La data change tout
La data prend une place de plus en plus importante dans la préparation des sportifs de haut niveau. À l’Insep, des nouvelles technologies comme l’optojump permettent d’analyser les performances pour mieux quantifier la charge d’entraînement et repérer les champions de demain.
Sous la mythique halle d’athlétisme Joseph-Maigrot de l’Insep (Institut national du sport, de l'expertise et de la performance), une dizaine de sprinteurs entame leur entraînement. Sous les ordres d’Olivier Vallaeys, quatre d’entre eux participent à une séance particulière : l’optojump. De part et d’autre de la piste, deux lignes de capteurs laser forment un long couloir. “L’athlète court sur 50 m : 10& m de prise d’élan, 20 m dans des intervalles de plots puis 20 m entre les deux rails de capteurs, explique Yanis Desmedt, étudiant en Master 2 Science et expertise de la performance de haut niveau (SEPHN) à l’université Paris-Descartes. Dès que ses pas coupent les faisceaux laser, je reçois ses données sur mon ordinateur.” Du bord de la piste, accompagné par deux camarades, il compulse les chiffres qui s’affichent à l’écran : la vitesse de course, le temps d’appui au sol ou encore l’amplitude et la fréquence des foulées.
“Ça me donne une multitude d’informations sur mes performances, que je n’avais pas avant, raconte Ken Romain, 26 ans, à l’Insep depuis trois mois. Là, je vois qu’il faut que je réduise mon temps d’appui au sol. En fonction de mes passages, le coach me donne des consignes pour m’améliorer. Je trouve que c’est une bonne méthode de travail.” Sur la piste, Delphine Nkansa termine sa troisième séance d’optojump. “J’adore cet exercice, ça me permet de voir mon évolution et de modifier ma manière de m’entraîner”, raconte la sprinteuse belge de 18 ans, scolarisée auparavant au lycée français de Lisbonne.
Fatiguantes pour l’athlète, les séances d’optojump s’effectuent plutôt en fin de saison. Photo Benjamin Martinez / CuejCapter les sensations des sprinteurs
Après chaque course, le premier réflexe des sprinteurs est de se tourner vers la table de Yanis Desmedt. “Ça va plus vite sur la fin ? Sur les quatre derniers appuis ?”, interroge Olivier Vallaeys. “Non la vitesse est constante”, répond Benjamin Millot, un des trois étudiants chargé de relever les principaux indicateurs.
Tous les trois passages, il pose une série de questions aux sprinteurs. C’est au tour de Delphine Nkansa de répondre :
- “Quelle était ton intention sur ce dernier passage ?
- Attaquer plus vite le sol.
- Peux-tu me donner une note de un à cinq sur ta vitesse de déplacement ?
- Quatre.
- Sur ton temps d’appui au sol ?
- Quatre.
- Sur ton temps de réalisation ?
- Quatre.
- Un mot pour résumer ta dernière course ?
- Vite.
- Quelle est ton intention pour le prochain passage ?
- Aller plus vite.”
“Ce questionnaire nous permet d’allier l’intention et la sensation du sportif à ses résultats, explique Olivier Vallaeys. Ici ce n’est pas tant la donnée brute qui m’intéresse, mais de savoir si les perceptions du sprinteur correspondent à ses performances.” Coach à l’Insep depuis une vingtaine d’années, il est épaulé par Yanis Desmedt depuis quatre ans sur l’optojump. Si l’outil n’est pas nouveau, cette saison les deux hommes recueillent pour la première fois le ressenti des athlètes directement après leur performance. “Tous les sprinteurs sont différents. C’est en comprenant leurs sensations que je vais pouvoir individualiser et adapter mes consignes, précise Olivier Vallaeys. Par exemple, si Ken décide d’enlever son pied pour réduire son temps d’appui au sol, ça ne marche pas, alors je lui donne d’autres instructions.”
Les sprinteurs réalisent neuf passages durant une séance d’optojump. Capture d’écran d’un rapport de données de Yanis DesmedtAprès chaque séance, Yanis Desmedt produit des rapports de performances individuels. Les courbes enregistrées rendent compte de la progression des athlètes. “Sur mes deux derniers passages, je pensais aller moins vite alors que j’étais plus rapide”, avoue Ken Romain en regardant les résultats.
