Entre surexploitation et protection LES FORÊTS DU GRAND EST À LA CROISÉE DES CHEMINS
Publié le mardi 28 mars 2023
Avec 1,9 million d’hectares de forêts, le Grand Est représente la sixième région la plus boisée de France. Véritable poumon, source de bien-être pour beaucoup, elle est historiquement l’un des lieux phares de l’exploitation de bois. Destiné à la fabrication de meubles, de charpentes ou de bois de chauffage, ce dernier représente une matière première convoitée, jusqu’à l’excès. D’autant que la forêt locale fait face à des défis inédits en raison du changement climatique. Ces usages, sa gestion, sa protection sont à redéfinir en urgence.
Cette grande enquête en quatre chapitres réalisée par les étudiant·es spécialité presse écrite et multimédia de Master 2 du CUEJ a pour but d’exposer ces enjeux, de comprendre qui sont les acteurs et actrices au cœur de la forêt et de raconter leurs expériences.
Les forêts de Vosges ne se portent pas bien. La multiplication des épisodes de sécheresse, les incendies et les attaques récurrentes de parasites lignivores conduisent à explorer des stratégies d'adaptation de la forêt. Quant au tourisme, il est source de tension quand il met à mal la biodiversité : la protection des grands tétras du Grand Est en témoigne.
Le bois des Vosges : une matière première (trop) convoitée
Décryptage Savez-vous comment fonctionne le marché du bois ?
En à peine deux ans, le coût du papier a bondi de 85 %. Le prix des pellets, granulés de bois venant alimenter poêles et chaudières, s'est quant à lui envolé pour atteindre un niveau inédit depuis 2016. Le marché du bois, d'ordinaire discret et méconnu, est ainsi devenu un sujet de débat et d'angoisse. Comment fonctionne-t-il, qui sont ses acteurs et actrices principales, que pèsent la France et plus précisément le Grand Est sur ce marché ? Voici quatre questions clés pour poser les bases de la filière bois avant de plonger dans les forêts de l'est de la France.
1. Quels sont les types de bois vendus sur le marché français ?
Les bois sont classés en fonction de leur type d’usage, il en existe trois principaux :
• Touchez du bois : le bois d'oeuvre
Au moment où vous lisez ces lignes, vous êtes certainement entouré·e de bois d'œuvre (BO). Extrait de la partie “noble” du bois, son cœur, il sert principalement à la construction (les charpentes notamment) et à l’ameublement intérieur (menuiseries ou meubles).
• De quel bois on se chauffe : le bois énergie
Le bois énergie (BE) peut être issu de l’écorce du bois, des déperditions en scierie, des branchages de l’arbre ou de petits arbres inutilisables en bois d'œuvre. Il sert, comme son nom l’indique, à fabriquer les granulés de bois, les bûches et autres bois de chauffage.
• Chèque en bois : le bois d'industrie
Le papier qui compose votre chéquier est quant à lui fabriqué à partir de bois d’industrie (BI). Comme le bois d’énergie, il provient de l’écorce du bois, des déperditions en scierie, des branchages de l’arbre ou de petits arbres inutilisables en bois d'œuvre. Il est vendu aux papeteries, aux fabricant·es d’isolants thermiques ou de panneaux en fibre de bois.
2. Qui sont les professionnel·les de la filière bois en France ?
De la gestion de la forêt à la coupe du bois, de son négoce à son transport, de son achat à sa première transformation, la filière bois regroupe de nombreux métiers que l’on peut classer en deux grands groupes :
Qui vend du bois brut ?
Le secteur public via l’Office national des forêts (ONF)
Cet organisme assure la gestion de 4,6 millions d’hectares de forêts communales ou domaniales en France métropolitaine, ce qui représente environ 25 % de la surface boisée totale. Ses employé·es en assurent la gestion, la récolte puis la vente.
Les propriétaires privé·es
Elles et ils possèdent 75 % des forêts françaises et peuvent soit s’occuper eux-mêmes de la gestion de leur parcelle et de la vente de leur bois, soit faire appel à des professionnel·les du secteur. Il en existe pléthore mais voici les trois principaux :
le Centre national de la propriété forestière (CNPF), organisme public qui conseille gratuitement les forestier·es privé·es.
les expert·es forestier·es, dont le métier est de conseiller les propriétaires tant sur l’inventaire de leurs arbres que les coupes et la mise en marché du bois.
les coopératives forestières, qui conseillent les forestier·es privé·es sur la gestion et la vente de leur bois en échange d’un montant d’adhésion symbolique. Elles gagnent de l’argent en faisant une marge sur les ventes ainsi réalisées.
Qui achète du bois brut ?
Les transformateurs et transformatrices
Ces professionnel·les assurent la première transformation du bois brut, c’est-à-dire son conditionnement en matière prête à devenir par la suite un meuble, un carton ou encore des granulés. « Nos acheteurs sont principalement des scieries, des industries de panneau [utilisé en charpenterie ou en menuiserie pour la fabrication de meubles, ndlr] et des papeteries », détaille Olivier Seveleder, responsable commercial adjoint à l'ONF du Grand Est, « l’essentiel de notre bois est destiné à la filière française et européenne ».
Les négociant·es en bois
Ces dernier·es achètent la matière première en lots auprès de vendeurs et de vendeuses privées ou publiques. Les négociant·es s’occupent ensuite eux-mêmes de faire le tri, puis « revendent les feuillus à un scieur de feuillus et les résineux à un scieur de résineux », résume le responsable de l’ONF. Ces professionnel·les prennent bien sûr un bénéfice sur la revente.
Les exploitant·es forestiers
Les exploitant·es comme les négociant·es sont des intermédiaires entre ceux qui vendent et transforment le bois. Les exploitant·es, à l’inverse des négociant·es, réalisent eux-mêmes les travaux forestiers de sélection et de récolte du bois.
Comment achète-t-on du bois ?
• Le vendeur peut décider de vendre son bois avant ou après l’avoir coupé. Le bois vendu non coupé est appelé bois sur pied. Ce mode d’achat va plutôt intéresser les acteurs ayant les capacités d’exploitation, de tri et de revente. S’il est vendu coupé, on parle de bois bord de route (ou bois façonné). L’exploitation est cette fois à la charge du propriétaire qui coupe lui-même son bois et le laisse en bord de route. Ce type de vente intéresse principalement les transformateurs.
• Les conditions de vente peuvent également varier. Le bois peut être vendu par concurrence : l’offre est ouverte à tout professionnel et revient donc au meilleur enchérisseur. Le vendeur n’a pas de contrôle sur son acheteur. A contrario, à l’ONF, le bois peut aussi être vendu par contrat d'approvisionnement. Un accord est alors passé entre l’établissement public et un transformateur privé, qui s’engage à se fournir régulièrement auprès de l’ONF sur une durée déterminée allant de six mois à dix ans.
3. Comment est fixé le prix du bois ?
Pour comprendre les fortes variations du prix du bois, visitez le chantier d’une maison dont chaque pièce (numérotée de un à cinq) illustre les défis et difficultés de la filière.
4. Quel rôle joue la Chine sur le marché français ?
Si la Chine capte aujourd’hui à elle seule une grande partie des chênes français et suscite des tensions, il faut savoir que cette influence est ancienne. Remontons trente ans en arrière. Dans les années 1990, la Chine était une grande importatrice de hêtre français, dopant alors ses ventes et ses prix. Au point que les industriel.les français.es n’arrivaient plus à s’aligner.
« À la fin des années 1990, le hêtre pouvait se vendre presque plus cher que le chêne, du jamais vu, se remémore Jean-Pierre Renaud, vice-président de l’interprofessionnelle Fibois Grand Est. Certaines entreprises n’ont pas pu suivre le rythme et ont fait faillite. On n'a pas vu venir le coup. »
En 1999, la tempête provoquant la chute de millions d’arbres, notamment dans l’est vosgien, dérègle un peu plus ce marché. L’événement entraîne une récolte forcée de plus de 3 millions de mètres cubes de hêtres, le double de la normale. Une grande partie va, là encore, être exportée en Chine. Sauf que c’est un bois de mauvaise qualité qui est récupéré, abîmé par la tempête. La Chine n’en veut plus. « On s’est donc retrouvé au début des années 2000 avec un marché chinois fermé et des scieurs locaux qui avaient en partie disparu », explique Jean-Pierre Renaud. L’objectif, aujourd’hui : ne pas reproduire la même erreur avec le chêne, au cœur des convoitises chinoises.
Corentin Chabot-Agnesina et Louise Llavori
Enquête La route du chêne jusqu’à la Chine
La région Grand Est est la principale productrice de bois français, après la Nouvelle-Aquitaine. De cette production, une grande quantité de chênes prend chaque année la mer, direction la Chine. Depuis quand et pourquoi cette destination s’est-elle imposée ? Selon quelles modalités et avec quelles conséquences pour l’économie locale ? Décryptage étape par étape.
La Chine est la première destination d’exportation du bois brut français, en particulier des feuillus. Si le pays importe autant de bois, provenant de France, de Belgique et d’Allemagne, c’est qu’il interdit les récoltes commerciales sur son territoire depuis 2017, afin de lutter contre la déforestation. « Aujourd’hui, la Chine dépend des importations pour couvrir ses besoins en bois. Le chêne est apprécié, puisqu’il permet de produire des parquets et des meubles », explique Jean-Pierre Renaud, vice-président de l’association interprofessionnelle Fibois Grand Est.
Selon les données récoltées par l’organisme, la demande chinoise de bois aurait ainsi augmenté de 40 % entre 2021 et 2022. Une tendance confirmée par la douane française, qui a enregistré 187 000 mètres cubes d’export de bois vers la Chine en 2020 puis 279 000 en 2022.
Dans les Vosges, cette demande se traduit par une compétition qui profite aux entreprises chinoises, « prêtes à payer le bois deux fois plus cher que les scieries locales », témoigne Guy Delaite, de la scierie Vosges PromoBois. Meriem Fournier, la présidente du pôle Grand-Est-Nancy de l'Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), précise que les propriétaires du Grand Est ont tout intérêt à vendre leurs chênes au plus offrant dans un contexte où « le prix du bois feuillu reste faible et couvre de moins en moins les coûts de gestion et de renouvellement des forêts ».
90 % des chênes sont vendus lors de ventes aux enchères. Son prix varie entre 200 et 1 500 euros par mètre cube. Crédit photo : Marleen Beisheim/Cuej
Des ports, des mers, des détroits, des conteneurs
30 %
des chênes français exportés partent directement en Chine
Une fois acheté, le bois du Grand Est emprunte de nombreuses routes et passe par de multiples intermédiaires jusqu’à sa destination. Parmi ces intermédiaires, des professionnel·les du transport de marchandises, comme la compagnie Danser France Strasbourg. Son représentant, Eric Hecht, précise que le rôle de l’entreprise est de transporter les grumes par camions, depuis la forêt jusqu’au port de Strasbourg. Là, les employés chargent le bois sur des bateaux et le transportent le long du Rhin, jusqu’au port de Rotterdam. « À Rotterdam notre mission est terminée. Des intermédiaires responsables des navires de mer les chargent dans des conteneurs. »
Le fret du Grand Est part ensuite sur la mer du Nord, passe la Manche, contourne la France et le Portugal, se faufile entre Gibraltar et Tanger, traverse la Méditerranée, emprunte le canal de Suez et la mer Rouge pour rejoindre l’océan Indien et arriver, après environ quatre semaines de navigation, dans un port chinois, comme Shanghai.
Parfois, le bois fait escale en Asie du Sud-Est. Les spécialistes du secteur expliquent qu’avant d’arriver en Chine, « le bois passe parfois par le Vietnam, où la première transformation, c’est-à-dire le sciage, coûte encore moins chère qu’en Chine ».
Ces traversées sont favorisées par le prix très bas du transport maritime de l’Europe vers la Chine, qui s’explique par la quantité de marchandises en tous genres circulant entre ces continents. Un conteneur voyageant de l’Europe vers la Chine coûte actuellement moins de 230 euros.
De Strasbourg à Rotterdam, les conteneurs chargés du bois vosgien naviguent trois jours sur le Rhin. Crédit photo : F. Zvardon/PAS
"À notre échelle, personne n’a de contact direct avec la Chine
Un exploitant forestier anonyme
Intermédiaires plein de mystères
Au fil de notre enquête, un maillon central dans la chaîne de l’export est resté injoignable : les négociant·es faisant le lien entre les forêts françaises et les client·es chinois. « À notre échelle, personne n’a de contact direct avec la Chine, explique un exploitant forestier qui souhaite rester anonyme, même si nous sommes l’un des plus grands fournisseurs de bois de la région. » Les ventes passent par des négociant.es intermédiaires basé·es en France ou dans d’autres pays européens.
L’association des métiers forestiers, Fibois confirme que les exploitant·es de la région travaillent le plus souvent avec des traders, et pas directement avec les client·es finaux en Chine. Dans la plupart des cas, les personnes interrogées n’ont pas voulu dévoiler l’identité de leurs associé·es, invoquant le secret commercial et mettant en avant la forte pression du marché.
