Un routier dans la tempête
Privés de tout, les transporteurs routiers ont misé sur la solidarité et appris à s’adapter au contexte sanitaire. Jean Bauer, patron strasbourgeois, se souvient des mois de galère que son entreprise a traversés.
Rue de la Rochelle, Strasbourg. Le portique de manutention se saisit de la marchandise, et la place avec prudence sur un bateau transporteur. Tout autour, des piles de conteneurs rouges, bleus, jaunes et verts attendent leur prise en charge. En 2019, près de 380 000 d’entre eux ont transité via le port autonome de Strasbourg (PAS), deuxième port fluvial de France. Ce hub ferroviaire, fluvial et routier accueille près de 400 sociétés dans la logistique. C’est ici qu’est implantée l’entreprise de Jean Bauer spécialisée dans le convoi exceptionnel depuis 10 ans. « On fait du transport de très grosses structures, des ponts, des éoliennes, des grosses machines », énumère le patron aux cheveux blancs très courts et aux cernes sous les yeux. Aujourd’hui, le quartier du port du Rhin à Strasbourg a retrouvé son activité et la dizaine de salariés de Jean Bauer la leur. En début d’année, la crise sanitaire avait mis à l’arrêt de nombreuses entreprises et au chômage partiel de nombreux employés.
Le choc de mars
« Ça a été un choc, se souvient Jean Bauer. Du jour au lendemain, on s’est retrouvé sans travail. Mais il fallait encore livrer les derniers colis qui étaient en cours de route. Ce qui n'a pas forcément été évident. Quand vous avez 80 tonnes sur la remorque, vous ne pouvez pas vous garer n’importe où. » Sa gorge se serre : « Ensuite on est tous rentrés à la maison, et par la force des choses, on a mis à peu près tout le monde en chômage partiel. » Pendant deux mois, son entreprise ne génère qu’entre 10 et 15% de son chiffre d'affaires habituel. Il l’admet, « l’année 2020 va être dans le rouge, très largement ».
Face à la crise sanitaire, Jean Bauer organise sa logistique tant bien que mal : « Il a fallu prévoir tout ce qui est ravitaillement. Aller aux toilettes, prendre une douche, se nourrir... Avec tous les centres routiers à l’arrêt, c’était vraiment très difficile. Pour le reste, on a essayé de mettre en place une autonomie complète. À l’époque, il n’y avait pas encore de gel, de masque. Il a fallu équiper les camions de bidons d’eau, de savons, enfin de choses aussi élémentaires que ça. » Il peut aussi compter sur la solidarité des routiers : « On a pu s’appuyer sur un réseau de confrères. Nous on leur a ouvert nos portes, et eux ils nous ont ouvert les leurs. On a pu envoyer les chauffeurs chez des confrères pour se rafraîchir. »
De péripéties en péripéties
Au fil des semaines, certains obstacles disparaissent, mais laissent place à de nouvelles incertitudes : « C’était difficile de savoir ‘Est-ce qu’on y va ? Est-ce qu’on n’y va pas ? Qui va être ouvert ?’ On ne peut pas faire ce genre de transport n’importe comment, il faut des autorisations, des itinéraires bien spécifiques. Et toujours la même question : la disponibilité des gens aux déchargements. » Les exigences dans l’organisation mènent à « des situations rocambolesques où on nous dit ‘Vous y allez’. On fait venir le chauffeur, il charge, il part et, sur la route, on nous dit qu’on ne peut plus décharger, qu’il faut tout arrêter ».
