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La minorité hongroise en Roumanie est surtout présente en Transylvanie. Les Hongrois sont installés depuis le Moyen Âge dans le pays sicule. Les communes dans cette région ethnique sont souvent peuplées à plus de 70 % de magyarophones. © Emilio Cruzalegui

Mais en parcourant la route nationale qui traverse Ciumârna, quelques bâtisses détonnent avec le reste du paysage bucolique. Entre les logis traditionnels, faits de torchis à base de paille, crottin de cheval, sable et argile, se dressent d’imposantes demeures en béton, à un ou deux étages, ajoutant un grain d’austérité au village. Stigmates du régime de Ceaușescu, leur architecture et leur disposition, au plus proche de la chaussée, ont été imposés pour faciliter les inspections des patrouilles de la​​ Securitate**. 

Plus loin, sur les chemins qui sillonnent les collines, de nouvelles habitations voient aussi le jour, signe de la réussite des expatriés revenus au pays après des années de travail transfrontalier. « Ils cherchent à ressembler aux Occidentaux. » Murs blancs, baies vitrées, colonnades grecques, SUV… Le pavillon « Seine-et-Marne » au-dessus de chez Ionuț a coûté « plus de 90 000 euros, sans le terrain, qui vient de l’héritage ! » Pour le jeune fermier, ces nouvelles maisons sont non seulement hors de prix, mais grignotent également le panorama verdoyant et traditionnel de la région, où on observe encore circuler charrettes et carrioles. 

Adriana et son mari occupent une grande ferme, avec « sept chambres, mais qui ne servent plus à rien », explique-t-elle tristement. Elle a pourtant fait des travaux pour la moderniser aux goûts de ses enfants : nouvelle salle d’eau avec bains à remous, salon flambant neuf, écran plat, cuisine équipée… Mais ces derniers ne rentrent plus qu’une ou deux fois par an pour les grandes occasions, à Pâques ou à Noël.

Cet exode rural, les habitants de Ciumârna ne le connaissent que trop bien. Depuis des décennies, les jeunes adultes quittent le hameau pour tenter de faire carrière ailleurs, en ville ou à l’étranger. L’agriculture de subsistance ne suffit plus aux aspirations de cette jeunesse tentée par le modèle de l’Ouest. En 2007, après l’entrée dans l’Union européenne, le phénomène s’est accéléré car « tout est devenu plus simple ». Ionuț a lui aussi vu partir son frère aîné il y a de ça trois ans. Il s’est installé en Haute-Savoie en tant que menuisier, dans l’espoir de « gagner un peu mieux sa vie qu’ici, en Roumanie ». Plusieurs fois, il a invité son cadet à le rejoindre. « Mais qui veillera sur mes bêtes ? Et puis, je suis bien ici. La campagne, il n’y a que ça qui me plait vraiment. »

« Beaucoup disent qu’ils ne partent à l’Ouest que pour trois, six mois… et ils finissent par y rester trente ans. » Si Ionuț entend les raisons de ces migrations, lui et les autres villageois en paient quotidiennement les conséquences. Le manque de main d'œuvre a accentué la pénibilité d’un travail sans mécanisation : pas de tracteur, bêcheuse ou arracheuse à betteraves, juste un cheval. La traite se fait toujours à la main. Le jeune fermier s’inquiète de voir les exploitations agricoles du village diminuer à vue d'œil. Avec nostalgie, il regarde le terrain d’en face : « Lorsque j’étais enfant, les gens cultivaient des pommes de terre, des betteraves, du maïs… Depuis que les héritiers sont partis, c’est redevenu une simple parcelle d’herbe. »

Des traditions délogées

Malgré le besoin criant de travailleurs de la terre, les villageois s’en sortent. En Bucovine, littéralement « le pays des hêtres », beaucoup tentent notamment de conserver les compétences traditionnelles du travail du bois. Dans la famille Loba, l’art de la menuiserie se transmet de père en fils. Si son frère est parti exercer en France, Ionuț a, de son côté, précieusement gardé l’atelier et les outils de son paternel, grâce auxquels il a pu restaurer la propriété familiale, un leg joliment préservé. 

