Sortie de coma
Se réveiller après plusieurs semaines passées dans le coma : dans les hôpitaux, les unités d’éveil prennent soin de patients totalement dépendants, immobilisés et à peine conscients. Pendant plusieurs mois, ils doivent tout réapprendre : parler, manger, respirer. Ils vont se réapproprier leur corps. Immersion dans une unité hors du temps.
“Ah, vous essayez de me parler on dirait ?” Margaux*, orthophoniste, colle son oreille à la bouche de Fabienne. Regard fixé sur le plafond, la sexagénaire est allongée, impassible, complètement amorphe depuis son AVC survenu en avril dernier. Ses lèvres esquissent un léger mouvement et laissent échapper un chuchotement à peine perceptible. “J’ai obtenu mon premier oui !, se réjouit Margaux. Je suis émue, c’est la première fois que vous me parlez en huit mois.” La rééducatrice s’arrête un instant, comme pour savourer ce moment.
Les patients qui sortent du coma ont souvent les membres qui se rétractent. Photo Anna Pettini / CuejUne unité pour les cas les plus graves
L’unité d’éveil du coma partage son couloir avec une autre unité, celle des soins intensifs. Photo Anna Pettini / CuejDans l’unité d’éveil de cet hôpital, six personnes sont actuellement prises en charge. Elles sortent toutes du coma, après avoir vécu un traumatisme crânien ou un AVC, durant lequel leur pronostic vital a été engagé. Une fois hors de danger, ces patients arrivent ici pour être accompagnés après leur réveil. Une équipe de médecins, de soignants et de rééducateurs s’occupe d’eux jour et nuit. L’unité est fermée et isolée du reste de l’étage. Les bips intermittents des moniteurs rompent le silence. Dans chaque chambre, un lit. Et dans certains lits, une personne dont seul le mouvement du thorax témoigne de la vie qui l’habite. Dans d’autres lits, le patient a déjà les yeux ouverts et est parfois attaché pour éviter qu’il ne s’arrache une sonde ou un cathéter. Certains recommencent à s’exprimer : c’est le moment où le personnel détecte les troubles cognitifs, qui s’ajoutent au handicap physique. Perte de mémoire, troubles de l’attention, du comportement ou encore de l’inhibition : l’équipe médicale doit s’adapter à chaque cas. L’essentiel est de stimuler les patients. “C’est quand, ton anniversaire ?”, demande Hélène, infirmière, de manière anodine à Arthur, un accidenté de la route de 20 ans. “Le 10 janvier.” “Tu es né en quelle année ?” “Je ne sais pas.” Elle lui fera répéter plusieurs fois la date dans la journée. “Lors du choc cérébral, la première chose qui s’abîme est la mémoire”, précise Dorothée, médecin anesthésiste-réanimateur.
Prendre possession du corps des patients
La mémoire, mais aussi le corps, subissent les conséquences du traumatisme. Les fonctions primaires comme la déglutition, la miction et la respiration sont souvent atteintes. Des fonctions auxquelles l’équipe paramédicale se substitue en imposant un rythme qui cadence la journée des soignants et des patients. À 7 heures, c’est la douche. 8 heures, le petit-déjeuner, quand il n’est pas directement administré par sonde. Dans la journée, il faut changer la couche des patients plusieurs fois. Et ainsi de suite. Toutes ces tâches impliquent de mobiliser le corps des personnes à leur place.
