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La bonne histoire

Pour décrocher le statut de réfugié, des hommes et femmes, au parcours souvent traumatisant, doivent livrer un récit détaillé de leur vie. L’objectif : convaincre l’administration française qu’ils sont en danger dans leur pays d’origine.

Il s’assoit à la table, dépose les deux espressos. D’un geste nerveux, il remet sa cravate. Sa femme relit une dernière fois les documents. L’après-midi s’annonce coriace. Récépissé, rejet de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). C’est surtout la convocation qu’ils examinent ensemble du regard. L’horloge tourne. Dans une heure, ce couple de demandeurs d’asile joue l’audience de sa vie, celle de la dernière chance. Dans le café Jour, situé en face de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) à Montreuil (Seine-Saint-Denis), c’est l’heure de pointe. Il est 13 heures. Comme eux, des dizaines de demandeurs d’asile se préparent au match retour. S’ils sont là, c’est que l’Ofpra a refusé de leur accorder le statut de réfugié. Ils ont fui leur pays, parfois traversé la Méditerranée pour se retrouver, ce jeudi de décembre, à jouer leur dernière carte : le recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile. Tous espèrent obtenir gain de cause et décrocher le statut de réfugié. Le précieux sésame qui ouvre la voie à la régularisation et concrétise l’espoir d’une vie en France.

Les audiences reprennent dans une heure à peine. Gomina dans les cheveux, derniers appels aux proches pour se donner du courage, chacun gère le stress à sa manière. Le café est plein à craquer, la tension monte. Camouflé derrière sa pochette plastique qui contient les documents d’audience, l'un d’entre eux analyse la table voisine où déjeunent des juges de la Cour. Ils seront bientôt face à face. L’enjeu : convaincre que leur récit répond aux critères de la Convention de Genève.

Une protection internationale

Adoptée en 1951 sous l’égide de l’ONU, la Convention de Genève définit le cadre d’obtention du statut de réfugié dans les 145 pays signataires. « L’asile a été pensé à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec toutes les horreurs qu’elle a comportées. Ce qui fait qu’on retrouve dans la Convention de Genève, des raisons de persécution très précises pour lesquelles les gens étaient opprimés à l’époque », rappelle Pierre de Butler, rapporteur à la CNDA. Quatre critères de menace peuvent justifier cette protection : les persécutions fondées sur la race, la religion, l'appartenance à un certain groupe social ou les opinions politiques. Pour obtenir l’asile, il faut réussir à rendre tangible le danger encouru. « L’enjeu, c’est d’individualiser les menaces, souligne Pierre de Butler, par exemple, dire qu’une personne est homosexuelle et que c’est pénalisé dans son pays ne suffit pas. Elle doit prouver qu’elle est personnellement menacée. »

Exemple d'une décision de rejet d'une demande d'asile de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides
Lors de l’entretien, l’officier de protection de l’Ofpra cherche à estimer la menace qui pèse sur le demandeur d’asile dans son pays d’origine. Ici, un demandeur d'asile homosexuel affirme risquer la persécution au Pakistan. (Document d’asile)

Le contexte politique aussi peut jouer en faveur des demandeurs. Alors qu’il quitte l’Afghanistan en 2013, Hossein s’installe d’abord en Suède, mais est invité six ans plus tard à quitter le territoire. Par crainte d’être reconduit en Afghanistan, il tente sa chance en France. Hasard de l’histoire, sa demande d’asile concorde avec la prise de Kaboul par les Talibans. Elle est traitée avec une bienveillance inhabituelle. Son entretien à l’Ofpra dure trente minutes et le statut de réfugié lui est accordé un mois après, alors que le temps moyen de réponse avoisine habituellement les six mois d’attente. Pour Pierre de Butler, les enjeux diplomatiques influencent clairement les décisions : « Les demandes afghanes sont celles qui font l’objet d’un des plus hauts taux de protection et c’est logique. On ne peut pas dire qu’on combat les islamistes en Europe et renvoyer les gens qui refusent de vivre sous un régime islamiste. »