Pour l’eau, impossible de compter sur le réseau d’eau courante national : en 2022, le village n’y est toujours pas connecté, tout comme 70 % du territoire bucovien*. Les habitants de Ciumârna ont donc là aussi recours au système D. À deux ou trois ménages, ils se partagent une source des nappes phréatiques du territoire montagnard. Grâce aux raccords par tuyaux « faits maison », chaque habitation bénéficie de l’eau courante. Les risques de pollution ? Aucune crainte : « Personne n’utilise de pesticides ou de produits phytosanitaires. Ici, tout est naturel, tout est biologique », souligne fièrement le paysan.

La jeunesse s'enfuit

Lorsqu’il se rend à son pâturage, à quelques centaines de mètres de sa casa, le trentenaire ne passe jamais inaperçu, surtout auprès des villageois qui l’ont vu grandir. Car ici, Ionuț fait figure d’exception : il est l’un des rares de sa génération à être resté sur ces terres, là où la moyenne d’âge frôle désormais les 70 ans. Ses pas résonnent comme un souffle de jeunesse et d’espoir pour les têtes blanches qui n’ont jamais bougé. Arrivé devant le portail d’une maison en bois jaune, délavée par le soleil, notre guide entre comme chez lui. Adriana, sa marraine sexagénaire, lui fait comprendre que le café n’est pas une option. Avec cette visite hebdomadaire, elle comble comme elle le peut l’absence de son fils du même âge, parti pour la France il y a quelques mois avec sa femme et ses deux filles. 

Semer pour (sur)vivre  

Le teint hâlé, 1,85 m, large d’épaules… Son physique ne trompe pas : Ionuț alterne ses journées à la ferme et aux champs. Car ici, le travail de la terre n’est pas une option, tout relève de l’agriculture vivrière. « Chacun mange ce qu’il cultive. » Comme les autres villageois, il possède un petit arpent de terre, deux à trois hectares hérités de la famille, où il diversifie les cultures, malgré le sol montagneux « difficile à labourer » : patates, betteraves, maïs, chanvre, oignons, ail, rhubarbe, fraises, pommiers… 

De vastes étendues de pâturages parsemées de taches noires, et en toile de fond, le blanc manteau des Carpates. Derrière ce décor bucolique dans le sud de la Transylvanie, se cache le projet de deux investisseurs suisses. Son nom ? Karpaten Meat Group (KMG). Les taches dans le décor ? Leur or noir à eux, mais celui-ci a quatre pattes et meugle par intermittence. C’est l’élevage de bovins de race Angus que les deux comparses helvétiques, Samuel Widmer et Stefan Jung, ont lancé en 2008. Ainsi va Heidi au pays de Dracula. 

KMG fait partie de ces nombreuses entreprises étrangères venues s’implanter en Roumanie. Un choix pas si anodin. Une étude européenne publiée en 2015 estimait déjà que près de 40 % des terres agricoles roumaines étaient entre les mains d’investisseurs étrangers.

Basculement économique

L’essor de KMG représente le tournant pris par le secteur agricole roumain ces dernières années : celui du déclin de la paysannerie traditionnelle et de la concentration des surfaces agricoles dans les mains des grandes et moyennes firmes. En 2020, le pays comptait 2,89 millions d'exploitations, une baisse de 25 % par rapport à 2010 selon le dernier recensement agricole. En termes de surface, les gros et moyens exploitants tendent à prendre le pas sur les petits agriculteurs, toujours majoritaires dans le pays.  Une transition importante, puisque socialement et politiquement, la « petite agriculture » demeure un pilier pour la Roumanie (voir encadré).

