Un genre de désaccord
Quand avez-vous senti que vous étiez dans le mauvais corps ?
Karine, 52 ans : Dans mes souvenirs, c’était dans les années 1990. J’avais 5 ou 6 ans, j’étais au Chili et je sentais qu’il y avait quelque chose qui clochait. J’ai attendu de grandir pour annoncer à ma mère que je ne me sentais pas bien dans ce corps d’homme, et c’est elle qui l’a ensuite dit à mon père. Est-ce qu’ils l’ont accepté? Ma mère dans un premier temps oui, après non. Mon père jamais. Pour lui, je n’étais même plus un être humain mais la pire des choses. Je ne l’ai plus revu depuis 27 ans et il ne me manque pas. Je suis allée voir un psychologue directement après mon coming out car je savais très bien que je ne garderais pas mes parents. L’idée était de travailler sur ce deuil familial car c’était la seule chose qui me bloquait. Il m’a fallu quelques mois pour comprendre que je devais m’y prendre autrement en admettant que mes parents ne m’accepteraient jamais.
Edward-Jeanne, 25 ans : J'ai vécu au départ la transidentité comme quelque chose d'anormal. À partir de mes 6 ans, j’ai commencé à découvrir mon corps, à comprendre beaucoup de choses. Au fur et à mesure des années, je me suis demandé pourquoi les garçons avaient quelque chose entre les jambes et pas moi. J’ai donc essayé d’accepter le corps qu’on m’a donné et me suis forcé à aller "vers qui je devais aller" : les hommes. Mes rapports sexuels avec les garçons n’ont jamais fonctionné. En les voyant dénudés devant moi, ce n’était pas du désir que je ressentais mais plutôt de l’envie. J’enviais leurs corps. Quand j’ai découvert mon désir pour les femmes, j’ai vite compris que je n’étais pas lesbienne mais hétérosexuel. Je n’étais simplement pas dans le bon corps.
Lorenzo, 35 ans : J’ai senti que j’étais un homme à l’âge de 4 ans. J’avais déjà les cheveux très courts, je m’habillais et me comportais comme un garçon. J’ai essayé de faire comme mes amies pour rentrer dans le moule en ayant mon premier rapport sexuel avec un homme à l’âge de 17 ans mais ça n’a pas du tout marché. J’ai donc décidé d’annoncer à ma famille que j’aimais les femmes même si je n’acceptais pas qu’on me dise que j’étais lesbienne. J’ai attendu plus de 30 ans pour expliquer à ma mère que je ne me sentais pas bien dans mon corps, et que je ne voulais plus qu’elle m’appelle Laura mais plutôt Lorenzo.
Quels effets les hormones ont-elles sur votre corps ?
Lorenzo : Je suis hormoné depuis juillet 2019. Je n’ai plus de règles, ma voix a commencé à devenir grave au bout du premier mois, au point de muer comme un adolescent de 14 ans. J’ai aussi un petit peu de pilosité au visage, sur les avant-bras, sur les mains et sur l’abdomen. Mes traits féminins s'en vont petit à petit sous les effets de la testostérone et mon clitoris commence à prendre des centimètres. Dans notre jargon, c’est ce que nous appelons "le dickclit", un néo pénis. Ma libido monte en flèche. Ma peau devient grasse et acnéique, j’ai beaucoup d’appétit. C’est une sorte de puberté.
Karine : Je n'étais pas spécialement virile. Mais c'est vrai que j'avais déjà un peu de poitrine et la voir se développer était très sympa. J’ai un peu moins de pilosité. Les hormones m’ont suffi pour avoir une grosse poitrine, que j’ai fait réduire il y a quelques années.
Edward-Jeanne : Cela fait environ deux ans que je suis sous hormones. Mais ça ne suffit pas. J’ai aussi fait une torsoplastie*. Je n’arrivais pas à accepter le corps que j’avais, ça m’empêchait de me baigner. L'opération se fait tout autour du téton sans laisser de cicatrice. Le chirurgien retire la glande mammaire et la graisse, le surplus de peau et la ressert. En ce qui concerne la sensibilité au niveau du téton, je commence à peine à la retrouver, un an et demi après la chirurgie.