Un parcours du combattant

Photo de l'Ofpra
Au beau milieu d’un quartier d’affaires à Fontenay-sous-Bois, l’Ofpra accueille les demandeurs d’asile par dizaines chaque jour. Première étape vers la régularisation. © Kilian Bigogne

En dix ans, le nombre de demandes d’asile en France a été multiplié par deux pour atteindre 131 000 en 2022. La procédure débute par un enregistrement en préfecture. La personne a ensuite 21 jours pour réaliser sa demande d’asile auprès de l’Ofpra : exposer sur le papier la nature des craintes et des persécutions dont il fait l’objet, écrire l’indicible parfois pour la première fois. Puis le mettre en récit pour l’entretien à l’Ofpra des mois plus tard. Un face-à-face avec l’administration française durant lequel il faudra se montrer convaincant.

En cas de refus, le demandeur d’asile peut contester la décision de l’Ofpra devant la CNDA qui statuera au terme d’une audience, sur la délivrance ou non d’une protection internationale. En 2022, seuls 29 % des demandes d’asile devant l’Ofpra ont conduit à des protections internationales ou subsidiaires. 81 % des déçus ont contesté le rejet devant la CNDA. « Je savais que ça ne marcherait pas du premier coup, j’étais prêt pour le recours », confie Basile*, demandeur d’asile camerounais finalement débouté. Tout comme 78,5 % des personnes ayant exercé un recours.

Ces chiffres traduisent un durcissement, à l'œuvre depuis des années, de la politique d’asile en France. Facilitant l’expulsion des demandeurs d’asile avant la fin de la procédure, la loi « Asile et Immigration » de 2018 dessinait déjà les contours d’un virage restrictif. Adoptée en décembre 2023, la nouvelle loi immigration va encore plus loin. Accélération des procédures, réduction des délais de recours, la France se montre de moins en moins généreuse en matière d’accueil. « Sur la politique de la CNDA, on voit bien que le ministère de l'Intérieur a la main », assure Me Maya Lino, avocate spécialisée dans le droit d’asile. En parallèle, un discours stigmatisant s’est développé. À l’Ofpra et à la CNDA, on demande désormais aux agents de déceler les potentiels criminels. Les associations dénoncent une instrumentalisation de la « menace à l’ordre public ».

En France : trois formes de protection pour les étrangers

Statut de réfugié

Relevant du droit international, il est accordé aux personnes fuyant des menaces ou persécutions pour des motifs religieux, politiques, de race, ou d’appartenance à un certain groupe social. Le statut de réfugié donne droit à une carte de résident ou un permis de séjour de 10 ans.

Protection subsidiaire

Elle a été instaurée en France en 2003, pour pallier certaines lacunes de la Convention de Genève, et intégrer ceux qui ne rentrent pas dans ses critères. Ceux qui risquent la peine de mort ou l’exécution, la torture ou des traitements dégradants et également les civils qui fuient un conflit armé. La protection subsidiaire offre une carte de séjour temporaire valable quatre ans, renouvelable.

Protection temporaire

Lors de conflits armés soudain ou de violations répétées des droits de l’Homme, le Conseil de l’Union européenne peut décider de déclencher en urgence un dispositif temporaire afin de répondre aux flux massifs de réfugiés. Il leur offre une protection temporaire : déclarée pour une période d’un an, elle peut être prolongée de deux ans maximum. Au lendemain de la guerre en Ukraine, l’UE active le 4 mars 2022 la directive relative à la protection temporaire. Sa prolongation a été décidée jusqu’au 5 mars 2025.

Incarner l’horreur

À Montreuil, il est enfin 14 heures. Les audiences vont reprendre. Après leur café, les demandeurs d’asile sont venus grossir la file d’attente de la CNDA. Les avocats retrouvent leurs clients pour leur expliquer la marche à suivre. Tout le monde s’impatiente. Une fois le portique de sécurité passé, les requérants se retrouvent dans un sas aux allures de hall d’aéroport. Des dizaines de tableaux d’affichage annoncent les audiences de l’après-midi et le numéro des chambres, 23 au total. Angola, Soudan, Afghanistan, dans le couloir, le rôle des audiences illustre la pluralité des origines des demandes d’asile. En chambre 4, on juge un couple de Nigérians en collégiale. Elle-même victime d’excision au Nigeria, la femme demande l’asile en France pour éviter le même sort à sa fille. Trois juges font face au couple, assisté d’un interprète et de leur avocate, Me Maya Lino. À leur gauche, l’assesseur nommé par le Conseil d’État. À leur droite, celui désigné par le Haut Commissariat aux réfugiés. Au milieu, le magistrat et président d’audience, qui tranchera.