Le gros de l’exploitation de KMG se situe aux alentours de Marpod, là où tout a commencé. Aux portes de cette petite commune de la vallée de l’Hârtibaciu, du nom de la rivière qui la traverse, KMG a su prospérer : « On a commencé avec seulement 100 hectares, lance fièrement Laurențiu, « process manager » de la firme, la race Angus est faite pour une culture extensive, c’est simple : il faut environ un hectare par tête et aujourd’hui on a environ 7 000 têtes de bétail »

Les principaux bureaux de KMG à Marpod jouxtent d’anciens hangars agricoles de l’époque communiste, que la firme a récupérés et réaménagés. À l’intérieur, les imposantes bêtes noires se reposent. En fin de matinée sur l’exploitation, l’odeur de viande grillée emplit les narines et se mêle à celle du purin. Autour de la table, on fête la réussite du groupe dans diverses activités commerciales. Ici, ça cause surtout « business », mais aussi « système » et « management ». Le nouveau monde. Le « swiss process » (sic) appliqué aux terres roumaines a permis un développement considérable en une quinzaine d’années de la firme.

Depuis son pré, sur le flanc de la colline qui surplombe le village, Ionuț peut voir l’Ukraine. La frontière est là-bas, à 25 km à vol d’oiseau, deux cols plus loin au Nord. Quand la guerre a éclaté au milieu de l’hiver, le fermier a tout de suite envisagé de pousser les murs de sa petite maison pour accueillir des réfugiés. Il pensait que beaucoup tenteraient de fuir par la forêt carpatienne, malgré le froid polaire qui touche la région à cette période de l’année.

Car c’est au cœur de la Bucovine, de part et d’autre d’une route longeant le cours d’eau éponyme, qu’est nichée la commune de Ionuț, Ciumârna, à 800 m d’altitude. Dans cette étroite vallée bordée de sapins, les maisons traditionnelles en bois hébergent 420 descendants des Houtsoules, une ethnie roumano-ukrainienne qui vit dans les Carpates depuis des siècles. Ukrainophone de naissance, Ionuț souhaitait apporter son aide aux réfugiés fuyant la guerre. Il y a eu du passage au début du mois de mars, mais personne ne s’est arrêté. « Seuls les riches ont pu quitter le pays. Pourquoi resteraient-ils ici, à Ciumârna ? »

Le trentenaire, lui, n’a jamais songé à quitter ses terres natales. Cadet de la famille des Loba, Ionuț a repris l’exploitation et le logis de famille, la Casa Colinita, voilà quelques années. Et c’est le cœur rempli de fierté qu’il aime présenter sa jolie fermette, son « bardage en bois en queue d’hirondelle » façonné par ses ancêtres, et la maison d’enfance de sa mère, dont il a pris le soin de conserver le caractère pittoresque. C’est d’ailleurs ce décor rural qui a séduit sa femme, Gabriela, originaire de Bucarest, arrivée en 2019 et jamais repartie.  

Depuis son pré, sur le flanc de la colline qui surplombe le village, Ionuț peut voir l’Ukraine. La frontière est là-bas, à 25 km à vol d’oiseau, deux cols plus loin au Nord. Quand la guerre a éclaté au milieu de l’hiver, le fermier a tout de suite envisagé de pousser les murs de sa petite maison pour accueillir des réfugiés. Il pensait que beaucoup tenteraient de fuir par la forêt carpatienne, malgré le froid polaire qui touche la région à cette période de l’année. 

Poste-frontière submergé 

Si le port de Constanța tourne à plein régime, les frontières de la Roumanie subissent le même afflux. Signe révélateur à Isaccea, au poste frontière avec l’Ukraine, la file des camions s’allonge de jour en jour. Entre les deux pays, le Danube et une petite barge chargée de transporter les véhicules d’une rive à l’autre. De quelques dizaines de routiers à vouloir traverser la frontière quotidiennement avant la guerre, à plusieurs centaines aujourd’hui, cette porte d’entrée vers l’Union européenne est submergée. Du jamais-vu pour les policiers du coin. « Avant, il n’y avait rien ici. » 

En Bucovine, dans le nord de la Roumanie, la campagne fait fuir plus qu'elle n'attire. Avec ses quelques animaux et son potager, Ionuț Loba, rare trentenaire de la vallée, porte à bout de bras les traditions de son village et de la vie rurale. Récit et diaporama.

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