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L’épreuve des visas

Un visa permet d’entrer légalement sur le sol européen. Mais beaucoup de pays, comme la France, se montrent de plus en plus regardants concernant l’octroi de ce sésame. Les procédures éprouvantes découragent plus d’un demandeur.

Demande refusée. Après trois mois d'attente dans son pays d'origine au Maghreb, Adel* ouvre un courrier de l'administration française : il n'obtiendra pas son visa long séjour conjoint de Français. Pour lui et sa femme Emma*, c'est la douche froide. Venus au Maghreb quelques mois après leur mariage en France pour régulariser la situation d'Adel, leurs projets de vie s'effondrent.

Diagramme en camembert sur les visas délivrés en France par motif
Source : Ministère de l’Intérieur, rapport “L’essentiel de l’immigration”, 2022

Sans visa, impossible pour Adel de retourner en France afin de s’y installer avec sa femme. Document administratif délivré par un État à un ressortissant étranger, le visa permet à son détenteur d’entrer légalement sur son territoire pour une durée déterminée. La procédure se fait dans le pays de départ du demandeur, auprès du consulat du pays visé. Instrument de souveraineté des gouvernements, le visa leur permet d’ajuster leur politique d’accueil : être ouvert aux investisseurs et touristes, ou plus fermé aux réfugiés.

En France, il existe deux grandes catégories de visa, selon la durée du séjour. Les visas courts, valables dans tous les pays de l’espace Schengen, sont essentiellement utilisés pour le tourisme ou les voyages d’affaires.

En 2019, l’Union européenne a délivré 17 millions de ces « visas Schengen », en majorité pour des ressortissants de pays émergents comme la Chine ou l’Inde. Les visas longs permettent, eux, de rester dans le pays plus de 90 jours, pour travailler, étudier, ou rejoindre son conjoint, comme le souhaitait Adel.

Un durcissement des politiques de visas

Ces vingt dernières années, les États membres de l’UE ont progressivement durci leur politique concernant l'octroi des visas. L’objectif est de prévenir, d’une part, le « risque migratoire », l’installation illégale et durable de certaines personnes après expiration de leurs documents, et d’autre part, la menace terroriste.

Infographie d'un douanier qui refuse des visas algérien et chinois
Source : Schengen Visa Info

Mais cette crainte croissante d’une vague migratoire a entraîné un traitement différencié selon la nationalité des demandeurs. Même si la France est le premier pays de délivrance des visas Schengen en 2019, et le cinquième pays pour les visas longs, ce taux d’acceptation varie sensiblement d’un État à l’autre. En 2022, les refus de visas Schengen avoisinent 30 % pour les Marocains, 50 % pour les Algériens, contre 6 % pour les Chinois. La même année, la France a retoqué plus de 500 000 demandes, tous pays et visas confondus.

Juliette Dupont, chercheuse en science politique à l’Université catholique de Louvain, a mené une enquête au sein des consulats français de Pékin et d’Alger. En Algérie, elle a pu remarquer que les profils considérés comme les plus « à risque » par les agents sont souvent de jeunes hommes célibataires. « Si un Algérien se présente au consulat sans famille dans son pays d’origine, ou sans une bonne situation financière, jamais il ne verra la tour Eiffel. On considère qu’il y a trop de risques qu’il reste en France », illustre Morade Zouine, avocat en droit des étrangers au barreau de Lyon. Pour des agents consulaires peu nombreux mais soumis à une charge de travail toujours plus importante, les critères pour refuser un visa se font de plus en plus arbitraires. « C’est du niveau du film Minority Report, on demande aux agents de prévoir une situation qui n’est pas encore arrivée », renchérit la chercheuse.

Le refus de visa est notifié au demandeur par un courrier qu’il doit venir chercher au consulat. Une simple feuille, avec une liste de motifs, par exemple, « des documents sont falsifiés », « la demande est incomplète », ou elle revêt un « caractère frauduleux ». Ce dernier motif est celui qui a été retenu contre Adel. L’administration suspecte son union avec Emma d’être un mariage blanc, alors que le couple a fourni toutes les pièces demandées. Loin d’être un cas isolé, ces décisions arbitraires créent chez les demandeurs des situations d’incompréhension et laissent un goût amer d’injustice.

