/ Boris Granger
Afin d'échapper à la grande distribution et de s’assurer une rémunération plus juste, des agriculteurs n’hésitent plus à organiser eux-mêmes la distribution de leur production.
« Cœur Paysan », la grande surface du circuit-court
Depuis son ouverture en 2016, un magasin de Colmar met directement en relation ses clients avec une quarantaine de producteurs de la région. Installée dans les locaux d’un ancien supermarché, la structure entend proposer une rémunération plus juste aux agriculteurs.
« Je ne veux pas que mes pommes viennent du Chili ! Ici, en plus d’être locaux, les produits sont moins traités. L’autre jour j’ai trouvé un ver dans ma pomme, ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. » Chaque semaine, Claude-Michel, 79 ans, vient faire ses courses au magasin Cœur Paysan, à Colmar.
Lancé fin 2016 sous l’impulsion de 30 agriculteurs alsaciens, la structure met directement en relation des producteurs locaux avec des consommateurs, sans intermédiaire. Sur une surface de 450 m² le magasin propose un éventail de produits alimentaires allant de la viande de boeuf au yaourt nature en passant par la moutarde de raifort. Tous s’engagent à venir prêter main forte aux huit salariés, à raison d’une demi-journée par mois. « On a formé les producteurs pour qu’ils soient aussi à l’aise à la caisse que pour vendre », explique Pascal Terroux, qui dirige le magasin, après 20 ans dans la grande distribution.
Les mêmes règles pour tous
Les règles sont les mêmes pour les 43 exploitants qui font désormais partie du projet. Chacun d’eux s’engage à livrer sa marchandise, puis à la mettre en rayon. Les prix sont déterminés par l’agriculteur qui reversera entre un quart et un tiers de son chiffre d’affaires aux frais de fonctionnement du magasin.
Éleveuse de bovins à Sand, à 25 kilomètres de Strasbourg, Aurélie Gander, 34 ans, livre la boutique depuis sa création. Entre Cœur Paysan et son propre magasin à la ferme, elle écoule l’intégralité de sa production en vente directe. « Nous nous sommes développés dans les circuits-courts car la grande distribution nous forcerait à trop baisser nos prix. Les bêtes ne vaudraient plus rien. On n’avait pas le choix : soit on arrêtait de faire de la viande, soit on faisait un magasin. »
Pour fournir l’enseigne colmarienne, Aurélie Gander abat un bœuf tous les 15 jours. « Si la viande est vendue au bout de deux jours, on ne peut pas en commander d’autre, explique l’éleveuse. Un magasin de producteurs fonctionne ainsi, les clients doivent comprendre que ce sont nos bêtes et que nous ne pouvons pas avoir de tout, tout le temps. »
Pour les clients, faire leurs courses à Coeur Paysan leur permet de consommer local. / Boris Granger
S’adapter aux habitudes des consommateurs
Ce risque de pénurie, Pascal Terroux ne le conteste pas : « Nous sommes souvent en rupture de stock. Les producteurs ont des difficultés à livrer les quantités nécessaires afin de satisfaire tous les clients. » Courante sur les étals d’un marché, la situation interroge davantage dans une grande surface. Mais avec son bâtiment chauffé du centre-ville et son parking, Cœur Paysan est parvenu à capter d’anciens clients des halles de Colmar. « Si vous offrez quelque chose de bien structuré, d’efficace, de pas trop cher et d’attrayant aux consommateurs, ils suivent », analyse Ronan Le Velly, professeur à l’institut national d’études supérieures agronomiques de Montpellier.
La proximité avec la grande surface voisine est un autre atout : la plupart des fidèles de l’enseigne colmarienne y complétant leurs courses. Un inconvénient : « Le client qui veut acheter moins cher ira toujours dans le supermarché voisin », regrette le directeur.
Pour se pérenniser, le magasin colmarien cherche désormais à augmenter son panier moyen, actuellement à 32 euros, quitte à proposer des produits plus lointains pour étoffer son offre. « Il faut trouver le juste milieu entre le local et ce qui permet de satisfaire le client », admet Pascal Terroux. Pendant les fêtes, le magasin propose, par exemple, des huîtres de Cancale. Pour répondre aux demandes, il a également décidé de vendre des oranges importées de Sicile. « C’est la qualité du produit qui nous a fait franchir le pas, justifie le directeur. C’est un agriculteur de chez nous qui connaissait ce producteur sicilien. Nous maintenons donc cette logique de réseau. »
Dans les prochains mois, ce réseau devrait continuer à grossir. Deux projets sont actuellement à l’étude à Sélestat et à Strasbourg. Avec la même ambition : proposer une rémunération plus juste au producteur, en s’émancipant de la grande distribution.
Boris Granger et Nicolas Grellier, à Colmar