
Hélène Goutany
Esteban Wendling