Télétravail, une domestication délicate

Plus de flexibilité mais moins de relations sociales : l'explosion du télétravail a bousculé les habitudes en Europe. Sa généralisation a aussi suscité de nombreuses inégalités, notamment pour les femmes.

«Restez chez vous». Le slogan, diffusé sur toutes les ondes, a été entendu par des millions d’Européens durant cette année. L’épidémie de Covid-19, en perturbant la vie telle qu’on la connaissait, a obligé la population à se confiner. Pour maintenir une certaine activité économique, malgré les restrictions de mouvements visant à limiter la circulation du virus, nombreux sont ceux qui ont dû se mettre au télétravail. «La pandémie a déclenché une sorte de ‘choc du travail à domicile’. On peut tout à fait parler d'un changement culturel», affirme Jean-Victor Alipour, chercheur à l’Institut de recherche économique (Ifo) de Munich.
En 2019, l’agence statistique de la Commission européenne Eurostat estimait que seulement 5,4% des Européens travaillaient depuis chez eux régulièrement. D’après l’étude «Vivre, travailler et Covid-19» de l’agence européenne Eurofound, cette proportion aurait été multipliée par dix ces derniers mois pour atteindre les 48% entre avril et juillet. D’une pratique marginale, le télétravail est devenu banal pour près de la moitié des travailleurs européens, voire quotidien pour un tiers d’entre eux.

Télétravail, mais pas pour tout le monde

Si le télétravail s’est généralisé dans tous les pays européens, l’ampleur de son usage varie encore selon la structure nationale de l’emploi. Ainsi, des disparités sont visibles entre les pays du nord de l’Europe, où la part du tertiaire est particulièrement forte, et ceux de l’est et du sud du continent, à la structure plus agricole et industrielle.

Les disparités d’accès au travail à domicile ont accentué le déséquilibre entre les travailleurs. «Les emplois compatibles se caractérisent par une activité plus cognitive, le travail à l'ordinateur, la recherche, la rédaction de textes, explique Jean-Victor Alipour, tandis que les emplois incompatibles sont plus manuels ou impliquent des services physiques.» On observe ainsi un fort écart entre les employés issus des études supérieures, principalement dans le secteur tertiaire, et ceux moins qualifiés : alors que 74% des premiers travaillaient depuis chez eux en juillet 2020 selon Eurofound, la proportion tombe à 34% chez les employés qualifiés de l’enseignement secondaire et à 14% pour ceux de l’enseignement primaire.

Confort nuancé

Parmi ceux qui y ont accès, le télétravail n’est pas toujours vécu de la même manière. Certains apprécient des horaires plus souples. «On a beaucoup plus de flexibilité, donc effectivement à 15 heures, si on a besoin de faire une petite sieste pour se reposer 20-30 minutes, on peut le faire», raconte Frédéric Huynh. Cet employé d’une société américaine de services financiers dispose aussi de plusieurs appartements vers lesquels il peut migrer facilement avec son ordinateur au gré de ses envies.

Légende : Anne Rejl appréciait de pouvoir télétravailler un jour par semaine, mais depuis la crise et le télétravail exclusif, elle souffre de ne plus voir ses collègues.

Mais pour d’autres, le manque de relations humaines pèse sur le moral. Evelina Cihlarova, ethnologue en République Tchèque, remarque une nette différence relationnelle : «Bien sûr, je peux appeler mes collègues. Mais ce n'est pas du tout la même chose que si on est dans la même pièce, qu’on peut échanger de vive voix et voir les mimiques de l’autre.»
Autre inconvénient, le domicile n’offre pas toujours un environnement de travail adapté. Le manque d’ergonomie des bureaux et des sièges de la maison peut être à l’origine de douleurs au dos et à la nuque. Eurofound estime que plus de la moitié des télétravailleurs n’ont pas bénéficié d’équipements de la part de leur employeur. «Du coup j’essaie de faire plus de sport. C’est vrai que pour ne pas avoir mal au dos, il faut le muscler. C’est la solution que j’ai trouvée», explique Boris Mupenzi, employé de banque qui travaille depuis sa colocation à Bruxelles. Si 78% des sondés par Eurofound en juillet indiquaient vouloir continuer à travailler depuis chez eux plusieurs jours par semaine, ils étaient seulement 13% à vouloir basculer intégralement en télétravail.

Retour aux fourneaux?

Pour Aline Zucco, responsable des études de genre à l'Institut de la recherche économique et sociale (WSI) de Düsseldorf, le développement du télétravail n’est pas la seule conséquence de la crise du coronavirus sur le monde du travail. Selon elle, la pandémie a également exacerbé les inégalités de genre. Ses recherches montrent que 27% des femmes réduisent leur temps de travail en faveur de la garde des enfants, contre 16% chez les hommes. Pour les parents en télétravail, la fermeture des écoles et des crèches n’a fait que renforcer la répartition inégale du travail domestique. Même dans les familles où les tâches ménagères étaient réparties de manière équitable auparavant, Aline Zucco observe un rétropédalage.

Légende : Zoé Jacob témoigne des difficultés du télétravail quand on est mère de deux enfants en bas âge.

Cette tendance, qu’elle qualifie de « retraditionalisation » des rôles, semble perdurer au-delà du premier confinement. «Nous constatons que les femmes réduisent réellement leurs heures de travail sur le long terme», explique l’économiste. En outre, elles seraient également plus fragilisées par la crise. «La réduction du temps de travail des femmes a des effets négatifs sur leur parcours professionnel, leurs possibilités de carrière et également sur leur retraites», s’indigne Karin Schwendler, chargée de l’égalité chez ver.di, un des plus grands syndicats allemand.
Selon Aline Zucco, c’est tout le rapport au travail qui doit être repensé si l’on veut vraiment changer les choses. «Je pense qu'il est irréaliste qu'un couple avec des enfants travaille 40 heures. C'est un modèle qui ne tient pas compte de la réalité de nos vies. Nous devrions passer à un modèle de 30 heures, afin que hommes et femmes puissent travailler et avoir du temps pour leur famille en même temps», préconise-t-elle. Pour l’économiste, il faut revoir également cette idée qu’un poste à responsabilités n’est faisable qu’à temps plein. «Cela empêche de nombreuses femmes d'assumer ces rôles importants», conclut-elle.

Infographie :
Légende : Les femmes sont surreprésentées dans les secteurs professionnels qui ont été les plus durement touchées par la crise sanitaire.

Traditionnellement surreprésentées dans les emplois à temps partiel et dans les emplois précaires, souvent moins bien rémunérées et avec des prestations sociales réduites, les femmes sont aussi plus nombreuses à avoir perdu leur travail depuis l’émergence du Covid-19. Elles sont aussi très présentes dans les secteurs les plus touchés par les restrictions sanitaires, comme les services domestiques, l’éducation et le commerce. Par ailleurs, que ce soit dans les supermarchés ou à l'hôpital, beaucoup des métiers les plus exposés au risque d’infection au coronavirus sont, eux aussi, majoritairement féminins.