Il n’y a pas de passeport d’homosexualité.
Jean-René Brunetière, fondateur de l’association Asile.

Les juges de la CNDA, comme les agents de protection de l’Ofpra avant eux, doivent évaluer la cohérence du récit des demandeurs. Un exercice délicat. « Parfois, il y a des raisons qui sont compliquées à prouver, notamment pour les personnes issues de la communauté LGBTQ+ qui sont menacées dans leur pays, souligne Jean-René Brunetière, fondateur de l’association Asile. Il n’y a pas de passeport d’homosexualité. » Le défi, c’est d’incarner son histoire. Pour Louise*, cheffe de division à l’Ofpra, c’est là que le rôle de l’officier de protection est important : « Notre travail est d'amener la personne vers le plus de sincérité possible sur ses craintes et son propre vécu. À tout moment, la personne peut revenir en entretien sur ce qu’elle a allégué précédemment. »

Les demandeurs d’asile sont autorisés à s’exprimer dans leur langue natale. Un interprète les assiste pour faciliter les échanges. Ces hommes et femmes sont souvent mal payés et surmenés. Ils n'en ont pas toujours conscience, mais leur rôle est pourtant crucial car la précision du récit dépend de leur traduction. « Dans certains pays d’Afrique, il y a beaucoup de pudeur, donc les interprètes font parfois le choix de ne pas tout traduire pour préserver la dignité de la personne, notamment lorsqu’il est question d’excision », témoigne Thierno Diallo, employé de l’association d’interprétariat Inter Service Migrants.

« Une juridiction au rabais »

Après avoir entendu le récit, c’est aux juges de prendre une décision. Pour Pierre de Butler, « la CNDA est une juridiction au rabais » qui laisse trop de place à l’arbitraire. Dernier exemple en date : fin octobre 2023, le juge Jean-Marie Argoud a été destitué de ses fonctions pour publications islamophobes, antisémites et homophobes. Depuis 2013, des formations à destination des agents de l’Ofpra et de la CNDA sont mises en place afin de mieux prendre en compte les personnes dites « vulnérables » entre autres les mineurs, les personnes handicapées ou les victimes de violences sexuelles. Les avocates évoquent, elles, des formations « bullshit » qui ne sont pas encore à la hauteur. Dans ce contexte, la nouvelle loi immigration, qui généralise le juge unique à toutes les audiences, soit la fin de la collégialité, inquiète les agents de la CNDA.

Photographie d'Hossein
Après avoir transité par la Suède, Hossein, réfugié afghan a fait sa demande d’asile en France en 2021. Il a obtenu la protection internationale un mois après son entretien à l’Ofpra. © Kilian Bigogne

Autre facteur d'inquiétude, les conditions de travail des officiers de protection. Soumis à une pression du chiffre, chaque agent doit répondre à des objectifs fixés : 360 dossiers par an, ce qui équivaut à deux dossiers par jour. Une cadence intenable selon Louise*, et qui laisse très peu de place à une analyse poussée. Au détriment souvent des entretiens. « On m’a dit puisque tu es musulman comme les Talibans, tu peux retourner en Afghanistan », rapporte Hossein. Problème, le jeune Afghan est Hazaras, une minorité persécutée par les Talibans.

Photographie d'une manifestation
En décembre 2023, les agents de l’Ofpra et de la CNDA se sont rassemblés devant l’Assemblée nationale pour protester contre la loi Darmanin.

