Une dizaine de silhouettes apparaissent au compte-goutte le long d’un mur en pierre. La nuit enveloppe le quartier de la grande gare romaine de Tiburtina. Par groupes de deux ou trois, les jeunes hommes patientent en silence. Le noir de leurs vêtements se fond dans l’obscurité. Ce soir, ils viennent récupérer de quoi manger à une distribution alimentaire.
Sans un mot, les hommes récupèrent leur repas. Assis sur le trottoir, ils l’entament, éclairés par les phares des voitures qui passent. Demain, ils ne seront sûrement plus là. Ils retourneront dans l’ombre, s'éparpilleront dans Rome. Sans doute, finiront-ils par prendre un train ou un bus jusqu’à Vintimille ou Oulx. Prochain arrêt, la frontière franco-italienne.
Ces hommes sont en grande majorité des « transitants » : des migrants arrivés sur les côtes du sud de l’Italie dans des embarcations surchargées en provenance d’Afrique du Nord. Rome n’est pour eux qu’une étape. Un passage obligé avant de poursuivre leur route vers le nord. Leur objectif ? Parvenir à déposer une demande d’asile dans un pays comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre. Perçus comme plus riches que l’Italie, ils possèdent aussi une tradition d’immigration plus ancienne.
« Pour les arrivants, aller plus au nord est plus facile parce qu’il y a déjà de grandes communautés d’immigrés. Ils peuvent s’intégrer plus facilement », explique Francesco Vigneri, responsable social au sein de l’organisation non-gouvernementale Intersos. Une fois entrés en Italie, « les migrants veulent s’enfuir », poursuit-il. Partir au plus vite, pour continuer leur parcours et éviter à tout prix une chose : être « dublinés ».
L’Italie : porte d’entrée, porte de sortie
Le règlement de Dublin, adopté par les États européens en 1990 dans la capitale irlandaise, détermine les conditions de dépôt des demandes d’asile en Europe. Les migrants, sans famille proche sur le continent, n’ont qu’une possibilité, celle de formuler leur demande d’asile dans le pays par lequel ils sont entrés dans l’espace européen. Eurodac, système biométrique commun aux Vingt-Sept, stocke les informations d’identification des nouveaux arrivants pris en charge par les autorités. Une fois dans la base de données, impossible de changer le pays dans lequel ils sont enregistrés pour celui où ils souhaitent construire leur vie.
Un modèle conçu pour éviter aux migrants de multiplier les demandes d’asile en Europe, la circulation étant peu contrôlée aux frontières internes de l’espace Schengen. Si une demande est formulée hors du pays d’entrée, la procédure devient nulle. Retour à la case départ. Deux éventualités s’offrent alors aux hommes et femmes récemment parvenus sur le sol européen : accepter son sort et formuler une demande d’asile dans le pays d’arrivée ou décider de devenir un « transitant ».
Pour ces derniers, les difficultés ne font que débuter. « Je n’ai plus la force. Je suis déjà passé par la France, l’Allemagne, l’Autriche, et je me retrouve à nouveau en Italie après sept mois de voyage », témoigne un migrant anonyme venu chercher son repas. « Dubliné » à son arrivée en Italie, il fait partie des « prisonniers d’Eurodac » ne pouvant pas déposer une demande d’asile ailleurs en Europe. Tous ses projets de vie au nord du vieux continent tombent à l’eau, il est désormais lié à l’Italie. À une culture, une langue et à un pays qu’il n’a pas choisis.
Des règles en contradiction avec la réalité
Avec ce règlement, la pression d’accueil repose essentiellement sur les épaules des pays méditerranéens comme la Grèce, l’Espagne, Malte et l’Italie. Ouverte sur la mer et face à l’Afrique, la « botte » reste l’une des portes d’entrée principales en Europe. Près de 105 000 personnes ont débarqué sur les côtes sud du pays en 2022, selon le ministère de l’Intérieur.