Les enjeux locaux
Les spécialistes de la filière notent cependant que le chêne le plus qualitatif a tendance à rester en France pour y être transformé. « Sont surtout destinés à l’export des grumes de chêne de qualité secondaire, c’est-à-dire dont le bois ne peut servir ni à la tonnellerie, ni à l’ébénisterie », explique Meriem Fournier de l’INRAE. L’industrie locale n’a de toute manière plus les outils permettant de transformer ces chênes de qualités inférieures : ceux-ci ont disparu à mesure que l’exportation vers la Chine se généralisait.
Pour faire face et tenter de générer de la valeur ajoutée sur place, un label européen a été créé. Il est censé assurer la transformation en Europe des chênes issus des forêts publiques, avant une possible exportation. Mais les négociant·es contournent la réglementation en mélangeant leur bois labellisé avec du bois non labellisé dans les parcs de grumes, explique Jean-Pierre Renaud de Fibois. Une stratégie récemment dévoilée par une enquête du média Disclose. Si le système de labellisation doit encore être amélioré, les professionnel·les français·es notent qu’il s’agit d’une tentative louable pour revaloriser la chaîne de production locale et protéger sa ressource première, le bois.
Marleen Beisheim et Luise Mösle
Focus La vente par contrat : mieux contrôler le circuit du bois
Depuis 2021, l’ONF, le gestionnaire public des forêts françaises, renonce progressivement à ses traditionnelles ventes aux enchères au profit de ventes par contrat, dans le but de réduire l’incertitude et de mieux gérer les stocks de bois. Mais des voix s’élèvent contre un système qui favorise surtout les gros groupes de la filière.
C’est une petite révolution dans la filière bois. L’ONF, l’acteur principal de la gestion et de la vente du bois, favorise la vente par contrat. L’enjeu ? Mieux contrôler le prix et le circuit du bois provenant des forêts publiques françaises, plutôt que de voir ce bois être vendu aux enchères à des prix et dans des conditions aléatoires.
Cet effort est le résultat d’un choix politique. Dans une convention signée en 2021 avec l’État, l’ONF assure en effet viser, à l’horizon 2025, 35 % de vente par contrats en forêts communales (contre 20 % en 2022) et 75 % en forêts domaniales (35 % en 2021).
Avec la vente par contrat s'est aussi développé la vente de bois façonné, déjà découpé par les services de l'ONF. Crédit photo : Luise Mösle/Cuej
Apparue au cours des années 2000, cette méthode de cession consiste pour l’ONF à passer des contrats directement avec ses client·es. Dans ces contrats, aussi qualifiés de ventes de gré à gré, les client·es et l’ONF se mettent d’accord sur une quantité de bois à fournir dans un temps donné, sur les essences concernées et leurs qualités, dans une proportion définie. Une tarification spécifique est convenue pour chacun de ces éléments. Pour l’ONF, ce mode de vente répond à plusieurs objectifs :
Simplifier la vente de bois façonné (un bois déjà découpé et trié), et ainsi supprimer des étapes complexes de bûcheronnage pour faciliter le travail des scieries ;
Réserver ces contrats aux entreprises transformant le bois sur le territoire de l’Union européenne, afin de développer le marché local ;
Garantir les achats plutôt que de voir une partie du bois dépérir faute de débouché. Du côté de la demande, la souscription d’un contrat est synonyme d’un approvisionnement régulier de bois dans des conditions stables.
« C’est toujours mieux de vendre que de tout perdre »
Ce mode de vente a fait ses preuves en 2018, lors de l’épidémie de scolytes. En permettant au bois dépérissant de trouver preneur, ce que les enchères n’auraient peut-être pas assuré, il a évité à certaines communes forestières une perte sèche de revenus. « C’est toujours mieux de vendre que de tout perdre, même à un prix très bas », commente Serge Alem, le vice-président de la Fédération nationale des communes forestières des Vosges (FNCOFOR) et maire de Ban-de-Sapt.
20 à 30 €
Prix de vente au m3d'épicéa scolyté dans la ville de Ban-de-Sapt
L’édile expose aussi les limites de ce système. Dans son viseur justement, ces prix très bas. Car la vente de bois issus des forêts communales gérées par l’ONF assure aux communes un revenu qui varie en fonction du prix du bois. Lorsque les arbres sont atteints par un mal quelconque, une décote prévue dans le contrat est appliquée. Pourtant, selon Serge Alem, ce bois reste utilisable : « Il s’est vendu entre 20 et 30 euros le mètre cube pour faire de la charpente dont le prix n’a, lui, pas baissé ! », assure-t-il.
Les contrats de l’ONF prévoient une éventuelle renégociation des tarifs trois fois par an, afin de correspondre aux évolutions du marché du bois. Insuffisant, selon ce membre de la FNCOFOR, qui pointe par ailleurs les disparités entre petites et grosses scieries face à l’ONF. « Quand le cours du bois baisse, les gros scieurs arrivent à faire pression sur l’ONF pour modifier le contrat et ajuster leur prix d’achat », explique-t-il. Tandis que les petites scieries n’ont pas cette force de négociation.
L’ONF ne nie pas ces limites. L’organisme a d’ailleurs surtout développé ces contrats pour les essences dont le prix est stable, notamment les résineux (épicéa, sapin, pin). Les ventes par contrat restent marginales voire inexistantes pour d’autres essences, comme le chêne dont le prix fluctue beaucoup.
À grosse scierie, gros contrat
Les professionnel·les de la filière déplorent aussi une difficulté d’accès à la vente par contrat pour les établissements de petite et moyenne taille, alors même que ce mode de fonctionnement devait les avantager face aux gros groupes. Luc Bernard, gérant de la petite scierie du même nom située à Hurbache, en témoigne : « On a mis des années à obtenir notre contrat de 500 mètres cubes par semestre avec l’ONF, parce qu’on travaillait sur des volumes trop petits. »
"On fait le jeu des gros alors que les contrats devraient aider les petits.
Serge Alem
Vice-président FNCOFOR des Vosges
Les règles de l’ONF fixent en effet une durée minimale de trois années consécutives pendant lesquelles le ou la client·e doit lui acheter aux enchères un volume de bois équivalent à la quantité stipulée dans le contrat. Autrement dit : « Il faut montrer que l’on est un bon client de l’ONF », résume David Hacquard, responsable commercial bois à l’ONF des Vosges. Problème, ces ventes aux enchères se font au plus offrant, et les petites scieries en sortent rarement gagnantes financièrement. Elles se tournent alors vers des exploitant·es privé·es pour se fournir.
« C’est dommage que ce système serve mieux les grosses scieries que les petites. Les grands groupes n’avaient, eux, pas besoin de ces contrats pour se moderniser », estime Mickael Perrot, formateur commerce et forêt au centre de formation Chateaufarine de Besançon.« On fait le jeu des gros alors que les contrats devraient aider les petits. En somme, plus vous êtes gros, plus vous avez de contrats », appuie encore Serge Alem, vice-président FNCOFOR des Vosges.
Loris Rinaldi
Chapitre 2
Celles et ceux qui vivent du bois
REPORTAGE La forêt communale, un trésor devenu hors de prix
Pendant des décennies, les communes forestières de la vallée de la Doller (Haut-Rhin) ont tiré des revenus substantiels de la vente de bois. Mais des aléas climatiques répétés ont fragilisé les forêts du Grand Est, forçant ces communes à revoir leur modèle économique.
À Scikert, la moitié des 148 hectares de forêt communales est atteinte de dépérissement. Crédit photo : Matei Danes/Cuej
Un 4X4 s’engage en cahotant sur une piste forestière. À son bord, Bertrand Hirth, maire de Sickert, un village de 300 habitant·es logé dans la vallée de la Doller (Haut-Rhin), dans le sud-est du massif vosgien. L’édile, élu en 2018, est venu observer les dégâts que cinq ans d’accidents climatiques et sanitaires ont causé à la forêt communale.
Des troncs de toutes tailles s’entassent le long du chemin. Certains, nettoyés, débités et empilés, sont prêts à être emportés. D'autres, plus nombreux, jonchent le sol de la forêt. Au détour d’un virage, la voiture de Bertrand Hirth débouche sur une large trouée dans la forêt. En surplomb de la route, le flanc du massif forestier est couvert d’épicéas moribonds, aux branches grisâtres et dont l’écorce part en lambeaux.
Ceux qui tiennent encore debout sont souvent cassés en deux à mi-hauteur. « Voilà ce que les scolytes font à une forêt,» dit simplement le maire en désignant la large friche.« Ils s’infiltrent et rongent les épicéas de l’intérieur. En un an, l'arbre dépérit. Et au moindre coup de vent, il se brise. »
Les arbres colonisés par les scolytes sont condamnés. Les communes n’ont pas d’autre choix que de les abattre pour endiguer la contagion, puis de tenter de les vendre. Crédit photo : Matei Danes/Cuej
Entre les ravages causés par les scolytes, ces insectes invasifs qui colonisent les épicéas affaiblis par le dérèglement climatique, et les sécheresses récurrentes, fatales aux conifères, c’est la moitié des 148 hectares de forêt communale de Sickert qui a dépéri ces cinq dernières années.
« Il y a même des années où on dépense plus qu’on ne gagne »
Un désastre écologique qui se double d’une épreuve pour les finances de la commune, qui a longtemps tiré des revenus substantiels de l’exploitation forestière. « Dans les années 1980, les coupes annuelles rapportaient l’équivalent de 10 000 à 15 000 euros », se souvient Bertrand Hirth. Âgé de 64 ans, sa famille habite Sickert depuis trois générations. « Aujourd’hui, c’est devenu exceptionnel de gagner plus de 1 000 euros. Les revenus couvrent à peine l'entretien de la forêt, et il y a même des années où on dépense plus qu’on ne gagne », conclut-il.
"Désormais, la forêt va vous coûter 10 000 euros tous les ans pendant dix ans.
Michel Farny
Agent de l'ONF, s'adressant au conseil municipal de Sickert
En effet, la commune de Sickert se retrouve avec une large quantité de bois mort qu’elle cherche à vendre en priorité avant de procéder à l’abattage d’arbres sains. Or, le bois scolyté est en partie impropre à certains usages, puisque si le cœur de l’arbre reste sain et conserve sa résistance, ce qui permet son utilisation dans des travaux de construction, la périphérie de l’arbre a été rongée par les insectes. Entre 30 % et 50 % du volume total de l’arbre ne convient qu’aux fonctions de bois d’industrie (assemblage de palettes, par exemple) ou de chauffage, qui sont moins rémunératrices. Pour cette raison, un mètre cube d'épicéa scolyté se vend environ 10 euros, contre 59 euros en moyenne pour un mètre cube de résineux sain en 2022.
Les communes alentour sont confrontées au même problème. À Sewen, un village de 500 habitant·es en amont de la vallée de la Doller, la forêt qui couvre 90 % du territoire communal ne représente plus le même atout économique qu’auparavant. « Dans les années 1970-1980, quand la mairie prévoyait un chantier, elle le finançait en procédant à une coupe », explique le maire, Hubert Fluhr.
Les temps ont changé, le bilan de l’exploitation forestière faisait état d’une « opération blanche » l’année dernière. « Cette année, on a eu de la chance, poursuit Hubert Fluhr. L’ONF, qui gère avec nous la forêt communale, nous a trouvé des client·es français·es qui proposent un bon prix. Sans ça, nos arbres seraient partis en Chine, où le bois est très demandé. » En effet, la Chine, qui entend préserver ses propres ressources sylvicoles, importe massivement le bois français : le chêne en priorité, mais aussi l’épicéa, dont regorgent les forêts des Vosges.
Pour diversifier leurs revenus et pallier au recul de l’exploitation forestière, les communes de la vallée de la Doller ne disposent pas des mêmes atouts. Sewen, dont le territoire est traversé par la Doller, a par exemple acheté une petite centrale hydroélectrique en 2010. Les 1 200 MWh de production annuelle sont vendus à EDF, ce qui assure à la commune un revenu indépendant de la forêt.
"Aujourd'hui, les recettes de l'exploitation forestière ne représentent plus que 10 % du budget communal, contre 60 % il y a 40 ans.
Eric Kitzinger
Adjoint au maire de Masevaux-Niederbruck, en charge de la forêt communale
Plus bas dans la vallée, Masevaux-Niederbruck, forte de ses 3 700 habitant·es, accueille des activités industrielles, ainsi que de nombreux commerces et services de proximité. En comparaison, Sickert est bien moins dynamique, reconnaît son maire : « La plupart des gens travaillent à Mulhouse, dans la zone d’activité du pont d’Aspach, à Burnhaupt, en bas de la vallée, et quelques-uns en Suisse. »
« La seule solution pour maintenir une trésorerie est de chercher des subventions et de réaliser des investissements pour l’avenir », expose Bertrand Hirth, qui a pour projet de développer le tourisme. Les forêts de la vallée accueillent de nombreux sentiers de randonnée, et la communauté de communes de la vallée de la Doller et du Soultzbach, dont Bertrand Hirth est le vice-président, a investi dans la construction de dix chalets en bois local à destination des randonneurs et randonneuses.