Dans l’unité, les patients ont des chambres individuelles pour que le personnel puisse circuler avec le matériel médical nécessaire. Photo Anna Pettini / Cuej“Ça a un côté terrifiant de prendre possession du corps des patients. Quand ils se réveillent le matin, on est intrusifs”, confie Hélène. Ce mardi matin, il faut doucher Arthur en urgence. “Il s’est encore tartiné de selles”, soupire l’infirmière. Le jeune homme, qui ne se rend compte de rien, se gratte frénétiquement le postérieur. Une tâche ingrate, “mais il faut le faire”, lâche Hélène. Pour le nettoyer, elle utilise un brancard-douche. D’abord, il faut le retourner, le déshabiller. Puis le transférer sur la surface imperméable de la civière. Arthur reste allongé pendant que deux soignantes le douchent dans une salle dédiée. Des corps dénudés, elles s’y confrontent plusieurs fois par jour. “Il n’y a aucune sexualisation. On reste neutres face aux patients, on ne pose pas de jugement”, expose Hélène. Pendant la douche, elle couvre la moitié du corps pendant qu’elle lave l’autre moitié. Une manière de préserver la dignité du patient, qui n’a pas choisi cette situation. “Le matin, je m’excuse de les toiletter. Je n’aimerais pas qu’on me réveille à 7 heures pour me faire la toilette. Les pauvres, ils subissent le soin. On rentre dans leur intimité sans leur demander leur avis”, témoigne Esther, une aide-soignante. C’est parce qu’il est parfois impossible d’obtenir le consentement des patients que l’équipe explique systématiquement les gestes réalisés : “Je vais vous tourner”, “ouvrez la bouche pour manger”, “l’eau n’est pas trop chaude ?”
Se réapproprier son corps par la rééducation
“Est-ce que je peux mettre mon doigt dans votre bouche ? Mon gant est propre, c’est pour stimuler vos terminaisons nerveuses.” Margaux, l’orthophoniste, guette la réaction de Fabienne, qui hoche légèrement la tête. Le consentement passe par des gestes simples - une main qui se serre, un clignement d’œil. Margaux masse doucement l’intérieur de la joue gauche de la sexagénaire, son côté paralysé : “C’est invasif, c’est pour cette raison que je demande toujours au patient s’il est d’accord.” Le corps s’exprime également en cas de douleur. Si le patient ne peut pas la manifester, “ses muscles se contractent, il peut avoir les dents qui grincent et se mettre à suer à grosses gouttes”, décrypte Dorothée.
L’équipe de rééducation les stimule à l’aide d’objets personnels, de photos de famille, de musiques. Lors de sa séance avec Fabienne, Julie lui présente des images qui sont accrochées dans sa chambre. “C’est qui, dessus ?” La dame ne répond pas. “Moi, je crois que c’est vous et que c’est en Bretagne”, insiste la psychomotricienne. Elle essaie de capter le regard de la patiente. Des signes imperceptibles mais qui, ici, valent de l’or. Tout est à réapprendre.
L’incertitude permanente
“On va te mettre au fauteuil, Maman !” Magali a les larmes aux yeux. Elle est venue rendre visite à sa mère qui vient d’arriver dans l’unité, à la suite d’un AVC. La quinquagénaire est inerte. Pour la première fois, Fiona l’ergothérapeute et une aide-soignante la sortent du lit. Elles font pivoter la femme pour glisser un harnais sous elle avant de la hisser à l’aide d’un lève-personne. Seule sa tête et ses jambes dépassent : “Attention, tenez-lui la tête”, prévient Fiona. “Allez, on fait un tour de manège !”, entonne Esther pendant que l’appareil tourne sur lui-même. Le corps dépossédé de son tonus musculaire est délicatement posé sur le fauteuil médicalisé. “Ah, vous êtes bien plus réveillée maintenant, on voit la différence”, commente l’ergothérapeute. Paralysée du côté gauche, Mme Mercier s’efforce d’ouvrir plus grand son œil droit, le seul qu’elle commande. “Les humains ne sont pas faits pour être allongés en permanence”, commente Dorothée. “Au top, trop cool Mamoune ! T’es contente d’être dans le fauteuil ? Elle cligne trois fois des yeux, c’est comme pour acquiescer !”, s’extasie sa fille.
Et pourtant, impossible de confirmer qu’il s’agit d’une manifestation d’approbation, ni que la patiente est consciente de ce qui lui arrive. “Le cerveau est un mystère parfois, l’imagerie médicale n’explique pas tout. Il y a encore beaucoup de choses que nous ignorons”, avoue Dorothée. Dans le service, le moindre mouvement du patient est décortiqué et interprété.
