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Apprendre de ses faux-pas

S'inspirant des méthodes de l’armée, les sapeurs-pompiers se mettent au retour d’expérience, le « Retex ». Intervention anodine ou catastrophe, ils s’interrogent sur leurs actions pour mieux en tirer les conséquences.

Le débriefing : premier niveau du retour d‘expérience. Crédits : Arthur BLANC

Le trou béant dans la forêt près du Mont Sainte-Odile a témoigné pendant plusieurs années de la tragédie qui s’y est déroulée. Le soir du 20 janvier 1992, un avion d’Air Inter percute la montagne. Alors que les journalistes, arrivés sur place « un peu par hasard », tournent les premières images du lieu du crash, les rescapés transis de froid attendent encore les secours - quatre heures après la catastrophe.

Mauvaise communication entre les services, moyens technologiques limités, conditions météorologiques défavorables, difficultés à localiser l’avion : le médecin-colonel Laurent Tritsch, envoyé à l’époque comme médecin-pompier sur les lieux, se souvient de ces complications. « Les équipes de pompiers étaient stationnées à Obernai, les gendarmes à Barr. On n'avait qu’une seule fréquence radio pour tout le département, peu de téléphones - ils étaient tous squattés par les gendarmes. Une fois l’avion localisé, on s’est retrouvés complètement enquillés là-haut, sans contacts avec les forces de l'ordre, le parking plein de voitures de journalistes et de badauds, le chasse-neige qui remontait en face… »

Deux crash qui marquent les secours

Finalement, cinq heures après le drame, les victimes sont évacuées sur des brancards de fortune. « Il y avait des gens qui étaient vivants après le crash et qui étaient décédés à 23 h 40, quand les secours sont arrivés », estime Jean-Pierre Stucki, l’un des premiers journalistes arrivés sur place. Une version qu’il préfère avancer avec prudence, « parce qu'il y a eu un jugement depuis, qui n’a pas mis en cause les secours » (1). Laurent Tritsch, le médecin-pompier, avoue quant à lui à demi-mot : « Les légistes m’ont dit, après coup, qu’il y avait peut-être une personne dont les lésions n’expliquaient pas une mort immédiate. » Un rapport de la commission d’enquête de l’année du crash a conclu que six victimes auraient pu être secourues dans les deux heures. « Je pense que les leçons ont été tirées en partie. Il y a eu une analyse approfondie dans différents rapports, un procès, qui ont fait avancer les choses », poursuit Jean-Pierre Stucki.

Ces interventions sur des catastrophes majeures interrogent les organisations de secours quant à leurs propres limites. D’où la nécessité de faire remonter les informations à la hiérarchie, d’analyser les faits et gestes de chacun, pour en tirer les conséquences. Un réflexe qui gagne du terrain au sein des Services départementaux d’incendie et de secours (Sdis) sous le nom de Retex, le « retour d’expérience » (2).

Un autre crash, largement médiatisé, a fait l’objet de cette démarche : celui de l’avion de Germanwings en mars 2015. Le capitaine Martin Ehrismann, chef du bureau de suivi d’activité opérationnelle et du retour d’expérience, explique : « Le Sdis des Alpes-de-Haute-Provence a analysé l’organisation des secours sur cette intervention, pour définir les rôles des gendarmes, des pompiers, ce qui est parfois compliqué en zone montagneuse. Le document revenait aussi sur la prise d’appel, puisque le crash a été signalé par un berger, ce qui nécessitait de recouper l’information pour être en mesure d’estimer le nombre de victimes. »

Certains retours d'expérience peuvent servir à tous les Sdis de France. Crédit : Arthur BLANC

Certains retours d'expérience peuvent servir à tous les Sdis de France. Crédit : Arthur BLANC

S’inspirer du terrain, des autres Sdis et des pays voisins

C’est ce volet des opérations que le bureau de Martin Ehrismann est chargé de mettre en œuvre. En effet, la pratique du retour d’expérience est récente : dans le bureau de Wolfisheim, l’idée fait son chemin « depuis sept ou huit ans ». Trois personnes sont affectées au suivi des activités opérationnelles et au retour d’expérience, deux autres à l’élaboration de la doctrine opérationnelle, c’est-à-dire aux règles qui définissent comment les pompiers doivent intervenir et se comporter au quotidien. Les généralités formulées au niveau national sont adaptées au niveau local selon les moyens, les habitudes et l’histoire de chaque Sdis en s’inspirant des autres départements et de l’international.