Le refuge de Sickert, l’une des dix cabanes de la vallée de la Doller, accueille randonneurs et randonneuses toute l’année. Crédit photo : Matei Danes/Cuej
Le maire, qui aime présenter Sickert comme « le plus beau des villages de la plus belle vallée de France », a même acquis une maison pour la transformer en gîte de grande capacité. « Cela permettra dans le futur de générer un petit revenu pour la commune », espère-t-il. Mais en attendant, « les communes forestières comme Sickert s'appauvrissent ».
Les épicéas, un héritage encombrant
Ironie de l’histoire, Sickert n’a pas toujours été dépendante de l’exploitation forestière. Sur les hauteurs de la commune, Bertrand Hirth désigne une petite clairière : « On a laissé ce chaume [un pré où paissent les vaches durant la saison estivale, ndlr] pour rappeler qu’il y a 50 ans, toute cette partie du massif était consacrée à l’élevage. »
Dans les années 1950, 1960 et 1970, une politique nationale de reboisement s’est mise en place, financée par un Fonds forestier national créé à la Libération. À cette époque, les paysan·nes ont été incité·es à planter des épicéas – espèce connue pour sa croissance rapide – en échange d’une exonération de la taxe foncière pendant 30 ans. C’est justement ce pan forestier, situé sur le versant sud du massif, qui est aujourd’hui le plus durement touché par le dépérissement.
Il y a 50 ans, ce versant du massif forestier de Sickert était un alpage. Aujourd’hui, cette seule clairière demeure au milieu de la forêt. Crédit photo : Matei Danes/Cuej
La forêt de Sickert opère désormais un mouvement inverse. À proximité du village, un pré de 6 hectares a été gagné sur la forêt grâce aux efforts d’un éleveur de Masevaux, venu avec son tracteur pour arracher les souches et racines des arbres emportés par les scolytes. « Il a planté du foin et il entretient le pré et la lisière de la forêt. En échange, il peut faire brouter ses vaches », résume Bertrand Hirth, qui s'enthousiasme de ce retour de l’activité agricole.
Réinventer la forêt
Les forêts communales ne sont pas abandonnées à leur sort pour autant. L’ONF, explique Jean-Charles Villaume, en charge de la forêt de Masevaux, a renoncé aux peuplements monospécifiques qui la rendent vulnérable aux aléas climatiques. Les nouvelles méthodes d’exploitation des bois communaux bannissent les coupes rases, sauf pour les sections atteintes de dépérissement, et s’attachent à créer des forêts plus diverses et plus résilientes.
Pour y parvenir, les communes de la vallée de la Doller poursuivent plusieurs pistes, à tâtons. L’une consiste à favoriser la régénération naturelle, à savoir accompagner la pousse de jeunes arbres par des travaux d’entretien réguliers mais non intrusifs. « On s’y met, mais il faut reconnaître que par rapport à nos voisins allemands, qui ont un taux de régénération de 80 % dans la Forêt Noire, on a quinze ans de retard », regrette l’élu.
Autre approche, l’introduction de nouvelles essences. « En fonction des secteurs, précise l’agent de l’ONF Jean-Charles Villaume, on plante différentes essences. Hors zone protégée, on peut introduire des essences exotiques, comme du liquidambar, du séquoia ou du cyprès de l’Arizona : des arbres adaptés aux conditions climatiques des prochaines décennies. En zone Natura 2000, on a une marge de manœuvre limitée. On prend par exemple des pins des versants sud qu’on introduit sur les versants nord ». Une stratégie qui a un coût : à Masevaux, la commune a dépensé 36 000 euros pour replanter 2 hectares d’essences exotiques. À Sickert, l’introduction de pommiers et poiriers sauvages en remplacement d’épicéas scolytés a coûté 11 400 euros.
Surtout, ce sont les mentalités qui évoluent lentement. Les communes forestières du massif vosgien se rendent à l’évidence, le modèle productiviste hérité des années 1970 doit laisser place à une nouvelle vision de la forêt, qui fait abstraction de la notion de rentabilité. Michel Farny, l’agent de l’ONF en charge de la forêt de Sickert, a prévenu le conseil municipal : « Désormais, la forêt va vous coûter 10 000 euros tous les ans pendant dix ans. »
À Wegscheid, commune voisine de Sickert, les écoliers de la vallée, accompagnés par Bertrand Hirth (à gauche) et Michel Farny (à droite), ont participé à la replantation de 1 600 arbres. Crédit photo : Matei Danes/Cuej
Un changement de paradigme auquel d’autres communes se sont déjà préparées. À Ranrupt (Bas-Rhin), le maire Thierry Sieffer, ex-bûcheron devenu Président du SIVU forestier de la vallée de la Bruche, l’organisme en charge des bûcheron·nes intercommunaux, récuse avec force l’expression même d’« exploitation forestière », lui préférant le terme de « récolte du bois ». Dans sa commune, les activités liées à la forêt font l’objet d’un budget annexe, indépendant du budget municipal. Les comptes d’une collectivité locale devant toujours être à l’équilibre, Thierry Sieffer précise que si la forêt communale génère environ 50 000 euros de bénéfice annuel, cette somme est intégralement « réinjectée dans l’entretien de la forêt ».
« On ne gagne pas d’argent avec la forêt », assume Thierry Sieffer, avant de poursuivre avec conviction : « Mais ce n’est pas ça le principal. La forêt est un bien commun, elle est notre alliée dans la lutte contre le réchauffement climatique, elle filtre l’eau, c’est un climatiseur naturel… Tout ça vaut bien plus que quelques dizaines de milliers d’euros par an. »
Lucia Bramert et Matei Danes
ENQUÊTE Bûcherons, les forçats de la forêt
Des bûcherons communaux entretiennent traditionnellement les forêts des villages de la vallée de la Doller dans le sud-est du massif vosgien (Haut-Rhin). Mais jugée trop onéreuse, la main-d’œuvre communale est poussée vers la sortie, au profit de bûcherons privés souvent payés à la tâche. Ce bouleversement pose des questions environnementales mais aussi de sécurité au travail.
« Couper des arbres, c'est quand même le propre d’un bûcheron ! », s'indigne le bûcheron Benoît Sitter alors que les règles de sécurité de l'ONF lui interdisent de procéder à des abattages. Crédit photo : Julien Rossignol/Cuej
« Quand vous avez un problème et que vous allez en forêt, la forêt se charge de le régler », philosophe Benoît Sitter. Ce bûcheron passionné a travaillé dans la vallée de la Doller toute sa vie. Sauf qu’après 27 ans de carrière, d’abord comme bûcheron communal, puis intercommunal, l’homme de 57 ans est amer. Sa tâche est réduite au strict minimum, contre son gré.
Depuis juillet dernier, ils ne sont plus que deux bûcherons à travailler pour la communauté de communes de la vallée de la Doller, son employeur. C’est insuffisant pour œuvrer sur un chantier d’abattage, selon les règles de sécurité fixées par l’Office national des forêts (ONF), qui impose la présence d’au moins trois professionnels pour couper du bois. Les deux employés plantent, s’occupent des jeunes pousses, font du dégagement... « On effectue tous les travaux sylvicoles nécessaires à l’entretien d’une forêt, sauf couper des arbres, ce qui est quand même le propre d’un bûcheron ! », résume Benoît Sitter en soupirant. Ces tâches ne l’occupent plus que quelques heures par semaine, et son employeur lui propose désormais une rupture conventionnelle.
À une époque pas si lointaine, l’équipe des bûcherons intercommunaux comptait une dizaine de membres. Les bûcherons vieillissants sont progressivement partis à la retraite, sans être remplacés. Sont arrivés à leur place des bûcherons privés, souvent des entreprises familiales ou des auto-entrepreneurs, non soumis au règlement de l’ONF, contrairement aux employés publics. « Si un entrepreneur se rend seul en short et basket sur un chantier forestier, il n’y aura personne pour le retenir. Pareil s’il veut travailler du lundi au dimanche », explique Jean-Charles Villaume, agent de l’ONF en charge de la forêt de Masevaux-Niederbruck (Haut-Rhin).
Travailler plus vite et moins cher
Les bûcheron·nes privé·es, payé·es à la tâche, s’avèrent en outre moins coûteux·ses pour les communes. Selon les calculs de la communauté de communes de la Doller, l'écart de tarif va du simple au double. De quoi séduire certaines municipalités aux finances éprouvées. Toutes cependant ne voient pas cette tendance d’un bon œil. Bertrand Hirth, vice-président de cette intercommunalité, a un avis partagé sur le travail des entreprises privées, auxquelles la communauté de communes a de plus en plus recours. « Quand ils rentrent dans une forêt, ça peut se transformer en carnage, lâche-t-il. Certains coupent tout, n’importe comment. Ça va vite, naturellement, mais ils ne prennent pas soin de la forêt. Ils font de gros tas de bois et rien ne pousse en-dessous, à part les ronces », regrette-t-il.
Le passage des abatteuses des bûcherons, de lourds véhicules sur chenilles, a marqué la forêt communale de Wegscheid. Crédit photo : Matei Danes/Cuej
Leurs qualifications aléatoires peuvent en outre les exposer plus fortement aux risques d’accidents du travail. Le métier étant connu pour sa dangerosité, une maîtrise des techniques d’abattage, des règles de sécurité, tout comme une bonne condition physique sont des conditions jugées indispensables par l’ONF pour minimiser les risques. Un diplôme est normalement exigé, qu’il prenne la forme d’un certificat d’aptitude professionnelle, d’un brevet professionnel agricole (BPA) ou d’un bac pro forêt par exemple.
Sauf qu’il est possible de contourner ce système. Si le métier d’« entrepreneur de travaux forestier » – le terme officiel pour désigner le métier de bûcheron – nécessite l’obtention d’un diplôme, celui d’« exploitant forestier », qui se résume à acheter des arbres sur pieds avant de les abattre pour les revendre, peut s’exercer sans conditions. Il suffit simplement de créer son entreprise. Henri-Pierre Gangloff, directeur de l’école de bûcherons de l’ONF à Saverne, propose par conséquent des modules en formation continue afin de « réapprendre les bons gestes », quel que soit le statut.
"Parmi les activités sylvicoles, le bûcheronnage représente à lui seul 32 % des accidents au travail dans le secteur forestier.
Conclusions d'un rapport sur la sécurité des opérateurs forestiers publié en novembre 2021
Il y a urgence, si l’on en croit le nombre d’accidents. Les chiffres de la sécurité sociale agricole indiquent que parmi toutes les activités sylvicoles (comme le débardage, le dégagement, ou encore la maintenance des matériels et des infrastructures), le bûcheronnage représente à lui seul 32 % des accidents au travail dans le secteur forestier, selon une étude réalisée en 2021. Tandis qu’entre 2011 et 2018 leur nombre, leur fréquence et leur gravité a diminué constamment dans le secteur, l'activité de bûcheronnage fait exception : le taux d’accidents graves ne baisse pas depuis 2011. Il a même augmenté sur la période 2018-2019. Le Grand Est, région forestière majeure, est particulièrement touché. Les hypothèses pour expliquer cette tendance tiennent autant à la dégradation de la forêt en raison du climat qu’aux transformations du métier.
Des accidents du travail en forte hausse
« Personne n’en parle », s’indigne Matthieu Lépine, professeur et auteur de l’Hécatombe invisible, qui recense les accidents du travail dans la presse depuis 2016, dont de nombreux accidents de bûcheronnage, souvent mortels. Ce travail est rendu complexe, car ces accidents ont tendance à être classés comme des faits divers, souvent très peu détaillés. Alors qu’il s’agit pourtant selon lui d’un véritable « fait social, si on regarde le nombre d’accidents et de morts qui se répètent chaque jour ».
Les bûcherons travaillent souvent sur des terrains éloignés et difficiles d’accès, ce qui augmente les risques du métier. Crédit photo : Matei Danes/Cuej
Et par conséquent, explique Matthieu Lépine, malgré l’ampleur du phénomène, chez les employeurs qu’ils soient publics ou privés, « on ne réfléchit pas au problème », déplore-t-il. « Il y a cette idée de fatalité, comme si c’était normal que des gens meurent au travail. Comme si quelqu’un un jour avait signé un contrat disant : “quand je vais faire ce métier-là, je risque de mourir.” » Un constat partagé par Benoît Sitter, qui souhaiterait que la dangerosité du métier soit reconnue.