“L’enjeu, c’est de savoir s’il est là”
Chaque après-midi, l’unité ouvre ses portes pour accueillir les familles des patients. Maria se rend au chevet de son père, terrassé par un AVC il y a dix jours : “Au début, la mort plane. On ne s’attend pas à ça, c’est brutal. J’avais peur qu’il ne reparle plus, ça aurait été horrible. Il a reparlé quelques jours après, c’est un truc de dingue. J’avais peur qu’il ne soit plus là, mais là je le reconnais dans ses propos. Il se rappelle les expressions qu’on avait entre nous. Il est là et a gardé sa personnalité malgré une voix apathique et monocorde.” Physiquement, en revanche, son père n’est plus le même, selon elle. L’homme aux cheveux blancs clairsemés et au visage décharné est couché dans son lit, diminué. L’AVC est survenu après plusieurs complications médicales. “Son visage est transformé. Au début, il était déformé. Il a pris un coup de vieux d’un coup. Je suis en train de faire le deuil de son physique. On fera avec, mais ça ne sera plus comme avant. C’est un nouveau papa.” L’homme de 67 ans ne pourra certainement plus remarcher. “Le relationnel est plus important que le physique, sinon on n’est qu’un corps”, lâche-t-elle, avant de retourner retrouver son père dans sa chambre.
Aujourd’hui, Mme Lys reste la bouche ouverte. Le regard vide, elle ne bouge pas, plantée dans son fauteuil pendant des heures. En passant devant sa chambre, la réanimatrice s’arrête. “Ben alors Fabienne, vous êtes bloquée ? Entraînez-vous à fermer la bouche”, ordonne-t-elle. Pas de réaction. “Vous avez l’air ailleurs aujourd’hui, vous n’êtes pas avec nous là ?” Il n’y a pas si longtemps, Fabienne était capable d’actionner sa bouche sur demande.
Certains patients restent endormis pendant les soins. Photo Anna Pettini / CuejGarder les habitudes de vie
Il est 8 heures, moment du petit-déjeuner pour M. Schmidt. Le sexagénaire avale péniblement la crème à la vanille, un repas “lisse” qu’une infirmière lui tend. À chaque cuillerée, il garde l’aliment en bouche, comme une longue hésitation avant d’avaler. “Pourtant c’est votre femme qui nous a donné la crème, donc vous devriez aimer !”, se plaint l’infirmière qui s’occupe de lui. Rien n’y fait. Tout à coup, Hélène fait irruption dans sa chambre. “Bonjour Éric ! Le Racing a gagné hier contre Toulouse.” Il ne bouge pas. Elle garde son entrain, répète la nouvelle puis repart sans broncher. “L’humour permet de dédramatiser. On ne va pas en rajouter en arrivant de mauvaise humeur, donc on vient avec le sourire, on fait des blagues. La situation est déjà suffisamment pesante pour eux”, appuie Hélène. Quelques minutes après le départ de l’infirmière, le patient vomit lentement la crème qu’il vient d’ingérer, ne tolérant visiblement pas la nourriture. Tout est bon pour conserver les habitudes des patients. Nourriture, crème hydratante, parfum…
Les soignants demandent aux familles ce qu’ils aiment et déclinent leurs soins en fonction. Cela permet aussi de stimuler les patients, qui réagissent beaucoup mieux s’ils ont un lien émotionnel. “Les dames du 42 et du 47 sont pomponnées, on le sait en regardant les photos et en parlant à la famille. On essaie de garder leurs habitudes de vie”, expose Esther. Arthur, le jeune majeur, a manifesté son envie de se faire couper les cheveux dès ses premières semaines d’éveil. Son père témoigne : “Il passait son temps à mettre sa main dans ses cheveux, personne ne comprenait pourquoi. Moi j’ai tout de suite compris que c’était parce qu’ils étaient trop longs. Il ne parlait pas encore, mais on a compris. Avant son accident, il allait chez le coiffeur toutes les quatre semaines.” Ce jour-là, les parents ont pris rendez-vous avec la coiffeuse à 16h30. “Arthur en a besoin, il aime avoir les cheveux courts”, raconte son père tandis que la coiffeuse s’affaire. Une fois la coupe terminée, elle sort un miroir de poche pour montrer le résultat à Arthur. “Parfait”, dit-il doucement. Un pas de plus vers un retour à la vie hors de l’hôpital.
Arthur se fait couper les cheveux dans sa chambre d’hôpital. Photo Anna Pettini / Cuej*Les identités ont été modifiées. L'hôpital n'est pas identifié, d'après la volonté du chef de service (il s'agit d'un Centre hospitalier français).
Muriel Kaiser et Anna Pettini