Le Sdis 67 examine, par exemple, la possibilité d’employer des stoppeurs de fumée, une idée importée d’Ille-et-Vilaine. « Avec ce dispositif, les pompiers peuvent aérer le reste de l’appartement sans attiser le feu et évacuer les fumées nocives », explique Martin Ehrismann.

Une fois les doctrines mises à l’épreuve du terrain, le service et les agents apprennent de leurs erreurs. Il est important, pour permettre la remontée d’informations, de former les pompiers à accueillir la parole sans jugement. « Il faut sortir de l’idée "oh, zut, j’ai fait une bêtise, si je ne dis rien, personne ne le remarque et ça passe." Pour ça, la rédaction d’un guide qui fixerait la structure du Retex est essentielle, pour libérer la parole », estime l’officier.

Pour l’instant, Martin Ehrismann distingue trois niveaux de retours d’expérience : le premier, le « débriefing derrière le camion, en retour d’intervention, entre le chef d’agrès et son équipe. On aimerait inculquer cette culture, ce n’est pas encore systématique. » Deuxième niveau, les interventions moyennes, qui ne sortent pas du quotidien par leur nature mais par leur ampleur et qui peuvent servir à tout le département. Comme par exemple cet incendie à Schiltigheim il y a deux ans, où la combustion de polystyrène avait posé la question de l’usage de la mousse ou de l’eau.

Dernier niveau, celui des gros événements comme l’accident de TGV à Eckwersheim, le 14 novembre 2015. « C’est un cas particulier, puisque plusieurs services étaient impliqués. Les retours d’expérience de ce niveau supposent ensuite des changements dans la formation et les techniques opérationnelles. » Le dernier retour en date, celui sur les inondations de juin 2016 (3), figure en bonne place dans le bureau, sous la forme d’un tableau papier affiché au mur, indiquant la nature de l’intervention, les services et moyens présents, les actions effectuées et les priorités à prendre en compte. Martin Ehrismann explique : « Ce retour était nécessaire pour montrer qu’on était présent quand on avait besoin de nous, mais qu’on réfléchit à ce qu’on peut améliorer. »

Reste à structurer ce retour dans le Bas-Rhin

Pour l’instant, le retour d’expérience reste à structurer au sein du Sdis 67. « Potentiellement, on peut faire un Retex pour tout, pour les opérations mais aussi pour le fonctionnement des bureaux et des services », imagine le responsable. Un format retient son attention, celui du partage d’expérience (Pex) (4), plus rapide que le Retex. Le retour sur intervention serait fait en moins d’un mois. Il en sortirait un briefing très court, distribué dans les casernes sous forme d’une feuille A4 recto verso.

« L’idée est de rester très factuel, de souligner un point particulier qui peut servir à nouveau », explique le capitaine. Formes, couleurs, schémas et encadrés, focus sur un détail d’équipement, tout serait mis en œuvre pour accrocher l’œil et la mémoire.

Des réunions nationales avec les responsables de ces bureaux de retour d’expérience sont organisées depuis deux ans. La première comptait dix Sdis, celle de cette année en rassemblait une quarantaine. La mise en place du Retex est encore balbutiante : le bureau a aussi la charge du suivi de l’activité opérationnelle, des plaintes et des attestations d’interventions. Des tâches chronophages qui ralentissent, malgré la volonté du Sdis 67, l’intégration du retour d’expérience dans sa mécanique.

Le déroulé des événements du crash du Mont Sainte-Odile

Le récit de Jean-Pierre Stucki, premier journaliste sur les lieux.

Léa SCHNEIDER avec Naoufel EL KHAOUAFI

(1) Le jugement du procès du crash du Mont Sainte-Odile est rendu en novembre 2006 : relaxe générale sur le plan pénal mais Airbus et AirFrance sont condamnés au civil. Le constructeur et la compagnie aérienne sont reconnus responsables des dommages infligés aux victimes. L’association de victimes ECHO fait appel et un nouveau jugement est rendu en 2008, confirmant la relaxe générale. Mais cette fois, les parties civiles sont déboutées. Lors du procès, les secours n’ont pas été mis en cause.

(2) Retour écrit ou oral sur les interventions effectuées pour corriger les procédures. Le Retex peut être étendu à toutes les dimensions du service : opérations, utilisation de l’équipement, organisation et coordination interservice…

(4) Variante plus courte du Retex, qui vise à diffuser les conclusions du retour d’expérience au sein du Sdis et aux autres départements sous forme de fiches synthétiques.

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