Dans son ouvrage, Matthieu Lépine revient notamment sur le cas d’un apprenti bûcheron de 17 ans, mort sur un chantier dans le Bas-Rhin en 2018. Un tronc d’arbre mal fixé dévale la pente et le heurte, le tuant sur le coup. Un accident provoqué par un déficit d’encadrement et de sécurité. « Ce n’est pas un cas isolé », constate l'auteur, qui a recensé plusieurs accidents similaires. Selon lui, le recours croissant au statut d’indépendant accentue le phénomène : « Le fait de n’être que deux, voire seul sur un chantier, accentue les risques ! »
Devenu entrepreneur de travaux forestiers en 2020, après avoir travaillé pendant huit ans dans une société d’élagage, Joan Petitgirard se dit conscient de ces risques. Pour des chantiers compliqués, il embauche des stagiaires ou des apprentis, afin d’éviter de se retrouver « blessé seul au milieu du bois, sans réseau internet ». À la tête d’une petite entreprise, le professionnel de 32 ans juge cependant la concurrence dans le secteur de plus en plus grande. Cela n’aide pas à maintenir de bonnes conditions de travail.
Entre forestiers communaux vieillissants et entreprises privées sous pression, la situation des bûcheron·nes se dégrade, « ça aurait pu être évité ! », s’indigne Benoît Sitter, de la vallée de la Doller. « Notre patrimoine risque d’en prendre un coup, la forêt ne sera plus protégée comme elle l’était. »
Lucia Bramert et Matei Danes
ENQUÊTE L’avenir compromis des petites scieries
En difficulté depuis le début des années 2010, les petites scieries du Grand Est ferment les unes après les autres. Entre conditions de travail épuisantes, problèmes de succession et difficultés économiques, ces industries cherchent des manières de survivre et de continuer à attirer de la main d'œuvre.
Les scieries artisanales rencontrent de nombreuses difficultés, entre problèmes de renouvellement de main d'œuvre et manque de rentabilité. Crédit photo : Quentin Celet/Cuej
Le bruit continu des machines résonne au sein de la scierie Buckenmeyer à Châtenois (Bas-Rhin). Ici, des sapins et des épicéas sont sciés, afin de produire du bois de charpente, des palettes et des planches. Dans cette fabrique proche de Sélestat, qui emploie sept personnes, il y a plus de postes que d’employés. Il faut transporter les grumes, manœuvrer les deux scies de découpe, empiler le bois de charpente, découper les planches à la déligneuse puis les trier selon leur longueur. Sans compter des activités connexes comme le rabotage ou le traitement du bois aux fongicides.
Au début de la chaîne, Philippe Chamley est installé au poste de billonneur. Comme les six autres salariés, il est ouvrier polyvalent. Mais lui entame sa 38e année dans le métier, et depuis qu’il est arrivé ici, il ne quitte plus ce poste exigeant. Assis dans un grand engin sur rails, il est chargé de mesurer les troncs rangés en tas, puis de les déplacer du parc à grumes jusqu’au convoyeur, qui va acheminer le bois vers les scies. Un travail de précision, mais aussi d’organisation, qu’il réalise avec une facilité déconcertante.
Un manque de motivation à la manutention
Les employés comme lui, au savoir-faire unique, sont de moins en moins nombreux dans les scieries : « J’étais l’un des plus jeunes de ma génération de scieurs. Aujourd’hui tous sont partis à la retraite », constate-t-il. Ce vivier de travailleurs, qui a baigné dans le monde du bois dès le plus jeune âge, s’amenuise au fil des ans. Désormais, à ses yeux, la profession semble désertée : « J’ai formé au moins trente personnes qui étaient en intérim. Mais les gens ne restent pas, ça ne les intéresse pas », déplore Philippe.
Philippe Chamley, billonneur de la scierie Buckenmeyer, manie très habilement le bras articulé de sa station de tronçonnage, qui transporte les grumes. Crédit photo : Quentin Celet/Cuej
Pour lui, le manque de formation de manutentionnaires dans la scierie est criant : « La dernière école de scierie qui formait au CAP affûteur-scieur dans la région, à Mouchard (Jura), a fermé. Donc on doit former les ouvriers de A à Z. » C’est donc à l’issue d’une très longue période de recrutement que les Buckenmeyer ont fini par embaucher Victor et Dylan, 19 et 21 ans, qui n’avaient aucune expérience dans le domaine. Ils sont désormais chargés de l’empilage des chevrons, qui serviront aux charpentes. Mais ces deux embauches sont loin de régler tous les problèmes de main d'œuvre auxquels l’entreprise est confrontée.
Cette désertion de la profession pose des difficultés à l’ensemble des petites scieries. Elle est liée aux désagréments du métier de manutentionnaire dans le secteur du bois, qui n’attire plus les travailleurs. Les tâches se font en extérieur, peu importe la météo, impliquent de lourdes charges physiques et une faible rémunération. « Beaucoup de gens se forment dans les petites et moyennes scieries, puis partent dans les grosses entreprises, car on y est payé bien au-dessus du SMIC », explique Maurice Chalayer, directeur de l’Observatoire du métier de la scierie. Ce qui laisse sur le carreau les petites scieries, en manque de main d’œuvre. Alors qu’en 2010, 240 entreprises de scierie étaient implantées en Grand Est, la région n’en compte plus que 197.
Des repreneurs de moins en moins familiaux
Malgré ces difficultés de recrutement, les scieries artisanales constituent la majorité du tissu économique de la découpe française du bois: elles représentaient 60 % des entreprises du secteur en 2016, et 6 % de la production nationale. Ces établissements, généralement présents dans les villages, disparaissent petit à petit du paysage selon Maurice Chalayer : « On perd entre 60 et 70 scieries chaque année. Cela ne concerne pas que les petites entreprises, mais elles sont proportionnellement plus importantes, donc plus touchées », observe-t-il.
"Il y avait des défis tous les jours. On n’a jamais pris de congés !
Irène Ernenwein
Ancienne gérante de la scierie Heckmann-Ernenwein à Lembach
Dans un contexte où ces entreprises se transmettent principalement de père en fils, la pérennité des entreprises est souvent entre les mains des descendants. « Les patrons vieillissent, et quand il n’y a pas de repreneur au sein de la famille pour moderniser l’affaire, on la laisse généralement mourir », regrette Maurice Chalayer. Une situation difficile à gérer pour les héritiers, qui doivent souvent faire avec les dettes de leurs prédécesseurs. Ainsi, dans le massif des Vosges, comme ailleurs, un grand nombre d’héritiers préfèrent se consacrer à d’autres branches de la transformation du bois, plus rentables.
C’est le cas d’Irène Ernenwein, dont les filles n’ont jamais souhaité reprendre l’entreprise familiale. Jusqu’en 2020, elle dirige avec son mari la scierie Heckmann-Ernenwein à Lembach (Bas-Rhin) : « Il y avait des défis tous les jours. On a tenu parce qu’on a fait beaucoup d’heures. On n’a jamais pris de congés ! », raconte-t-elle. Mais au moment de partir à la retraite, le couple rencontre un obstacle de taille : « Pendant quatre ans, on a été en contact avec la chambre des métiers, pour trouver un repreneur. On a refusé quasiment tous les candidats. » En cause, des postulants déconnectés de la réalité des petites scieries, et qui n’y avaient jamais travaillé : « Tous s’imaginaient gestionnaires, à diriger une équipe. Mais en scierie, il faut mettre la main à la patte. Ils pensaient que les salariés sauraient se débrouiller seuls ! », ironise-t-elle.
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Le nombre de scieries actives en France en 2021.
Cette contrainte fait fuir de nombreu·ses investisseur·es, qui hésitaient déjà à injecter de l’argent dans une activité qui stagne. Face à cette chute vertigineuse du nombre de scieries, plus de 500 établissements en 10 ans en France, rares sont les groupes qui acceptent de renflouer les caisses des petits artisans. Les sauvetages, lorsqu’ils ont lieu, se font au prix d’une fusion de petites entreprises pour constituer des entités de taille plus importante. À l’image du groupe Sagards, dirigé par le banquier Jean-Noël Thiriet, qui a racheté entre 2019 et 2022 trois petites scieries vosgiennes, ainsi que deux grands groupes de la région Grand Est pour constituer un structure de plus de 80 employés. Surtout, ces efforts limités ne permettent pas de compenser toutes les fermetures : « Depuis les années 1980, on ne crée plus de scieries en France », constate Maurice Chalayer.
Moderniser la production
À cela s’ajoutent les difficultés économiques que rencontrent les scieries sur le marché : « Le monde du sciage est intrinsèquement lié à la construction, car la charpente est le principal débouché des scieries de bois résineux. Mais depuis 10 ans, c’est un secteur en difficulté », explique l’universitaire. Une baisse de la demande qui se conjugue à de nombreuses difficultés d’approvisionnement : « C’est un domaine où on ne fait aucune marge. On achète le bois cher et on n’arrive pas à répercuter cela sur le prix de vente. », détaille Irène Ernenwein. Du bois que ces entités achètent à des prix moins avantageux que les grands groupes, notamment dans le Grand Est, à travers les contrats d'approvisionnement signés avec l’ONF.
"Il faut augmenter son volume. Sinon, tu disparais.
Philippe Chamley
Ouvrier polyvalent à la scierie Buckenmeyer
Pour éviter la fermeture, les scieries se doivent de moderniser leur production. L’éclaircie de l’année 2021 – la crise sanitaire ayant boosté la demande en bois de construction – a redonné à certaines entreprises des possibilités d’investissement. Mais face au coût élevé des machines, certaines petites scieries ne parviennent toujours pas à rénover la chaîne de production. « Une déligneuse neuve coûte entre 700 000 et 800 000 euros. C’est difficile d’investir là-dedans quand on fait un chiffre d’affaires de 1,4 million d’euros », note le patron de la scierie, François Buckenmeyer. Et en faisant grimper les charges, la crise énergétique de 2022 a encore compliqué la donne.
Chez les Buckenmeyer, la scie de tête, première étape de découpe des grumes, est un matériel qui n’a pas été remplacé depuis 1994. Crédit photo : Quentin Celet/Cuej
Chez les Buckenmeyer, cette transition, difficile, se fait lentement, et à prix cassés. La famille se réjouit notamment de la construction en mai prochain d’une nouvelle cabine de traitement du bois. Pour limiter les coûts, le matériel a été acheté d’occasion, auprès de voisins charpentiers. Cela pèse tout de même sur la trésorerie : « On demande à investir, mais les banques prêtent de moins en moins d’argent, et le matériel d’occasion ne bénéficie pas de subventions », explique Athénaïs Buckenmeyer, la fille de François.
La mise en place d’un système numérique de commandes devrait permettre à la scierie de Châtenois de fluidifier la chaîne de production, qui nécessite encore aujourd’hui beaucoup de déplacements et de communication. Cette automatisation devrait également faciliter la tâche à des travailleurs qui ne viennent pas du milieu. Mais elle permettra surtout d’augmenter la production. Car comme le dit Philippe Chamley : « Pour continuer à exister, il faut augmenter son volume. Sinon, tu disparais. »
Quentin Celet
ANALYSE Siat, l'empire au milieu de la forêt
Discrète mais influente, la famille Siat est à la tête de la plus grande scierie de France. C’est à Urmatt dans le piémont des Vosges que le groupe s’agrandit et se modernise depuis plus de 200 ans. Un exemple de saga familiale qui suscite quelques critiques au niveau local.
Siat. C’est un nom peu connu en dehors de la filière du bois. Pour cette entreprise familiale transmise depuis sept générations, l’histoire remonte à 1818 et débute avec une petite scierie sur la Hasel, un affluent de la rivière de la Bruche. Spécialisée dans le sciage de bois de résineux, la scierie Siat s’est développée au fil du temps sur trois emplacements distants de quelques kilomètres les uns des autres à Urmatt, Heiligenberg et Niederhaslach dans le Bas-Rhin. Le site d’Urmatt couvre 32 hectares, soit l’équivalent d’une quarantaine de terrains de football, et demeure la plus grande scierie de France, où s’amassent des grumes de bois prêtes à passer dans les différentes machines. Les deux autres emplacements abritent également une plus petite scierie, trois parcs à grumes et une raboterie.
"La scierie s'appuie sur des innovations techniques, tout en menant une politique de croissance externe.
C’est au détour d’archives compilées par Michel Siat, le père du dirigeant actuel Marc Siat, et de son ami Jérôme Trollet, que le public peut découvrir le parcours des différents repreneurs et la manière dont l’entreprise s’est modernisée afin d’augmenter ses rendements. Forte d’un effectif de 330 employés, la scierie fabrique 350 000 mètres cubes de produits finis par an, du bois de construction (charpente) au bois d’aménagement (moulures et plinthes). Le groupe Siat a réalisé ainsi un chiffre d’affaires annuel de 125 millions d’euros en 2020, pour un bénéfice de près de 13 millions d’euros, un résultat multiplié par cinq en trois ans.
Un groupe aux ambitions nationales
Au fil des générations, l’entreprise est toujours restée dans le giron familial. La scierie s’est appuyée sur deux grands axes de développement : miser sur des innovations techniques, tout en menant une politique de croissance externe. En 2014, elle se dote par exemple d’un scanner à rayon X, « une première mondiale » selon Les Echos. Grâce à cet investissement de 35 millions d’euros, les employés de la société peuvent évaluer les caractéristiques internes de chaque tronc afin d’en optimiser le sciage. En 2011 déjà, une unité de cogénération avait vu le jour, favorisant la récupération des écorces d’arbres et leur combustion pour en obtenir de l’électricité et des pellets pour le chauffage. « Nos valeurs sont l’efficacité, l’innovation et l’investissement », précise l’entreprise sur son site internet.
