L'élevage soigne sa dépendance aux importations

Nourrir le bétail sans soja ? Difficile à envisager pour beaucoup d'éleveurs européens qui utilisent massivement cette légumineuse, peu onéreuse, mais principalement importée des États-Unis et du Brésil.

Au printemps 2020, les files d'attente se multiplient devant les supermarchés européens. La pandémie de coronavirus frappe alors le continent et fait craindre des pénuries. L’approvisionnement en viande est l’objet d’une attention toute particulière. Il faut dire que les Européens en sont friands. D’après Faostat — une base de données statistiques affiliée à l’Organisation des nations unies (ONU) — ils en consomment 85 kg par an et par personne, soit plus du double de la moyenne mondiale.

Et les éleveurs ont un temps craint de ne plus être en mesure de satisfaire cette forte demande, faute de pouvoir nourrir leur bétail. En Europe, l’alimentation des animaux d’élevage est en effet tributaire du soja d’importation, dont les filières d’approvisionnement ont été perturbées par la pandémie. En mettant en lumière cette dépendance, la crise sanitaire a relancé le débat autour de la souveraineté alimentaire de l’Union européenne.

L’Union européenne accro au soja importé

Pour comprendre pourquoi l’Europe n’est pas capable de couvrir les besoins alimentaires de son bétail, il faut revenir plusieurs décennies en arrière. Entre les années 1960 et 1990, une série d’accords commerciaux avec les États-Unis aboutit à une spécialisation croissante des agricultures des deux partenaires. Les pays européens développent leurs capacités de production et d’exportation de céréales, alors que les États-Unis mettent l’accent sur les légumineuses, et notamment le soja.

À la fin des années 1990, la crise de la vache folle accélère la dépendance européenne aux protéines végétales importées. Les farines animales, jusqu’alors utilisées dans les élevages, sont bannies en raison des risques infectieux auxquels elles exposeraient les bêtes. Les éleveurs se tournent alors massivement vers le soja, transformé en tourteaux, pour nourrir leur bétail. La production mondiale de soja double en 20 ans et la dépendance européenne aux importations américaines s’accentue. En 2019, les États-Unis représentent 72% des achats européens de graines de soja, loin devant le Brésil et ses 21%.

Photo d'une exploitation agricole à Hinsingen
Légende : Sur l’exploitation de Patrick Dietrich à Hinsingen, la nourriture des vaches laitières est stockée dans des silos. © Inès Guiza

La crise sanitaire a souligné les risques d’une telle dépendance. « On a eu des craintes d’approvisionnement à cause de questions de logistique, si le personnel est atteint par le virus, par exemple, explique Arnaud Bouxin, vice-secrétaire général de la Fédération européenne des fabricants d'aliments composés (Fefac). Mais une bonne coopération au niveau international a fait en sorte que le Covid n’affecte finalement pas trop la capacité des ports.»

La pandémie a aussi eu un impact sur le prix du soja : la Chine, inquiète, a constitué des stocks plus importants pour nourrir ses porcs, entraînant une augmentation du cours de la légumineuse. Pour ne rien arranger, la saison sèche, qui s’étend de juillet à décembre, a été particulièrement rude cette année au Brésil. Le manque d’eau a affecté la production de soja et provoqué une deuxième flambée du prix : en novembre 2020, le boisseau de soja (environ 27 kg) se négociait à douze dollars, son plus haut niveau depuis six ans.

Des solutions européennes

Pour que les éleveurs européens soient moins tributaires des fluctuations des cours mondiaux du soja, Hervé Guyomard, économiste et directeur scientifique agriculture à l’Institut national de recherches pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), préconise de constituer des réserves stratégiques. « Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de politique de stockage coordonnée », regrette-t-il. En revanche, la prochaine Politique agricole commune (PAC) prend, selon lui, la bonne direction. Elle affiche d’ailleurs pour objectif de mieux concilier sécurité alimentaire et réduction de l’empreinte environnementale. « La PAC, telle qu’elle se dessine, prévoit d’octroyer des aides pour encourager la culture locale de protéagineux », se félicite Hervé Guyomard.

D’autres nuancent la portée des mesures. Pour Benoît Biteau, eurodéputé écologiste, la situation de dépendance de l’Union européenne n’est pas prête de s’améliorer au vu de la trajectoire que prend la prochaine Politique agricole commune. « On nous fait de beaux effets d’annonce, on nous dit qu’on va développer la production locale, sauf que les grandes orientations de la PAC continuent à accompagner les logiques exportatrices, déplore-t-il. Les accords signés avec les États-Unis verrouillent la possibilité de retrouver notre autonomie protéique. » Une vision que partagent les eurodéputés socialistes français. Dès le mois d’avril, ils réclamaient dans une tribune une plus forte valorisation des circuits courts et des produits locaux.

Des alternatives émergentes

Des solutions innovantes pour nourrir les animaux sont également envisagées. L’Université allemande de Göttingen identifie la mouche soldat et la spiruline, une algue bleue microscopique, comme des alternatives prometteuses pour l’alimentation animale. D’après leurs recherches, la qualité de la viande de poulet nourri avec ces deux produits serait la même que celle d’une volaille élevée au soja. Mais les protéines transformées à base d'insectes ne sont pour l’instant pas autorisées pour l’alimentation du bétail en Europe.

En attendant, pour limiter leur recours au soja, certains éleveurs de ruminants se tournent vers d’autres légumineuses riches en protéines, telles que la luzerne, le trèfle ou le pois. Elles sont moins gourmandes en pesticides, contrairement au soja américain, à 95% génétiquement modifié. Selon l’agro-écologiste Bruno Parmentier, il est possible de « mélanger les cultures en semant simultanément et dans le même champ, du blé, qui pousse vers le ciel, et du pois, qui reste au sol, indique-t-il. La culture de légumineuses permet d’enrichir le sol d’azote. Les deux plantes vont donc s’aider à pousser et l’agriculteur aura moins besoin d’engrais et de pesticides. » La solution n’est pas si simple pour Patrick Dietrich, éleveur de vaches laitières en Alsace Bossue. S’il fait pousser sa propre luzerne, il estime qu’elle n’est pas suffisante en énergie pour nourrir ses vaches et produire suffisamment de lait. « Il ne faut pas demander à la luzerne ce qu’elle n’est pas capable de faire. Ce n’est pas elle qui va compenser le soja », estime l’agriculteur.

Claude Jehl, agriculteur
Légende : Claude Jehl a choisi le soja alsacien pour ses 55 vaches laitières. © Justine Maurel

Devant ces résultats en demi-teinte, Claude Jehl a, lui, fait le choix d'acheter du soja alsacien pour l’alimentation de ses vaches laitières. L’agriculteur installé à Muttersholtz, au sud de Strasbourg, se fournit auprès de la société de négoce bas-rhinoise Lienhart Sojameal. « On sait d’où il vient, précise-t-il. On a envie de produire le plus local possible pour que les clients consomment le plus local possible. »

Ces initiatives de relocalisation sont un premier pas vers l'autonomie alimentaire européenne. Mais le chemin est encore long.

Le soja : dilemme d’une filière

Le soja français fait peu à peu son chemin sur le marché des protéines végétales. Garanti non-OGM, il séduit certains éleveurs. Coûteux à produire, il souffre toutefois de la concurrence avec le soja d'importation, nettement moins cher. Deux éleveurs bas-rhinois nous expliquent leurs choix différents.

Coûteux à produire, il souffre toutefois de la concurrence avec le soja d'importation, nettement moins cher.