Passer les frontières, une formalité en temps normal, devient un vrai casse-tête. Les règles varient d’un pays à un autre et compliquent grandement le travail des transporteurs. « Les Suisses, pendant très longtemps, n’avaient aucune restriction, pas de masque, pas de gel - on avait l’impression qu’ils n’étaient pas du tout concernés - alors que la Pologne, la République tchèque ou l’Autriche, étaient très stricts. On a souffert au début. Les forces de l’ordre qui nous accompagnent d’habitude n’étaient pas disponibles donc on a dû demander des dérogations. » Sur la gestion européenne de la crise, il se montre sceptique. « Je ne sais pas si l’Union européenne a géré la crise. Moi, j’ai uniquement été en contact avec les services des États dans lesquels j’avais des transports. Je ne vois pas trop ce que l’Europe a fait dans cette crise, du moins en ce qui concerne mon entreprise. »
Tenir le coup
Malgré cette année de galère, Jean Bauer ne baisse pas les bras. Le chiffre d’affaires de son entreprise a certes diminué, mais son carnet de commandes est plein. « Des projets qui étaient prévus en début d’année ont été repoussés. Le chiffre d'affaires s’est finalement juste décalé sur une autre période. » L’année prochaine, un gros contrat se profile, en provenance du Moyen-Orient. Même s'il se dit « pas très orienté aides », il admet que « les prêts comme le PGE (NDLR : le Prêt garanti par l'État) aident à tenir le coup le temps que les affaires reprennent ». Chaotique, l’année 2020 se termine enfin. Et ça n’est pas pour déplaire à Jean Bauer : « Qu’on en finisse ! Et qu’on se concentre sur notre travail, sur nos vies. Ça ne sert à rien de se lamenter pendant des heures, il faut aller de l’avant.»
*À la demande de l’interviewé, le nom et le prénom ont été changés.
Le fret négocie le virage
Le secteur du fret routier a subi de plein fouet le ralentissement des industries européennes. Pour rebondir, les entreprises de transports de marchandises cherchent à investir dans la logistique des petits colis.
En 2020, le fret routier a suivi un chemin particulièrement cahoteux. Selon les analystes de Transport Intelligence, une entreprise spécialisée dans la recherche sur le domaine de la logistique, le chiffre d’affaires du secteur devrait chuter de 6,8% dans l’Union européenne. La mise à l’arrêt des chaînes de production automobile, des chantiers et des entreprises de construction a pesé lourd sur les transporteurs spécialisés. Une étude menée par l’International road transport union (IRU), le principal syndicat international des travailleurs routiers, a démontré de grandes fragilités dans la solvabilité des entreprises européennes de fret, faisant craindre une vague importante de dépôt de bilan en 2021.
À l’image de la crise sanitaire, les chaînes logistiques n'ont pas été perturbées avec la même ampleur dans tous les pays européens. La société Sixfold, qui propose un suivi en temps réel des temps de passage aux frontières, estime ainsi la baisse du trafic de camions en 2020 à 50% en Espagne, 46% en France, 37% en Italie, mais seulement 15% en Pologne et 8% en Allemagne.
Néanmoins, la chute du prix du gasoil, passé sous la barre d’un euro le litre fin mai, a été une bouffée d’air pour un secteur où les achats en carburant représentent entre 20 et 40% des dépenses. Se basant sur des prévisions du Fonds monétaire international (FMI), Transport Intelligence prévoit même une reprise rapide du marché du fret routier européen, avec une croissance annuelle moyenne de 5,1% entre 2020 et 2024.
Cette reprise du secteur s’explique en partie par les changements de consommation qui ont stimulé le marché des petits colis. Pour l’année 2020, Transport Intelligence anticipe une hausse de 3,1% du volume de ces marchandises transportées en Europe. Un chiffre qui devrait atteindre 7,2% en 2021. Fort de ces prévisions, le secteur embauche : le transporteur DPD a ainsi recruté, en 2020, plus de 11 500 nouveaux employés à travers l’Europe.
Mais cette activité pourrait cependant être bousculée par un autre acteur. Le fret ferroviaire est de plus en plus soutenu par l’Union européenne. Avant la crise sanitaire, elle y avait investi 150 millions d’euros entre 2014 et 2020. Et la Commission européenne souhaite faire de 2021 « l’année européenne du rail ».