Outre sa stratégie d’investissement, Siat a aussi grandi en rachetant certain·es de ses concurrent·es, à l’image de la scierie Braun. Dans les années 1980, les Braun disposaient de trois scieries et employaient 260 personnes, et constituaient « le plus important complexe industriel français de sciage de bois résineux » selon la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace. Quand les héritières refusent de reprendre l’activité, elles vendent l’entreprise à un groupe papetier finlandais. Dix ans plus tard, l’entreprise décline et les Siat remportent la vente, disposant alors des locaux de leur ancien rival.
En 2018, les scieries alsaciennes doivent faire face aux débuts de l’épidémie de scolytes qui met en péril les ressources. Le groupe Siat, qui a « la volonté de se développer plus dans le sud-ouest de la France » selon les collectivités forestières d’Occitanie, rachète ainsi deux sites en 2020 dans le Tarn, à Brassac et Labruguière. La société se positionne près d’une zone importante de bois résineux dans le massif de la Montagne Noire.
Des problèmes locaux
Même si c’est l’une des têtes de file du secteur de la scierie, la famille Siat reste très discrète. « Ils ne sont pas très loquaces en communication », souligne Maurice Chalayer, fondateur de l’Observatoire des métiers de la scierie. « Ils ont inauguré une nouvelle ligne de sciage de gros bois il y a quinze jours, mais la presse professionnelle n’était pas invitée ». Sur les quelque 300 personnes invitées pour l’occasion, seuls le personnel et les entreprises qui ont œuvré à l’installation des machines ont été conviés rapporte un ami de la famille.
Quant à l’expansion de l’entreprise dans le Sud, elle a suscité des désaccords avec les habitant·es, réuni·es derrière le Groupe national de surveillance des arbres. Créé en 2019 par Thomas Brail, le collectif citoyen lutte contre l’abattage des arbres. Face à la bronca qu’a engendré le projet de « méga-scierie » consistant à regrouper les deux nouveaux sites sur un terrain situé entre les communes de Mazamet et Saint-Amans Valtoret, les Siat ont dû faire marche arrière. Arnaud de Raspide, co-président du GNSA et agriculteur de 50 ans, s’insurgeait alors contre la vente de 70 hectares par les mairies, voyant là « une asphyxie des petites scieries locales » et une « bétonisation des terres arables ». « Ce sont des gens très discrets, c’est de la pub dont ils se seraient sûrement passés », ajoute Arnaud de Raspide.
"On ne veut pas que l’entreprise arrête de fonctionner, mais juste pouvoir vivre décemment.
Les Voisins de la raboterie
Collectif de familles qui luttent contre les nuisances sonores
En Alsace, des riverains du site de Niederhaslach ont monté un groupe baptisé « les voisins de la raboterie ». Une dizaine de familles se sont associées pour porter leur voix et dénoncer les nuisances sonores qu’elles subissent. « Un seul des travaux a vraiment été efficace, c’est l’enlèvement d’un cyclone [un système d'aspiration et de filtration de la poussière et des copeaux de bois, ndlr]. Pour le reste, on nous assure que l’entreprise fait des réglages, mais on n’a pas d’autres choix que de les croire », témoigne un de ses membres, qui a souhaité rester anonyme. Réuni habituellement tous les deux mois avec Lionel Welsch, le représentant sécurité de l’entreprise, le collectif n’a plus eu de contact depuis septembre dernier alors que l’entreprise leur a demandé de changer de représentant·e principal·e. Une forme d’ingérence qu’ont refusé les habitant·es.
Tandis que « les voisins de la raboterie » ont à nouveau demandé des comptes à Siat et à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) quant aux avancées des travaux par rapport à ces nuisances, ils se questionnent à présent sur la pollution atmosphérique. Des documents ont été transmis aux autorités, tandis que les riverains assurent « ne pas vouloir que l’entreprise arrête de fonctionner, mais juste pouvoir vivre décemment ».
La famille Siat continue de bâtir son empire en s’implantant progressivement dans d’autres massifs forestiers dans le sud de la France. Toutefois, des voix s’élèvent pour dénoncer les dérives de cette industrie, encore peu confrontée aux problèmes de pollution sonore et atmosphérique qu’elle engendre.
Les arbres vosgiens souffrent. Le massif forestier se meurt, frappé par des incendies, des maladies et des parasites, causés ou favorisés par des épisodes de sécheresse toujours plus longs. Les pouvoirs publics mettent en place des stratégies d’adaptation pour concevoir la forêt de demain.
« L’été 2022, on s’est fait éclater avec les feux de forêt », se souvient Steeve Gillig, sapeur-pompier et vice-président de l’Unité d’intervention tout-terrain du Bas-Rhin (UITT 67). Moins étendus que dans le sud-ouest de la France, ces incendies étaient d’une ampleur inédite dans le Grand Est. Dans les Vosges, près d’une centaine de feux se sont déclarés en forêt l’été dernier, 80 hectares sont partis en fumée.
"Je suis très inquiet pour la forêt des Vosges
Patrice Mathieu
Technicien forestier de la chambre d'Agriculture des Vosges
Dans le Bas-Rhin, l’association de sécurité civile craint de revivre ce scénario. Alors, avec l’appui de la préfecture, elle a développé un réseau Sentinelles, rassemblant 130 bénévoles. Ce dispositif doit permettre, dès l’été prochain, d’alerter les services de secours et d’incendies si des feux se déclenchent en forêt. Des patrouilles de deux personnes surveilleront les massifs forestiers, de 10 h à 19 h, lorsque le risque d’incendie sera jugé « sévère » ou « très sévère ».
« Ces niveaux de risque sont décrétés par Météo France quand les températures dépassent 30°C, que les rafales de vent atteignent 30 km/h et que le taux d’humidité est inférieur à 30 % », détaille Steeve Gillig. Ce sont 165 000 hectares de surfaces boisées – près de 15 fois la superficie de Paris – répartis sur 157 communes, que le réseau Sentinelles sera chargé de surveiller. Si le dispositif prouve son efficacité, il sera peut-être étendu au reste de la région.
« Les feux de forêt deviennent récurrents à Biffontaine »
Parmi les communes touchées par les incendies en 2022, celle de Mortagne, dans les Vosges, a vu douze hectares de ses parcelles publiques partir en fumée. « Les arbres brûlés avaient été replantés après la tempête de 1999. C’était des résineux, principalement du pin. Ils poussaient très bien, regrette Lionel Leclerc, maire de ce village de 200 habitant·es. Les incendies représentent une perte financière de 70 000 à 100 000 euros. Je n’ai pas d’entreprise dans ma commune. Quand je vends une coupe de bois, ça rapporte de l’argent pour la faire fonctionner. »
Treize kilomètres plus au sud, les flammes ont aussi sévi à Biffontaine : dix hectares de végétation et un hectare de forêt de pins ont brûlé. L’intervention rapide des pompiers a permis de limiter les dégâts. Mais Denis Henry, le maire de cette commune de 400 habitant·es, se montre préoccupé. « Les feux de forêt deviennent récurrents à Biffontaine. Hormis celui de l’été dernier, je me souviens particulièrement des incendies de 2003 qui avaient détruit six hectares de pins replantés trois ans auparavant et celui de 2019, qui nous avait surpris en mai. Vous vous rendez-compte, en mai ! Le réchauffement climatique y est évidemment pour quelque chose. » Dans le Grand Est, la température moyenne avoisinait les 9°C dans les années 1960. Elle tourne désormais autour de 11°C, selon la Chambre régionale d'agriculture.
Patrice Mathieu, technicien forestier de la chambre d’Agriculture des Vosges, se dit « très inquiet » quant à la situation des forêts de la région. « Toutes les essences, quel que soit le secteur, souffrent. Nous observons beaucoup de signes de dépérissement des arbres à cause du réchauffement climatique », explique celui qui conseille les propriétaires de parcelles privées en termes d’entretiens et de reboisement.
Des conditions propices aux nuisibles. « Les chênes sont assaillis par la chenille processionnaire », indique Patrice Mathieu. Cette dernière se nourrit des feuilles de l’arbre. Affaibli, le chêne voit sa capacité de photosynthèse diminuer et sa croissance ralentir. Il devient une proie aisée pour les autres maladies et ravageurs. « Et nos frênes souffrent de chalarose », ajoute-t-il. Ce champignon flétrit leurs feuilles, nécrose leurs tiges et dessèche leurs branches.
Sur le massif, les conifères (épicéas, sapins et pins), dont le système racinaire est peu profond, ne parviennent plus à capter assez d’eau pour produire la résine qui les protège des parasites. En stress hydrique, les arbres produisent des hormones qui attirent les insectes opportunistes ravageurs, tel le scolyte. Ce mini-scarabée perfore les troncs, s’y infiltre. Sous l’écorce, la femelle pond et creuse des galeries. La sève ne s’écoule plus, l’écorce tombe, l’arbre meurt et les insectes s’envolent pour en attaquer d’autres. Grâce à des printemps et automnes de plus en plus doux, les scolytes se multiplient.
Un épicéa mort, ravagé par le scolyte, sur une parcelle privée à Rupt-sur-Moselle. Crédit photo : Julien Rossignol/Cuej
Plantés massivement après la Seconde Guerre mondiale à des fins productivistes, les épicéas sont très touchés par ces parasites. Aujourd’hui, l’essence est en difficulté en raison de sa surreprésentation à basse altitude, notamment dans la plaine d’Alsace, qui n’est pas son milieu naturel. Fortement résistant aux froids et gelées, l’épicéa est de plus sensible aux sécheresses, aux chaleurs et aux parasites qui prolifèrent sur les arbres en état de stress.
La situation devient de plus en plus critique chaque année à cause du dérèglement climatique. Pour y faire face, des stratégies d’adaptation des forêts sont élaborées par différent·es acteurs et actrices.
« Nous souhaitons d’abord conserver la dynamique de régénération naturelle des forêts », explique Florine Sarry, technicienne spécialisée à l’Office national des forêts (ONF). Pour ce faire, l’organisme mise sur l’adaptation génétique des arbres au fil des générations. Un phénomène naturel qui favorise leur croissance et les renforce, par la mise en concurrence avec d’autres essences. Cette méthode de renouvellement peut aussi être favorisée par les professionnel·les du secteur, notamment au niveau de la gestion des parcelles, en laissant des espaces entre les plants et en bannissant la monoculture.
Dans ce coin de forêt de Rupt-sur-Moselle, la régénération naturelle a profité aux épicéas. Crédit photo : Julien Rossignol
La régénération naturelle a néanmoins ses limites. Aléatoire, lente et souvent moins efficace que les plantations, cette stratégie reste peu privilégiée par les propriétaires de forêts privées, souvent à la recherche de rentabilité. Et des incertitudes subsistent quant à la capacité d’adaptation des essences locales aux évolutions climatiques des années à venir.
Face à ces incertitudes, certain·es botanistes estiment qu’il faut d’abord prendre le temps d’observer comment les essences réagissent. Laissées à l’état naturel, les réserves biologiques intégrales, comme celle de La Wantzenau au nord de Strasbourg, s’avèrent être de bons espaces pour étudier l’évolution de la forêt. Tels des laboratoires grandeur nature, elles donnent un aperçu de ce que la forêt de demain pourrait être sans interventions humaines. Mais ces réserves ne représentent que 0,2 % de la surface forestière en France métropolitaine.
De nouvelles essences plus résistantes ?
« Un des leviers pour adapter les forêts au dérèglement climatique passe par l’introduction de nouvelles essences », explique Guillaume Decocq, vice-président de la Société botanique de France. Cèdre de l’Atlas, chêne rouge d’Amérique, sapin de Turquie, « en région Grand Est, un quart des essences d’arbres subventionnées sont désormais exotiques. » Elles ne vivent donc pas naturellement dans cette aire géographique, mais ont été introduites par l’Homme. Depuis quelques années, l’État mise de plus en plus sur ces essences exotiques, dites plus résistantes à la sécheresse, dans ses méthodes de reboisement.
En 2017, l'ONF a lancé les « îlots d’avenir », un dispositif d’expérimentation d’une sélection d’arbres exotiques, sur des parcelles de 2 à 5 hectares plantées en monoculture. « L’idée, c’est de tester des essences qu’on ne voyait pas dans nos forêts d’Alsace et d’observer leur capacité d’adaptation », explique Florine Sarry.
L’îlot d’avenir de Barr, dans les Vosges, planté en décembre 2022. Crédit photo : Pierre Bacher
Un des 75 îlots d’avenir actuellement testés dans le Grand Est a été planté à Erstein, à une vingtaine de kilomètres au sud de Strasbourg. Comme ailleurs en Alsace, les bois de de la commune souffrent énormément de la chalarose du frêne, un parasite venu d’Asie, arrivé en Europe dans les années 1990. « Face à ce constat, il y avait une vraie volonté de la commune de s’engager pour la régénération de ses forêts », se rappelle la technicienne forestière, qui a suivi le projet de près.