“En athlétisme, un plus un ne font pas deux”
L’optojump n’est pas l’unique technologie employée dans le sport de haut niveau. Le 1080 Sprint est un appareil qui freine ou accélère la course du sportif à l’aide d’un câble. Cet outil, conçu en Suède, permet de mesurer la force et la vitesse pendant le déplacement. “Jusqu’à présent, les appareils de collecte de données n’étaient pas assez précis pour l’athlétisme. Contrairement à d’autres sports collectifs où l’on calcule les distances en kilomètres, indique Olivier Belloc, responsable des pôles nationaux de préparation olympique. Dans notre discipline, savoir si on a parcouru 1 499 ou 1 501 m, c’est une différence qui compte.”
“Quand on récolte de la donnée, elle n’est pas partagée”
Cependant, même avec l’arrivée de technologies plus pointues, ce dernier constate un retard dans l’exploitation de ces data. “La quantification de la charge d’entraînement n’est pas dans la culture des entraîneurs d’athlétisme, regrette-t-il. Quand on récolte de la donnée sur de l’optojump, elle n’est pas partagée car personne n’en voit l’intérêt.” Se qualifiant lui-même d’entraîneur “anti-chiffres”, Olivier Vallaeys n’utilise ces outils scientifiques que pour mieux étudier l’aspect psychologique de ses sportifs.”
“En athlétisme, un plus un ne font pas deux. Tout ce qui est prédictif m’énerve, confie-t-il. Certains collègues font des tests salivaires pour évaluer la fatigue de leurs athlètes. Mais quand un chiffre nous dit qu’on n’est pas en forme, forcément on n’est pas bon. Mon boulot c’est de placer mes sprinteurs dans les starting-blocks avec le plus de confiance possible.”
Mieux repérer les futurs champions
La data est pourtant bien en train de bouleverser l’accompagnement à la performance sportive. Depuis cette année, tous les nouveaux entrants à l’Insep passent un test de profilage. Sept exercices standardisés et filmés permettent de révéler les aptitudes du sportif. “Par exemple, on va lui faire franchir une haie lentement afin de tester son équilibre”, illustre Olivier Belloc. Les résultats sont ensuite communiqués à l’entraîneur avec un manuel d’exercices à réaliser pour chaque point faible identifié. “Ces profils servent à orienter le renforcement musculaire des sportifs ainsi qu’à prévenir d’éventuelles blessures”, complète Olivier Belloc.
Les données collectées durant l’optojump peuvent être utilisées ensuite par le laboratoire de l’Insep. Photo Benjamin Martinez / CuejAutre nouveauté, une application, en cours de développement par l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (Irmes), permet de prédire la courbe de progression probable d’un athlète par rapport à l’ensemble de ses performances antérieures et plus seulement sur ses records personnels. Pour cela, l’Irmes a collecté l’ensemble des résultats des sportifs des Fédérations française d’athlétisme (FFA) et de natation (FFN) de ces dix dernières années. “Nous pourrons alors repérer les profils qui sortent du lot, qu’on appelle ‘atypiques’. Cela a deux vertus : soit ils prédisent un très fort potentiel, soit un problème de dopage. Dans les deux cas, on s’y intéressera plus précisément, détaille Olivier Belloc. Les médaillés olympiques sont rarement ceux qui rentrent dans les modèles, c’est ceux-là que nous cherchons.”
Destination Paris 2024
Avec la création de l’Agence nationale du sport, organe censé accompagner les politiques publiques en matière de haut niveau et de sport pour tous, et dans le cadre de la préparation des Jeux olympiques de Paris 2024, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a annoncé le lancement d’un programme prioritaire de recherche pour la très haute performance sportive. Doté de 20 millions d’euros, ce projet déclinera neuf thématiques dont la quantification des charges d’entraînement, les big data et l’intelligence artificielle au service de la performance. “L’objectif est de mettre à disposition de tous les sports une énorme base de données commune, ce qui est loin d’être le cas actuellement, précise Olivier Belloc. L’Insep ne représente que 20% de l’équipe de France mais c’est le navire amiral qui doit montrer l’exemple des bonnes pratiques.”
Benjamin Martinez