Comment se sont passées les démarches administratives pour enregistrer le changement de genre ?
Lorenzo : Il faut prendre un rendez-vous à la mairie et faire toute une requête pour expliquer pourquoi ce changement d'état civil. Il faut joindre minimum quatre ou cinq témoignages de l'entourage. J’ai pu modifier mon état civil sur mon acte de naissance et ma carte d’identité, après quelques mois d’attente et environ trois rendez-vous. Ensuite, j’ai enfin pu obtenir ma pièce d'identité avec mon nouveau prénom tout en gardant la mention "sexe féminin" car le genre n’a toujours pas été changé. Je viens de déposer ma demande au tribunal de Strasbourg. Une fois mon changement de genre accordé par le juge aux affaires familiales, je vais devoir modifier mes autres papiers.
Karine : C’était un parcours du combattant avant la réforme de 2016. Il fallait apporter des certificats, passer par une expertise, se faire déshabiller pour qu’on s’assure de ce qu'il y a dans la culotte. Tout était basé sur la jurisprudence, donc c'était très aléatoire selon les régions. Aujourd’hui, c'est censé être un peu plus facile. En filigrane, les parcours médicalisés demeurent privilégiés. Officiellement, la stérilisation, les opérations, les certificats de psychiatre ne sont plus obligatoires même s’il faut encore prouver qui on est.
Edward-Jeanne : Pour changer de prénom, je suis allé à la mairie où j’habitais. J’ai ensuite appelé la mairie de la ville où je suis né pour avoir mon acte de naissance et le changer. Une fois modifié, j’ai pu aller à la mairie pour modifier mon prénom sur la carte d’identité. Je n’ai toujours pas changé mon genre sur les papiers. Je voulais garder uniquement mon ancien prénom, Jeanne, mais on refusait souvent de me donner mes colis à la poste, ou de me laisser passer après un contrôle policier car selon eux, mon prénom ne collait pas avec ce qu’ils voyaient.
Avez-vous subi des opérations chirurgicales ?
Edward-Jeanne : Je compte passer par la phalloplastie car mes relations sexuelles sont jusqu’ici inachevées pour moi. Je compte la faire soit aux Etats-Unis soit en Belgique car la technique n’est toujours pas au point en France. Cette opération permet de créer le pénis de A à Z et se fait en plusieurs étapes. Il s’agit de retourner l'urètre pour pouvoir uriner et de construire le phallus autour. La peau de l'avant-bras, des côtes, ou de la cuisse est ensuite prélevée pour recouvrir le phallus et le faire cicatriser. La création des bourses se fait ensuite avec des prothèses en silicone en plus de la peau. À la fin, la pose d’une prothèse pénienne permet l'érection.
Lorenzo : Personnellement, c’est une partie qui ne me dérange pas car elle n’est pas visible. Je ne suis pas fermé à la question, mais la technique n’est toujours pas au point en France. J’ai peur qu’après l’opération, je ne ressente plus de plaisir dans mes rapports sexuels.
Karine : Je comprends les hésitations. On a aussi le droit d’avoir du plaisir, même si à une époque les gens ne le comprenaient pas. Pour eux, on devait se contenter de l’opération de changement de sexe sans en demander plus. Mais c’est important de pouvoir avoir du plaisir et je crois qu'on ne parle pas assez de cette thématique-là. Il y a pas mal de tabous chez les personnes transgenres. Personnellement, j’ai fait mon opération en Belgique et tout a bien fonctionné. J'ai la chance de pouvoir avoir du plaisir et c'est très bien comme ça car j’adore mon corps d’aujourd’hui.
*Acte chirurgical qui consiste en une double mastectomie (ablation des glandes mammaires) et la construction d’un torse d’allure masculine.
Propos recueillis par Aïcha Debouza