Parmi elles, environ 20 000 n’ont pas formulé leur demande d’asile sur le sol italien, comme le voudraient les règles européennes. Un décalage qui n’est pas sans conséquence sur les relations de Rome avec ses voisins. L’Allemagne a notamment annoncé en septembre 2023 qu’elle refuserait dorénavant les demandeurs d’asile en provenance d’Italie.
À l’origine de ces tensions internationales : la politique du gouvernement italien, plus négligente que ses comparses dans les contrôles à l’arrivée de migrants sur ses côtes. « Aujourd'hui, l'Italie n’est plus aussi stricte sur les identifications, pour que moins de personnes soient "dublinées" sur le territoire en arrivant », affirme Alice Basiglini, vice-présidente de l’association d’accueil d'immigrés en transit Baobab.
Enjamber l'obstacle italien
Si l’enregistrement des nouveaux arrivants patine, les migrants qui sont déjà présents sur le territoire voient par ailleurs leurs droits remis en cause. La présidente d’extrême droite du Conseil italien, Giorgia Meloni, a considérablement limité les droits des étrangers depuis le début de son mandat. Dans le décret Cutro, adopté en mai 2023, l’accès aux centres d'accueil a été révisé. Les étrangers n’ayant pas obtenu le statut de réfugié ne pourront plus prétendre à certains hébergements dans le pays, ainsi qu’à des services juridiques, sociaux, sanitaires et éducatifs. « On a parfois l’impression que le gouvernement les abandonne pour qu'ils quittent au plus vite le pays », résume Alice Basiglini.
Un monde associatif qui résiste
Presque aucun service d’aide d’État, donc, pour celles et ceux qui veulent traverser l’Italie et se refusent à y déposer une demande d’asile. Rester invisible aux yeux des autorités leur porte préjudice. « S’ils ne sont pas identifiés, ils sont considérés comme irréguliers et, donc, n’ont aucune protection juridique », indique Francesco Di Pietro, avocat spécialisé dans le droit à l’immigration.
Les « transitants » voient leurs conditions de vie se dégrader davantage. Tout devient un enjeu d’urgence pour celles et ceux qui font le choix de rester hors du système. Des repas pris sur le pouce dans la pénombre des bords de route, des nuits passées à la rue, des soins médicaux dans des cliniques mobiles. Le peu d’aide qu’ils reçoivent est assuré par des associations italiennes.
Les bénévoles jouent en effet un rôle déterminant sur cette route semée d’obstacles vers le nord. Mais les liens qu’ils entretiennent avec les « transitants » ne tiennent qu’à un fil. « Ils ont peur », confie Lorenzo Chialastri, responsable du pôle immigration de l'antenne romaine de Caritas, une organisation mondiale catholique d’aide aux plus démunis. « C’est compliqué de créer une relation de confiance, de les aider. Ils ne vous disent même pas quand ils partent, ils disparaissent. »
Chaque jour, des migrants en transit quittent Rome avec l'espoir de ne pas être ramenés de force en Italie. Ces hommes se succèdent, les visages vont et viennent. Seuls les bénévoles des associations demeurent. Un engagement qui ne semble pas prêt de s’essouffler. Chiara et Francesca, étudiantes en droit et en cinéma à Rome, ont rejoint l’association Baobab en mai 2023. Elles sont présentes plusieurs soirs par semaine pour distribuer des repas aux migrants. Pour les deux femmes, s’engager était une évidence, « afin de corriger le mal fait par le gouvernement », glisse d’un air désabusé Francesca.
Malgré tout, les associations réussissent parfois à convaincre des « transitants » de rester en Italie, et d’y demander l’asile. Une fois un dossier de demande composé, ils s’engagent dans des procédures qui peuvent traîner. « Les délais de traitement pour mes clients peuvent aller jusqu’à plus d’un an », se désole Francesco Di Pietro, avocat spécialiste de l’immigration. « Ils se retrouvent dans un vide juridique pendant de longs mois », ajoute la vice-présidente de Baobab, Alice Basiglini. Une lenteur qui peut éroder le désir de rester en Italie et réactiver la tentation du départ.
Marine Fersing, Yohan Glemarec et Robin Schmidt