Visa refusé : le cœur en France

© Salomé Martin
Une femme tient un téléphone dans ses mains
Le mari de Zoé est coincé en Algérie depuis septembre 2023 à cause d’un refus de visa. La jeune femme ne perd pas espoir qu’il arrive en France un jour. © Salomé Martin

Une fois le refus prononcé, il existe des moyens légaux de s’y opposer. Mais les démarches sont très longues, et nécessitent souvent l’aide coûteuse d’un avocat. Beaucoup de demandeurs abandonnent. En 2019, moins de 6 % d’entre eux ont entamé un recours devant l’administration française (Rapo), passage obligatoire pour contester le refus. Et pour ceux qui se lancent dans la procédure, seulement 2,5 % de ces recours débouchent sur une délivrance de visa. Certes, il leur reste la possibilité de porter l’affaire devant la justice française, mais il faut alors se montrer patient, ce qu’Emma déplore : « Le refus de visa d’Adel a eu lieu en mars 2023. Et on ne sait toujours pas quand aura lieu l’audience. » Pourtant, les affaires finalement jugées débouchent pour la plupart sur la condamnation de l’administration et l'octroi du visa.

Des procédures toujours plus complexes

Emma et Adel regrettent aussi de n’avoir jamais pu rencontrer le moindre agent des services consulaires. Dans certains pays, notamment ceux du Maghreb, l’administration française a externalisé la prise de rendez-vous et la constitution des dossiers à des prestataires privés. Cherchant à soulager les consulats, cette décision s’est faite au détriment de l’accueil des ressortissants étrangers.

Les requérants ont désormais à leur charge des frais de service obligatoires établis par chaque prestataire, d’une quarantaine d’euros maximum. Ces frais s’ajoutent au prix du visa, 80 euros par exemple pour le visa Schengen. Et il existe aussi des options payantes : TLS contact, un des prestataires des consulats de France au Maroc, propose par exemple un « Salon Premium ». Le site internet promet « [un] espace et le confort nécessaires pour soumettre votre demande de visa dans un environnement exclusif et confortable, et à une distance sécuritaire des autres demandeurs », une option à 32 euros. Auxquels on peut aussi ajouter 10 euros pour une aide au remplissage du formulaire. Dans un pays où le salaire mensuel moyen tourne autour de 275 euros, ces démarches pour faciliter les demandes ne sont donc accessibles qu’aux plus riches. Si le visa est refusé, l’ensemble de ces frais reste à la charge des demandeurs.

Juliette Dupont a été témoin de traitements humiliants à Alger. « La procédure de " retour passeports ", où l’on rend leurs papiers aux demandeurs à qui on a refusé le visa, se fait dans une extension hors du centre, pour prévenir les esclandres devant tout le monde. » La chercheuse décrit une procédure faite pour « décourager » les demandeurs. Faute de contact direct avec l’administration française, et avec des motifs de refus incompréhensibles, il est compliqué d’envisager une nouvelle demande.

Une politique du privilège

En parallèle, des voies facilitant l’accès au visa ont été créées, instaurant ainsi un système à plusieurs niveaux : certains profils favorisés n’ont pas besoin de passer par ces longues procédures aux résultats hasardeux. Depuis 2009, les Blue Cards, les cartes bleues européennes, permettent à des professionnels hautement qualifiés d’entrer facilement dans l’Union pour y travailler. En France, ces cartes sont connues sous le nom de « passeports talent ». En 2022, 19 000 premiers titres passeport talent ont été attribués, notamment à des travailleurs compétents dans le domaine de la French Tech, mais aussi à des ingénieurs, des artistes ou des universitaires.