Loi Darmanin : une réforme inquiétante pour le droit d'asile

Le 20 décembre 2023, l’Assemblée nationale a adopté une nouvelle loi sur l’immigration qui suscite la controverse. De nombreux acteurs de la demande d’asile y sont opposés. Anouk Leray, secrétaire générale de la CGT Ofpra, et Lucille Watson, avocate et présidente d’Elena France, ont participé à plusieurs manifestations. Elles s’inquiètent des conséquences que la loi pourrait avoir sur l’accès au droit d’asile en France.

Laura Beaudoin et Kilian Bigogne

À la Cour, dans la chambre d’audience numéro 4, les juges n’ont pas étudié dans les détails la question de l’excision au Nigeria. Devant la mère, l’un d’eux évoque la loi de 2015 interdisant l’excision, punie d’une peine de quatre ans d’emprisonnement : « Pourquoi demander l’asile si cette loi est en mesure de protéger votre fille ? » La requérante Nigériane est déstabilisée, elle ne comprend pas le ton inquisiteur du juge. « Au Nigeria, c’est la tradition d’exciser chaque fille, la loi, c’est autre chose », se défend-elle. Son avocate cherche à la rassurer du regard.

Un accompagnement inégal

Les mots justes. Basile* ne les a pas trouvés. Aujourd’hui sans papier, il regrette : « Je me dis que si j’avais été aidé par les associations, ils auraient compris mon histoire. » Accusé de sorcellerie dans son pays, le Camerounais arrive en France en 2017. Une menace incomprise par les institutions. Faute d’accompagnement, certains demandeurs d’asile sont livrés à eux-mêmes et tombent dans le trafic de récits, vendus tout préparés pour quelques centaines d’euros, par des marchands d’histoires. Un officier de l’Ofpra nous confirme voir des dossiers où « juste le nom change sur des récits de dix pages identiques ».

Pour éviter ces dérives, l’association Asile accompagne chaque année plus de 350 personnes. De la construction du récit jusqu’à l’accompagnement des personnes déboutées, les bénévoles suivent chaque étape du processus. Pour Jean-René Brunetière, « il faut que les demandeurs d’asile assimilent la règle du jeu », celle de convaincre tout en racontant son intimité. Il rajoute : « Parfois il faut attendre trois heures pour comprendre que derrière la façade, il y a un véritable drame qu'ils n’ont pas voulu mettre sur la table. » Et dans cette arène, les personnes éduquées s’en sortent souvent mieux. Cette différence de traitement, Me Maya Lino en a été témoin lors d’audiences à la Cour : « Plus le demandeur d’asile ressemble aux magistrats, plus ça va leur plaire. »

Exemple d'une décision de rejet d'une demande d'asile de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. ©%%Laura Baudouin
Lorsqu’il est question d’intimité, l’officier de protection se confronte au silence de certains demandeurs d’asile. (Document d'asile)

À l’Ofpra, les requérants ont la possibilité d’être accompagnés par des personnes habilitées qui peuvent intervenir à la fin de l’entretien : assistants sociaux, bénévoles d’association ou parfois avocats pour les plus aisés. Anouk Lerais, secrétaire générale de la CGT Ofpra, est consciente que toutes les personnes qui demandent l’asile ne sont pas logées à la même enseigne : « On sait que c’est un moment stressant et qu’il n’y a malheureusement pas assez d’accompagnement pour les demandeurs d’asile en amont. On sent la différence lorsque les gens ont pu être accompagnés, et avoir un suivi associatif, psy, médical ou pas. » Malgré cet accompagnement, le délibéré est aujourd’hui de plus en plus aléatoire : « Il n’y a plus d’histoire qui marche. Avant, on pouvait se dire, c’est bon, ce dossier va passer, alors qu’aujourd’hui, on ne sait jamais. »

L’après-midi file. Dans les couloirs de la CNDA, les chambres se vident et se remplissent au rythme des audiences. Lessivée, la requérante Nigériane s’est mise à nu, une nouvelle fois, pour raconter les horreurs qu’elle a vécues dans les moindres détails. Les plaies de certains traumatismes se sont réouvertes. Son parcours, lui, est loin d’être fini. Elle doit encore attendre trois semaines avant de savoir enfin si elle pourra rester en France, et éviter à sa fille, la menace de l’excision.

* Les prénoms ont été modifiés.

Laura Beaudoin et Kilian Bigogne