Depuis décembre 2022, une petite parcelle de liquidambars, un arbre originaire d’Amérique du Nord, prisé pour ses belles couleurs cuivrées à l’automne, y est testée en conditions réelles. Un suivi régulier de l’îlot sera mis en place pour étudier la capacité d’acclimatation de l’essence et déterminer si la plantation test doit être renouvelée. « L’État subventionne le dispositif, mais ce sont principalement les communes qui le financent. Ce sont elles, qui vont décider de prendre sur leur budget pour parier sur une espèce sur laquelle nous n’avons aucun retour », insiste Florine Sarry. Rien qu’à Erstein, la facture du projet expérimental s’est élevée à plus de 40 000 euros. « Pour une petite commune, ça peut représenter une somme énorme. »
Les forestiers dans le flou
Face au risque financier, beaucoup d’acteurs et actrices hésitent à sauter le pas. Car beaucoup d'inconnues subsistent, en effet, autour des îlots d’avenir. « On ne sait pas ce qu’il va se passer avec les essences qu’on plante », reconnaît la technicienne de l’ONF. « Comment ces peuplements vont-ils évoluer une fois arrivés à l’âge adulte ? Est-ce qu’ils vont vraiment résister ? Tenir pendant des périodes de gel ? On va découvrir ça tous ensemble. » Pour elle, les îlots d’avenir représentent plutôt des « bouées de sauvetage » et témoignent d’une réelle « urgence climatique ».
De leur côté, des associations environnementales émettent également des réserves quant à l’introduction de certaines essences exotiques. « Nous ne condamnons pas le dispositif des îlots d’avenir eux-mêmes, au contraire, nous pensons qu’il est nécessaire. Mais c’est le choix de certaines espèces que l’on y plante que nous critiquons », déclare Guillaume Decocq, vice-président de la Société botanique de France. La liste des essences testées dans les îlots d’avenir est principalement établie en fonction de leur résistance à la chaleur et à la sécheresse. « Le problème, c’est que le changement climatique ne se limite pas qu’à la montée des températures et aux variations de pluviométrie », estime le professeur chercheur à l’Université de Picardie à Amiens. « Il y a aussi des paramètres comme les gelées tardives, les températures extrêmes et les événements rares, qui ne sont quasiment pas pris en compte dans le choix des essences. »
Certains arbres en souffrent dès à présent, comme le cèdre de l’Atlas, très sensible aux gelées tardives, régulièrement observées dans le Grand Est. « A priori, toutes les plantations de cèdres faites entre 2020 et en 2021 sont mortes », affirme le botaniste. Pourtant, cette essence est actuellement la quatrième la plus plantée en France.
Pendant que des essences exotiques peinent, ou échouent, à s’acclimater, d’autres s’adaptent bien mieux que prévu et deviennent invasives. C’est par exemple le cas du robinier faux-acacia. Issu d’Amérique du Nord et très résistant aux conditions hivernales comme aux épisodes de sécheresse, cet arbre ornemental est capable de se reproduire extrêmement vite. En Alsace, il est déjà classé comme espèce exotique envahissante. « Pourtant, l’Etat continue à donner des subventions pour le planter. Et ensuite, il va falloir payer pour l’éradiquer ! », dénonce Guillaume Decocq avant d’ajouter : « À la Société Botanique de France, nous estimons qu’il faut d’abord privilégier les espèces de provenance française et européenne. »
Encouragés à tester, planter et reboiser leurs terrains, les propriétaires de parcelles peinent pourtant à s’approvisionner en graines. Elles aussi victimes de sécheresses et d’attaques de parasites, les semences manquent. « Alors même que la demande augmente, regrette Gilles Bauchery, président du Syndicat national des pépiniéristes forestiers, et ce dans toutes les régions ».
Confrontés à des récoltes dégradées, les pépiniéristes forestiers font face à un défi de taille. Le 28 octobre 2022, Emmanuel Macron a annoncé vouloir planter un milliard d’arbres d’ici 2030. Pour atteindre cet objectif, il faudrait multiplier par 2,5 le rythme de plantation, qui est actuellement de 60 millions d’arbres par an.
1 milliard
Le nombre d'arbres que veut planter Emmanuel Macron d'ici dix ans.
Le projet semble compromis. « Désormais, nous avons un objectif fixé pour la décennie à venir. Mais il n’y a clairement pas assez de moyens employés dans le domaine de la recherche, dans les expérimentations, qui sont arrivées très tardivement, et dans les diagnostics de terrain », déplore le pépiniériste du Loir-et-Cher Gilles Bauchery. En plus de la pénurie de graines, « il y a une pénurie de main d'œuvre nécessaire à ce difficile travail de plantation » assure le technicien vosgien Patrice Mathieu. Pour lui cet objectif d’un milliard d’arbres paraît « totalement irréalisable ».
Dans son bilan annuel sur la santé des forêts, le ministère de l’Agriculture annonce que 2022 a été « la plus mauvaise année au niveau de la reprise des plantations forestières [ndlr un sondage qui examine l’état d’une partie des plants d’un chantier de reboisement] depuis 2007 ». Cette étude du Département de la santé des forêts révèle que 38 % des plantations sont « en échec » au niveau national, c'est-à-dire qu’elles affichent un taux de reprise inférieur à 80 %.
À Xertigny, Patrice Mathieu suit de près une parcelle privée fraîchement reboisée avec des essences prétendues capables de mieux résister au changement climatique. Crédit photo : Julien Rossignol
Racheter des parcelles pour harmoniser la gestion des forêts
Lionel Leclerc est maire de la commune de Mortagne. Sa stratégie pour harmoniser la gestion des forêts : le rachat de parcelles privées. « Notre idée est de regrouper le foncier pour faire des remembrements », explique-t-il. Dans les Vosges, près de 50 000 particuliers possèdent 30 % de la forêt, avec des parcelles mesurant en moyenne 2,7 hectares, contre 4 hectares à l’échelle nationale. Alors cette parade lui semble efficace pour pallier les défaillances de certains propriétaires privés : « On travaille avec eux, on fait des réunions mais beaucoup d’entre eux n’entretiennent pas leurs terrains. Nous n’avons pas de moyen de pression pour qu’ils exploitent leurs bois touchés par les scolytes. La maladie continue de courir. » Mais acquérir une parcelle privée n’est pas simple. Lorsqu’elle borde une parcelle forestière communale, la commune bénéficie d’un droit de préemption – elle est prioritaire pour l’achat du terrain – seulement si la surface est inférieure à quatre hectares. Cette loi n’arrange pas les maires. « Il faut la revoir pour que les communes aient la main sur l’achat, le regroupement de forêts », lance Lionel Leclerc.
Baptiste Candas, Christina Genet et Julien Rossignol
Enquête Dans le massif des Vosges, l'impossible cohabitation du tourisme et de la biodiversité
Garant de la protection et du développement économique du massif, le Parc régional du Ballon des Vosges est critiqué pour ses orientations favorables au tourisme, alors que des espèces emblématiques comme le grand tétras pâtissent du manque de protection environnementale.
En 2022, moins de six grand tétras ont été recensé dans le massif des Vosges. Crédit photo : Michel Munier
À 1 134 mètres d’altitude, tout en haut du Col du Calvaire, un vent glacial fouette les joues de Cyril Gérard, conservateur de la réserve naturelle nationale (RNN) de Tanet-Gazon du Faing. Située sur le versant lorrain des Vosges, au-dessus de la station du lac Blanc, la réserve offre aux randonneurs avides de grands espaces plusieurs kilomètres de sentiers balisés. « Chaque année, 250 000 à 400 000 visiteurs empruntent ces chemins », rapporte le conservateur, emmitouflé dans sa veste forestière signée « Police environnement ». Une fois par semaine, il arpente les hauteurs du massif pour en contrôler le bon usage par les touristes.
La réserve naturelle de Tanet-Gazon du Faing est l’une des deux RNN situées dans le Parc naturel régional du Ballon des Vosges (PNRBV). Par leur réglementation très stricte, les RNN sont les zones les mieux protégées de France et disposent des meilleurs outils de conservation de l’environnement et de la biodiversité. Selon le Code de l’environnement, elles ne peuvent être ni détruites ni modifiées, sauf autorisation spéciale. De ce fait, les autorités à la tête des réserves naturelles disposent d’un pouvoir réglementaire et peuvent interdire certaines activités pour éviter tout impact négatif sur l’environnement.
5 ou 6
Le nombre de grands tétras encore vivants dans les Vosges en 2022
Cette mission essentielle s’avère de plus en plus difficile à assurer au-delà des frontières des réserves présentes sur le massif des Vosges, face à une fréquentation touristique toujours plus importante. Qu’il s’agisse des domaines skiables en hiver, à Gérardmer, à la Bresse-Hohneck ou au Markstein, ou des circuits d’accrobranche (à La Bresse, Orbey ou Kruth) en été, les activités ne cessent de se diversifier. « Les statistiques de ces dernières années nous confortent dans l’idée que le département des Vosges est une destination touristique à part entière », se réjouissait François Vannson, le président du Conseil départemental des Vosges en 2018. À titre d’exemple, pour la saison 2021, le département a cumulé plus d’1,4 million de visiteurs.
Cyril Gérard, le conservateur de la réserve naturelle nationale (RNN) de Tanet-Gazon du Faing, parcourt la réserve pour suivre son évolution et sensibiliser les visiteurs. Crédit photo : Charlotte Thïede
« Avec cette hausse, la RNN du Tanet a été obligée d’accentuer sa mission de surveillance pour s’assurer que les marcheurs n’enfreignent pas les mesures de protection pour la biodiversité », explique Cyril Gérard en désignant les divers panneaux qui s’étalent le long des sentiers : interdiction d’entrer dans certaines zones précises, de camper, obligation de tenir son chien en laisse… D’autant plus que la fréquentation s’est étalée ces dernières années : « Avant, il y avait du tourisme en été et en hiver. Maintenant, il s’agit d’un tourisme quatre saisons. La fréquentation est régulière toute l’année, ce qui pose problème pour la faune et la flore. »
Dérangées par cette masse de touristes, certaines espèces peine à se renouveler dans la RNN et plus globalement dans le massif, à l’image du grand tétras – communément appelé coq de Bruyère. Alors que sa population comptait encore plus de 1 000 spécimens au début du vingtième siècle, entre quatre et six individus seulement ont été observés en 2022 sur l’ensemble du massif vosgien. Pour Timothée Schwartz, titulaire d’un doctorat en écologie, spécialisé en dynamique des populations animales et rapporteur d’une étude sur le sujet, cette diminution est justifiée par « une trop faible protection » de l’espèce. Une protection qui devrait être assurée par le Parc naturel régional du ballon des Vosges. En effet, en 2012, le parc lance une stratégie nationale d’action. Un des objectifs est « la protection des zones sensibles, et le financement de travaux tétras en forêt communale ». Des actions de communication ont été mises en œuvre, comme avec « des campagnes d’affichage, des messages à l’attention des promeneurs ou encore des vidéos pédagogiques pour sensibiliser à tous les usages de la nature », explique Claude Michel, responsable biodiversité au sein du Parc du Ballon des Vosges.
Pas de consensus scientifique
Si la RNN de Tanet-Gazon s’efforce de préserver un habitat viable pour le grand tétras avec un plan de gestion pour la période 2020-2030, elle ne couvre que 505 hectares au sein du massif de 300 000 hectares – soit 0,17 % de la surface. Une goutte d’eau dans un océan de verdure dont la grande majorité est gérée par le Parc naturel régional (PNR) du Ballon des Vosges. « Les PNR ne sont pas assez exigeants et ambitieux pour la protection de la nature, alors forcément les conditions de vie du grand tétras sont loin d’être assurées », livre une source au ministère de la Transition écologique.
"Les PNR ne sont pas assez exigeants et ambitieux pour la protection de la nature
Une source au ministère de la Transition écologique
Face à ce constat, la direction du parc a décidé, main dans la main avec plusieurs acteurs et actrices locaux et soutenue par la région Grand Est, de lancer un « projet de renforcement de la population de Grand Tétras » sur deux réserves naturelles nationales du Tanet-Gazon du Faing et du Ventron. Un projet qui se veut à la hauteur de l’urgence du déclin de l’animal, en prévoyant notamment d’aller chercher des spécimens en Scandinavie pour les réinsérer dans le massif, à raison d’une quarantaine par an pendant cinq ans. L’objectif est « d’enrayer à court terme l’extinction de l’espèce dans les Vosges », comme le soulignent la préfecture des Vosges et le PNR dans un communiqué du mercredi 22 février 2023.
Mais le projet a fait l’objet d’un avis défavorable par le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN), consulté à titre d’expert. Dans un document de douze pages, le conseil considère que « les conditions indispensables au rétablissement d’une population viable de grand tétras ne sont à l’évidence pas réunies ». Les scientifiques énumèrent point par point les manquements du plan de sauvegarde de l’animal, tant au niveau technique que scientifique.