Passeports Talents : priorité aux cerveaux

© Salomé Martin

Certains pays ont même mis en place des programmes permettant l’acquisition d’une carte de résident ou de la citoyenneté contre un investissement financier. Ce sont les « Golden visas », les visas dorés. « Plusieurs pays d’Europe les ont adoptés durant la période de crises économiques entre 2008 et 2014, surtout en Europe de l’Est et du Sud », explique Jelena Dzankic, co-directrice du Global citizenship observatory, qui étudie ces visas au niveau européen.

En échange d’un investissement, les très riches peuvent donc s’installer en Europe voire y être naturalisés sans difficulté. En France, il existe aussi une sous-catégorie du passeport talent réservée aux investisseurs. En échange de 300 000 euros placés dans une entreprise ou dans l’immobilier, il est possible d’obtenir une carte de séjour valable quatre ans, renouvelable.

Mais depuis quelques années, l’Union européenne tente de mieux réguler ces passe-droits, sans grand succès pour l’instant. « Il y a eu beaucoup de scandales de corruption et de blanchiment d’argent autour de ces visas, ajoute Jelena Dzankic. Et d’autres pays abandonnent les visas dorés parce qu’ils sont sortis de leurs difficultés économiques. Mais ils existent toujours en Espagne, en Grèce, ou au Portugal. »

Histogramme des nationalités recevant le plus de visas pour la France en 2022.
Source : Ministère de l’Intérieur, rapport “L’essentiel de l’immigration”, 2022

Parfois, les politiques de visa d’un État peuvent aussi être guidées par des objectifs diplomatiques. La France a par exemple fait pression sur le Maroc en 2021, en réduisant de 50 % les visas pour ses citoyens, estimant que Rabat ne participait pas assez au retour des Marocains frappés d’une obligation de quitter le territoire français. Le futur « Pacte sur l’immigration et l'Asile » de l’Union européenne, adopté en décembre 2023, doit étendre cette pratique à toute l’Union : plus les États aideront au retour de leurs ressortissants expulsés, plus souple sera la politique d’attribution de visa, et inversement.

Dans un souci d’ouverture sur ses partenaires commerciaux, l’UE a par ailleurs conclu des accords bilatéraux avec certains pays pour exempter leurs ressortissants d’une demande de visa Schengen. Ces exemptions concernent principalement les pays d’Amérique du Nord et du Sud, et certains pays riches ou touristiques d’Asie, comme le Japon ou la Corée du Sud.

C’est la Commission européenne qui décide des pays concernés par les exemptions. « Il y a une vraie logique de " club " entre les pays membres », explique Juliette Dupont. « Tout nouveau pays qui intègre l’espace Schengen doit adopter la liste des exemptés établie par les États membres. » Mais parfois, certains pays arrivent à imposer leur vision. La France, pays fondateur de l’espace Schengen, s’est retrouvée à imposer le rétablissement des visas à certains pays du Maghreb, exemptés jusqu’alors, parce qu’elle était seule à le faire.

Le visa comme outil diplomatique

La position européenne peut aussi changer à la faveur de certains États. La récente invasion de l’Ukraine par la Russie a prouvé que l’UE est capable d’alléger les démarches quand elle le souhaite. Initialement soumis à l’obligation de visas Schengen, les citoyens ukrainiens ont pu, presque du jour au lendemain, traverser les frontières européennes, légalement, sans visa.

En tentant de réduire l’éventualité d’une immigration « non désirée », la France et la plupart des pays européens laissent les voies légales se transformer en goulots d’étranglement pour certains demandeurs. Mais pour Juliette Dupont, il est illusoire de ne vouloir sur son territoire que des migrants qu’on aurait triés sur le volet : « Ce n’est pas vendeur électoralement de dire qu’on ne peut rien faire à l’immigration, mais c’est la réalité. Et à chaque obstacle qu’on met à la migration, il y a une route parallèle, parfois clandestine, qui se crée. »

* Les prénoms ont été modifiés.

Salomé Martin et Eva Pontecaille

L’exception ukrainienne

© Yohan Glemarec
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