L'avis défavorable du CSRPN du Grand Est sur la réintrodcution du grand tétras
Pour le CSRPN et son président, Jean-François Silvain, l’insuffisante prise en compte des activités humaines par le parc est une des raisons qui ont motivé l’avis scientifique défavorable : « D’un côté il y a un problème d’adaptation de l’animal, et de l’autre il y a tout l’aspect de la pression anthropique. Nous considérons que si on veut vraiment réguler, redonner une vraie quiétude qui permettrait à l’animal de survivre et d’être réintroduit, il faut des moyens beaucoup plus importants et une assurance politique que ces nouvelles régulations soient suivies et soutenues par l’État. » Une douche froide pour les porteurs du projet : si l’avis du CSRPN n’est que consultatif, il met cependant en lumière les défaillances du Parc naturel régional des Vosges dans sa mission de sauvegarde de l’environnement : absence de mesures pour réguler la pollution sonore et la fréquentation, manque d’ambition sur les mesures environnementales, pas de prise en compte de la pression humaine… Des manquements qui avaient déjà été pointées du doigt par les scientifiques dans plusieurs avis précédents, et ce, depuis 2011.
Le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), une institution rattachée au ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires, s'est également prononcé dans un avis défavorable, publié le 22 mars. Plus modérée que son alter ego régional, l'institution souligne les mesures d'accompagnement présentées par le Parc du Ballon des Vosges, et appelle de ses voeux un « groupe de travail technique et scientifique » ainsi qu'un renforcement de « l’équipe en charge de la biodiversité au sein du Parc ».
« Le tourisme est la cause du problème »
Le Parc naturel régional du ballon des Vosges, commes les autres PNR français, a pour mission de protéger et valoriser des espaces naturels, tout en assurant le développement économique du territoire dont ils ont la charge. Une double casquette qui allie protection de la biodiversité avec offre touristique, au grand dam des associations de défense de l’environnement, tel que SOS Massif des Vosges : « Le Parc naturel régional est une instance qui ressemble davantage à un office de tourisme. Il ne protège pas la biodiversité » assène Dominique Humbert, président de l’association. « Le parc veut réintroduire le grand tétras sans s’attaquer à la cause du problème : le tourisme. C’est d’une malhonnêteté sans nom. »
Selon certains scientifiques, les milliers de touristes qui arpentent chaque année les sentiers vosgiens participent de fait à la disparition du grand tétras : l’animal est sensible au moindre dérangement et des perturbations à répétition entraînent un épuisement qui peut lui être fatal. Pour limiter les risques, plusieurs « zones de quiétude interdites » d’accès ont été mises en place au sein de la forêt. Une mesure utile mais insuffisante selon les scientifiques : « On considère que le plan de quiétude n’est pas à la hauteur de l’accroissement de la fréquentation dans le massif, estime Jean-François Silvain. Alors qu'on sait par exemple que certains de nos voisins frontaliers viennent dans les Vosges parce qu’il y est plus facile de se livrer à un certain nombre de sports. Simplement à partir des appareils d’observation animale, on voit un florilège d’activités, y compris dans les zones protégées, qui dépasse l’entendement. »
Le Parc Naturel Régional du Ballon des Vosges couvre 2700km2 sur trois départements. Crédit : Camille Gagne Chabrol
Conscient du paradoxe, le Parc du ballon des Vosges tente de trouver l’équilibre entre promotion de l’environnement et développement touristique : « L’enjeu est de vivre avec les espèces protégées, et non pas chez elles », tempère Claude Michel, le responsable biodiversité du parc. « On essaie de minimiser les risques. Le PNR est au service de la préservation du territoire, et il faut intégrer les activités touristiques le mieux possible.» Un grand écart que même le comité scientifique du parc assume, par la voix de son président Sylvain Plantureux : « Les agents du parc sont conscients de ce double rôle. Ils font de leur mieux pour intégrer toutes les dimensions : bûcherons, agriculteurs, touristes … Il y a des conflits d’acteurs, comme partout. » Il estime néanmoins que le « compromis porté par le parc » reste jusqu’ici « la meilleure des options ».
Un système à réinventer ?
"La gratuité ou non des PNR ne fera pas survivre le Grand Tétras. À un moment, il faut aller plus loin dans la sanction et la verbalisation.
Michel Munier
Naturaliste, défenseur du grand tétras
Pour redonner une quiétude qui permettrait au grand tétras de survivre, des moyens financiers et de police de l’environnement ont été proposés. « Il est question d’ajouter un agent à temps plein supplémentaire par site pour assurer la surveillance », déclare Jean-François Silvain, président du CSRPN. Soit un agent sur la réserve de Tanet et un autre sur Ventron. Par ailleurs, fin août dernier, une enveloppe de deux milliards d’euros a été annoncée par la première ministre, pour accélérer la transition écologique dans les collectivités territoriales. « Ce “fonds vert” va donner des moyens aux partenaires du parc pour mobiliser les élus afin qu’ils prennent de fortes décisions pour la sauvegarde du tétras », déclare cette même source au ministère de la transition écologique. Un choix voulu et défendu par le Parc du ballon des Vosges. « Le grand débat de relâcher des tétras sans agir n’est pas envisageable. Il faut relancer la dynamique de zone de quiétude », conclut Sylvain Plantureux, président du conseil scientifique du parc.
Plusieurs dizaines de banderoles informent les randonneurs des zones renforcées pour la sauvegarde de la biodiversité Crédit photo : Isalia Stieffatre
Conscients des limites et du travail à fournir pour la réintroduction de l’animal, les membres du PNRBV mettent en place fin mars un séminaire sur la question de la fréquentation touristique. « Il faut discuter des techniques de régulation de la fréquentation et regarder ce qu’il se passe ailleurs, comme avec le Parc national des calanques à Marseille ». Depuis l’été 2022, leur accès y est réglementé avec un principe de réservation. Si de l’autre côté de l’Atlantique, au Canada, l’accès aux parcs naturels est payant, « ce n’est pas dans la culture française de payer pour se rendre dans des aires protégées », relate Michel Munier, défenseur de la préservation du Grand Tétras. « Et la gratuité ou non des PNR ne fera pas survivre le Grand Tétras. À un moment, il faut aller plus loin dans la sanction et la verbalisation ».
Les PNR sont-ils un problème en soi ?
Le problème lié à la sur-fréquentation du Parc du ballon des Vosges n’est pas un cas isolé, loin de là : beaucoup de PNR de France enregistrent des records touristiques. À titre d'exemple, le PNR de Camargue répertorie plus de 800 000 visiteurs par an. Contrairement aux réserves naturelles et parcs nationaux, les PNR n’ont aucun pouvoir réglementaire spécifique. Il leur est impossible d'interdire quoi que ce soit : ni la construction, ni la chasse, ni l'usage des sols ne sont restreints. Dans le Parc du ballon des Vosges, le projet d’une via ferrata et une tyrolienne sont à l’étude depuis 2015, alors que les deux sites se trouveraient à quelques centaines de mètres à peine de la Réserve de Tanet-Gazon.
Ce problème de réglementation a des répercussions au-delà du territoire forestier. La France s’est engagée à atteindre un certain nombre d'objectifs en matière de protection de l'environnement : 30 % d’aires protégées terrestres et marines, et 10 % sous protection forte. Les PNR sont actuellement inclus dans les 30 % d’aires protégées, malgré leur orientation touristique et leur réglementation inexistante. Une décision qui fait débat dans la communauté scientifique et chez les professionnels de la nature : « Nous sommes un certain nombre de scientifiques à considérer que, au-delà du travail souvent extraordinaire fait par les gestionnaires de PNR, ces parcs ne sont pas des aires protégées », affirme Jean-François Silvain. « Il peut y avoir une sensibilisation à la protection, ils peuvent abriter des aires sous protection forte, mais l’objectif des PNR n'est pas seulement là ». Même constat de la part de Cyril Gérard, du haut du Col du Calvaire : « Il faut faire la distinction entre espaces protégés et réserves naturelles. Il y a différentes gammes de zones protégées. Est-ce que tous les PNR sont des zones protégées, c’est un débat à avoir. »
Isalia Stieffatre et Charlotte Thïede
Chapitre 4
Face à la pollution, la forêt n'est pas un puits sans fond
Focus Dans les Vosges, la bonne excuse du « crédit carbone »
Par contrainte et parfois par conviction, les entreprises financent quantité de projets forestiers dans les Vosges, afin de compenser leur empreinte carbone. Si l’intention est louable, l’effet réel sur le changement climatique et la protection de la biodiversité est contestable.
Les crédits carbone, comment ça marche ?
Un crédit carbone peut être assimilé à un bon de réduction d’émissions de gaz à effet de serre pour une entreprise, qui s’échangeait à l’origine sur un marché réglementé. Les entreprises doivent, sur une période donnée, restituer à l’État le même nombre de quotas, ou d’actifs carbone, que leurs émissions réelles. Dans le cadre du protocole de Kyoto signé en 1997, les pays signataires ont développé un système de quotas fixant, aux entreprises des secteurs les plus émetteurs, un seuil de rejet de gaz à effet de serre à ne pas dépasser sous peine de pénalités. L’objectif affiché : atteindre la neutralité carbone mondiale en 2050.
Des entreprises opportunistes sont venues se greffer au dispositif dans les années 2000 en créant un marché de compensation carbone volontaire. Elles vendent ainsi des crédits carbones à des personnes morales soucieuses de réduire leur empreinte carbone et de communiquer sur leurs actions vertueuses. L’une des solutions pour stocker les gaz à effet de serre se trouve dans la forêt, en reboisant des parcelles meurtries par un incendie, une tempête ou un dépérissement intense. Les entreprises qui souhaitent investir peuvent faire appel à des organismes privés, qui les accompagnent et les guident dans leurs démarches ; ou bien obtenir le label bas carbone, délivré par le ministère de la Transition écologique depuis 2019. Ce dernier comporte un panel de critères pour obtenir la garantie d’un engagement pérenne de la part de l’entreprise souhaitant réduire ses émissions.
Compenser ou réduire ses émissions de CO2, l’enjeu est de taille pour les entreprises devant participer à l’objectif de neutralité carbone fixé à 2050 par la loi Énergie climat. Parmi les outils à disposition, le « crédit carbone », mécanisme créé en 1997 qui permet de racheter sa mauvaise conduite écologique en finançant des projets forestiers (lire encadré). Près de trente ans après sa création, celui-ci fait toujours débat : est-ce simplement une manière d’afficher des engagements écologiques sans ne rien modifier à ses pratiques polluantes, autrement dit du greenwashing, ou bien un mécanisme utile de lutte contre le dérèglement climatique ?
La forêt des Vosges, poumon vert de la région Grand Est, offre une illustration parfaite de ces enjeux. Elle est devenue l’un des lieux privilégiés par les entreprises souhaitant reboiser des parcelles afin de stocker leurs émissions en surplus. Parmi elles, des constructeurs automobiles tels que Bugatti, des compagnies aériennes, des fabricants de spiritueux, mais aussi de petites structures locales.
Situés sur le versant chaud de la forêt, les plants poussent sur un sol sableux qui ne retient que très peu l'eau. Crédit photo : Cyprien Durand-Morel/Cuej
Denis Naegelen, organisateur des Internationaux de Tennis (IS) de Strasbourg, en fait partie. Il y a plus de dix ans, l’Alsacien a entrepris une réflexion sur les émissions de carbone de son tournoi accueillant des pointures du tennis féminin. Après une série d’actions visant à réduire cette empreinte, générée en grande partie par les transports, « le tournoi a réduit de 30 % ses émissions [entre 2010 et 2021] », revendique-t-il. Entre autres gestes pour y parvenir, des réductions sur le prix des billets si les spectateurs.trices arrivent en tramway ou en train, la gratuité du parking pour les véhicules venant avec au moins trois personnes à bord, la suppression des prestataires situés à plus de 80 kilomètres de Strasbourg. Et pour compenser le reste des émissions de CO2 du tournoi, l’idée du crédit carbone a progressivement vu le jour.
Le label bas carbone, une aubaine pour les propriétaires
En 2021, l’ancien joueur de tennis professionnel investit dans le reboisement d’une parcelle de deux hectares dans la forêt de Mollkirch, située à 40 kilomètres de Strasbourg. Des plants de chêne rouge, de chêne sessile, de châtaignier, de tilleul et d’érable sont bientôt mis en terre sous le label bas carbone créé par le ministère de la Transition écologique. Une aubaine pour le propriétaire Nicolas Bernard, jusqu’alors impuissant face au dépérissement du terrain hérité de son père au milieu des années 70. Les épicéas, stressés par le manque d’eau, ont été grignotés par le scolyte, un insecte ravageur. « On a rasé massivement et vendu le bois dégradé à un prix dérisoire », déplore le forestier.
A l'aide d'une tarière, Stéphane Asael, l'ingénieur forestier du projet, analyse le sol pour choisir les meilleures essences. Crédit photo : Cyprien Durand-Morel/Cuej
S’il salue l’investissement de Denis Naegelen, il doute cependant que le nouveau contingent d’arbres, exploitables d’ici 80 ans, compense les coûts de ce reboisement. L’été dernier, le premier jet a pris un coup de chaud. Plus de la moitié de la parcelle replantée a été perdue. Cet automne, Nicolas Bernard s’apprête donc à la replanter avec ses propres deniers , une rallonge imprévue qui pèse lourd. « Il aurait fallu pouvoir intégrer le coût de regarni [refaire des plantations là où le reboisement a échoué, ndlr] dans le devis du projet », regrette Stéphane Asael, ingénieur forestier du Centre régional de la propriété forestière Lorraine-Alsace, associé au projet. Du côté des Internationaux de Strasbourg, la réussite de l’opération est cruciale : si la plantation n’affiche pas un taux de réussite de 80 % en 2027, l’organisateur ne pourra pas communiquer positivement sur la séquestration des émissions de CO2. Autrement dit, le crédit carbone n’a rien d’une solution facile au succès garanti.
" Une monoculture de douglas peut être labellisée, c'est inconcevable!
Sylvie Faussurier
Cheffe de projet label bas carbone Grand Est
D’autant que les entreprises n’ont pas forcément conscience de la complexité du reboisement. « Si l’on résume, elles cherchent avant tout à agir sur leur reliquat d’émissions, pas à reboiser les Vosges », constate Sylvie Faussurier, référente technique du label bas carbone à l’Office national des forêts, qui suit les 23 projet de reboisement labellisés dans le Grand Est.
L’intérêt réel pour la qualité et la variété des essences s’avère limité selon elle. « Une monoculture de pins douglas peut être labellisée si elle est considérée comme viable dans 30 ans, c’est inconcevable ! », regrette-t-elle, consciente des limites du dispositif qui ne garantit pas la présence d’une faune et d’une flore diverses.
À Saint-Avold, en Moselle, l’honnêteté de la démarche est tout particulièrement mise en doute. En contrepartie de la réouverture de la centrale à charbon, l’État a obligé l’exploitant à séquestrer environ un million de tonnes de CO2 sur huit ans, ce qui représente une seule année d’émissions pour cette entreprise. « Le label bas carbone risque de constituer un outil de greenwashing en permettant à des entreprises privées de se revendiquer neutres en carbone grâce au financement de projets qui, pourtant, peuvent avoir un impact négatif sur l’environnement, et dont les émissions de gaz à effet de serre peuvent même augmenter », tacle Fiona Steffan, chargée de mission dans l’association Réseau Action Climat.
D’autant que des méthodes alternatives existent pour que la forêt absorbe du carbone sans intervention humaine, telle que la libre évolution. Le concept ? Les propriétaires laissent leurs forêts se régénérer seules, sans y exploiter le bois, et sans intervention extérieure. « J’ai parfois l’impression que la forêt se portera mieux quand l’homme ne sera plus là », lâche Nicolas Bernard. Et si la solution miracle consistait à redonner le pouvoir à la nature ?
Cyprien Durand-Morel
Analyse Neutralité carbone : le compte n'y est pas
À la fois puits de carbone et source de bois, une matière première non émettrice de gaz à effet de serre, la forêt est au cœur de la stratégie du gouvernement pour atteindre son objectif de neutralité carbone en 2050. Mais le pari pourrait s’avérer trop ambitieux.
Francis Dopff observe la parcelle décimée par les scolytes l'année dernière. Seuls quelques purges pourries subsistent au sol. Crédit photo : Clémence Blanche/Cuej
Une trouée laisse le soleil s’immiscer au milieu de la forêt enneigée des hauteurs d’Orbey, commune du Haut-Rhin sur les flancs du massif des Vosges. Sur la parcelle, ne restent plus qu’une petite dizaine de souches et des purges, du bois pourri dont les scieries ne veulent pas. Béret vissé sur la tête et bottes kaki aux pieds, Francis Dopff, 67 ans, raconte comment les arbres ont été coupés dans l’urgence l’été dernier. Les responsables mesurent moins de 10 millimètres et portent le nom de scolytes. Des insectes que le « semi-retraité », qui continue d’exercer son métier de
débardeur à cheval Personne qui, avec son cheval, transporte le bois après abattage jusqu'au bord du chemin, afin qu'il soit récupéré par les camions. un jour sur deux, compare à des « poux ». « Ils explosent à un endroit, et dès qu’il n’y a plus rien à manger, ils repartent ».
72,9%
C'est la hausse des prélevements de bois prévus par la Stratégie nationale bas carbone entre 2015 et 2050.
L’épidémie de scolyte est l’un des symptômes de l’affaiblissement de la forêt française du fait du changement climatique. Bien que la surface forestière continue de se développer, la production biologique « nette », c’est-à-dire la croissance des arbres, mortalité déduite, a ralenti de 10 % environ par rapport à la décennie précédente, indique l’Institut géographique national (IGN) dans son mémento 2022. Or, des arbres qui poussent moins et meurent plus, c’est aussi moins de carbone absorbé. Ce phénomène pourrait compromettre la capacité de la France à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, comme elle s’y est pourtant engagée.
Pour atteindre cet objectif ambitieux en moins de trente ans, la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) mise beaucoup sur la forêt. Cette feuille de route, élaborée par le ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire pour le secteur bois-forêt, détaille les grandes orientations de la réduction des émissions de gaz à effet de serre en France. Dans la dernière version du texte, révisé en 2018-2019, la forêt doit réussir un exercice d’équilibriste : continuer à jouer son rôle de puits de carbone, tout en fournissant de plus en plus de bois. La récolte devrait ainsi passer de 48 millions de m3 en 2015 à 83 millions de m3 en 2050, soit une hausse de 72,9 %.
L’augmentation des prélèvements doit permettre d’obtenir du bois d'œuvre (utilisé pour les charpentes, la tonnellerie, l’ameublement…), du bois d’industrie (palettes, papier, carton …), et du bois énergie (chauffage). Le contrat stratégique de la filière bois 2018-2022 fixe par exemple l’objectif de « doubler la part de marché du bois dans l’habitat collectif neuf, de 3 % à 6 %, et de passer de 10 % à 15 % dans la maison individuelle ». Le recours accru au bois doit permettre d’éviter les émissions liées à l’utilisation d’autres matières premières fortement émettrices de CO2 : l’acier et le béton dans le bâtiment, le fioul et le gaz pour se chauffer. Le bois présente aussi un autre intérêt lorsqu’il n’est pas brûlé : transformé en planche ou en charpente, il conserve pendant toute sa durée de vie le carbone qu’il a emmagasiné au cours de sa croissance.
Crédit : Clémence Blanche
Loin de se faire concurrence, les différentes utilisations du bois peuvent se compléter, à condition de « prioriser la production de bois d'œuvre », souligne Rodolphe Pierrat, adjoint au directeur territorial de l’Office national des forêts (ONF) dans le Grand Est. Un même arbre peut dans ce cas fournir tous les types de bois : les parties de troncs de plus de 20 cm de diamètre sont transformées en bois d'œuvre, le reste étant destiné à l’industrie ou à l’énergie.
"Les puits observés depuis 2010 sont 60 % plus faibles que ceux anticipés par la Stratégie nationale bas carbone
Rapport du Haut conseil pour le climat 2022
Cette stratégie d’augmentation de la quantité de bois prélevée repose sur « une gestion dynamique ou intensive de la forêt, qui se renouvelle très vite », analyse Meriem Fournier, présidente de l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) du Grand-Est. Couper plus d'arbres implique que la forêt « comporte plus de jeunes plants », qui captent plus vite les molécules de carbone que les arbres anciens.
Sur le papier, la Stratégie nationale bas carbone fonctionne parfaitement. Mais pour le Haut conseil pour le climat (HCC), instance consultative indépendante, les prévisions ne correspondent pas à la réalité.« Les puits nets observés depuis 2010 sont 60 % plus faibles que ceux anticipés par la SNBC », peut-on lire dans le rapport annuel de 2022. « La forêt française reste un puits de carbone, car le stock de carbone augmente, mais il augmente moins vite », détaille Antoine Colin, chef du département d’analyse des forêts de l’IGN.
« 20 ans c’est pas grand chose dans la vie d’un arbre »
Pourquoi un tel écart ? D’après le rapport du HCC, cette détérioration s’explique par trois facteurs. Le premier est le ralentissement de la croissance des arbres, et donc de leur séquestration de carbone. « À cause du changement climatique, on a une photosynthèse moins efficace », explique Antoine Colin. Confrontés à des sécheresses et à de fortes chaleurs, les arbres perdent leurs feuilles, diminuant d'autant leur capacité d'absorption du CO2.
Le deuxième facteur est la plus grande mortalité des arbres. D’après les chiffres de l’IGN, le taux de mortalité a augmenté de plus de 50 % entre les périodes 2005-2013 et 2012-2020.« Dans le Grand Est, la mortalité a beaucoup augmenté avec le scolyte qui touche les épicéas, et la chalarose qui s’attaque aux frênes », souligne le spécialiste de l’IGN. « La mortalité accrue n’est pas seulement liée au changement climatique. Tout est multifactoriel et c’est dur de connaître l’effet propre du climat là-dessus. Par exemple, pour le frêne, c’est lié au développement du commerce international », ajoute-t-il.
À Orbey, le propriétaire d'une petite parcelle a coupé sa hêtraie pour en faire du bois-énergie, au détriment de son intérêt pour la biodiversité. Crédit photo : Juliette Vienot de Vaublanc/Cuej
Dernière cause mise en avant par le Haut conseil pour le climat, l’augmentation des prélèvements de bois. La gestion plus intensive des forêts s’est développée sans prendre en compte les effets de l’augmentation des températures sur la quantité de bois disponible. Par exemple, le Plan régional pour la forêt et le bois du Grand Est, qui fixe les objectifs de prélèvement de bois pour 2018-2027, laisse de côté l’impact du réchauffement climatique sur les forêts. « À l’époque où le plan était débattu, on n'avait pas eu les crises qu’on connaît depuis 2018, donc on n’avait pas d’éléments montrant une baisse de l’accroissement des arbres », justifie Rodolphe Pierrat, de l’ONF. Et Antoine Colin d’ajouter : « on savait que le changement climatique existait, mais on n'avait pas encore vu des effets aussi majeurs que ce qu’on voit depuis cinq ans. On se disait que 20 ans c’était pas grand chose dans la vie d’un arbre qui vit 150 ans. »
La régénération naturelle des forêts compromise
La forêt, déjà sous pression, doit supporter une exploitation plus intensive de ses ressources. Avec des conséquences non négligeables, notamment sur la qualité des sols. La multiplication des passages d’engins lourds risque de les étouffer, compromettant ainsi « leur fertilité, et donc la capacité de la forêt à se régénérer sur le long terme », analyse Meriem Fournier, de l’INRAE.
La gestion dynamique de la forêt et les plantations d’arbres sont aussi hypothéquées par un déséquilibre de l’écosystème. Les jeunes pousses de sapins ou de hêtre sont régulièrement grignotées par les chevreuils devenus trop nombreux dans la région. Résultat, ces arbres n’ont pas le temps de pousser, contrairement aux épicéas boudés par les ongulés, et les parcelles risquent de manquer de diversité dans le futur, selon Francis Dopff.
À droite, une parcelle grillagée se régènere à l'abri des cerfs. À gauche, la forêt, non protégée, manque de jeunes pousses. Crédit photo : Juliette Vienot de Vaublanc/Cuej
Les coupes d’arbres plus fréquentes peuvent aussi « entrer en conflit avec les décisions prises pour préserver la biodiversité », signale Meriem Fournier, en s’appuyant sur les travaux du GIEC. C’est ce qu’il s’est passé dans une parcelle située à côté de chez Francis Dopff, à Orbey. Le propriétaire d’une vieille hêtraie a décidé de la raser pour se chauffer, sans se soucier de l’intérêt majeur de ces arbres centenaires, qui servent de nichoirs pour certaines espèces d’oiseaux.
Une nouvelle stratégie « beaucoup plus pessimiste »
Face à ces multiples menaces, l’incertitude domine. La forêt est un milieu naturel très lent, qui se construit sur des centaines d’années. « La forêt actuelle repose sur des décisions prises il y a 200 ou 300 ans », observe Meriem Fournier. Si ce milieu a toujours subi des aléas climatiques, habituellement, la gestion forestière revenait à la normale après quelques années. Mais aujourd’hui, « nous n’avons aucune certitude qu’il se remettra sur la trajectoire initiale », s’inquiète la chercheuse.
La Stratégie nationale bas carbone est actuellement en révision dans le cadre d’un projet de loi de programmation sur l’énergie et le climat, qui sera présenté par le gouvernement en juillet. D’après Antoine Colin, « les débats montrent que la SNBC actuelle est irréaliste sur l’usage du bois. Les chiffres de prélèvement avancés sont largement supérieurs à ce que l’industrie du bois est capable de traiter ». Dans la prochaine version, « on va être beaucoup plus pessimiste », prévient-il.