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Formation express pour soldats ukrainiens

Depuis 2022, l’Union forme des militaires ukrainiens sur son sol. Le dispositif inédit et d’une ampleur sans précédent vient d’être reconduit pour deux ans.

« C’est le signe le plus visible de l’indéfectible soutien de l’Union européenne à l’Ukraine ». Le commandant Irving Froklage sait de quoi il parle. Il travaille sur la planification de la Mission d’assistance militaire de l’Union européenne en soutien à l’Ukraine (EUMAM). Depuis novembre 2022, l’Europe forme des soldats Ukrainiens dans le cadre de ce programme. Elle en a déjà entraîné près de 70 000. Peu connues, les capacités de défense européennes sont pourtant importantes : l'UE est l'organisation internationale qui a lancé le plus d'opérations militaires depuis 20 ans. L’EUMAM est une mission non exécutive : elle privilégie le soutien à l’intervention militaire. « On va pas faire le boulot, on va les former », explique Alexis Vahlas, conseiller politique pour les opérations en zones de crises pour l’OTAN puis l’UE.

« Il s’agit de notre plus grande mission d’entraînement et de loin », ajoute Irving Froklage, rappelant que pour la première fois, les soldats pris en charge sont formés directement sur le sol européen, avec l’aide de 23 États de l’UE. De septembre à novembre 2024, le camp militaire de Mourmelon dans l’est de la France a ainsi accueilli une brigade de 2 300 soldats. Mais c’est dans les centres d’entraînements polonais et allemands que la majorité des Ukrainiens sont formés.

Illustration : Sasha Lefere et Imen Megherbi

Cinq semaines pour devenir soldat

« Nous les entraînons six jours par semaine, au moins 12 heures par jour », avance le major Artur Pinkowski, membre du commandement polonais. Le dimanche, jour de repos des instructeurs, les soldats, qui se préparent à partir risquer leur vie sur le front, continuent souvent de s’entraîner par eux-mêmes. Rien qu’en Pologne, vingt camps d’entraînement ont permis de former 20 000 Ukrainiens en deux ans. La plupart d’entre eux sont des « mobilisés » : des civils convoqués pour partir à la guerre. Depuis la dernière contre-offensive de Kyiv en juin 2023, le conflit s’enlise. Le nombre de combattants ukrainien diminue, avec une estimation de 70 000 morts dans l’armée de Volodymyr Zelensky. Ils ne peuvent pas se permettre de tenir des troupes éloignées du front trop longtemps. À l’approche du troisième anniversaire de la guerre, l’Ukraine a besoin de 160 000 nouveaux soldats.

« Certains arrivent et apprennent à se battre alors qu’il y a une semaine, ils travaillaient encore dans un bureau », témoigne Ivanna, une interprète ukrainienne réfugiée en France qui souhaite garder l’anonymat. Depuis un an et demi, elle fait des aller-retours réguliers en Pologne pour permettre aux instructeurs francophones de communiquer avec leurs élèves.

Sascha Ostanina, analyste en risques politiques et en sécurité à la Hertie School de Berlin, est familière de ces centres d’entraînement. Dans les cinq camps qu’elle a visité, elle constate un rythme effréné. « Chaque groupe est formé durant quatre à six semaines et quand une session est terminée, les suivants sont déjà là. Plusieurs instructeurs m’ont confié que dans une situation idéale, ces exercices devraient durer trois mois », assure la chercheuse.

« Ces entraînements militaires sont épuisants physiquement et moralement pour des civils, constate Ivanna. Au bout des cinq semaines, ils commencent enfin à comprendre, mais il faut déjà qu’ils repartent sur le front ». Elle décrit des départs vers l’Ukraine larmoyants, au bout de ces quelques semaines d’apprentissage dans un pays en paix, coupé du tumulte de la guerre.

« La coordination de la défense au sein de l’UE, c’est un grand bazar. »

- Sascha Ostania, analyste en risques politiques

La brigade Anne de Kyiv, formée à Mourmelon, compte trois bataillons d’infanterie, un corps de génie et d’artillerie ainsi que des unités de surveillance et reconnaissance sol-air. En décembre 2024, moins d’un mois après la fin de sa formation en France, la brigade entrait « dans la zone de combat », apprend-on du colonel Dmitry Ryumshin. Ils sont accompagnés de matériels militaires fournis par la France, dont des véhicules d'artillerie et des blindés. À l'issue des entraînements, les pays équipent les soldats qu’ils ont formés.

Mais chaque pays de l’UE utilise un type différent de matériel de combat. « La coordination de la défense au sein de l’UE, c’est un grand bazar, et ce grand bazar a été transféré à l’Ukraine », juge Sascha Ostanina, pointant les limites du dispositif. « Les soldats apprennent à se battre avec un type de tank, mais lorsqu’ils reviennent en Ukraine, ils peuvent se retrouver à utiliser des tanks soviétiques dont ils ne savent pas se servir », poursuit-elle. « Ce manque d'interopérabilité coûte littéralement des vies en Ukraine. »

Elle met en avant une autre lacune du programme : des instructeurs tenus éloignés de la réalité du terrain. « Il faudrait observer les soldats se battre en Ukraine et ramener ces connaissances pour améliorer les programmes d’entraînement, ça serait beaucoup plus efficace », ajoute-t-elle. Les combats en Ukraine marquent le retour de la guerre de tranchées qui avait largement disparu en Europe depuis la Première Guerre mondiale. Faute de mieux, les instructeurs utilisent notamment les vidéos sur les réseaux sociaux pour savoir ce qu’il se passe sur le champ de bataille.

Un pas vers une défense autonome

Lors de leurs derniers échanges sur la reconduction de ce programme de formation, les 27 ont envisagé l’envoi d’instructeurs militaires européens sur le sol ukranien. Le 8 novembre 2024, au moment du vote par le conseil de l’Union européenne composé des ministres de la défense des États de l’UE, l'idée n’a pas été retenue, la décision devant être unanime. La Hongrie, dont le premier ministre Viktor Orbán est proche de Vladimir Poutine, était particulièrement réticente.

L’EUMAM Ukraine confirme la volonté de l'Europe à devenir autonome en matière de défense, tout en mettant en lumière la difficulté des 27 à s’accorder sur le sujet. Pour Alexis Vahlas, aucun autre conflit n’aurait poussé l’UE à mettre en place un tel dispositif : « l’UE craint pour sa propre sécurité, on sort des calculs politiques, en aidant l’Ukraine, on cherche avant tout à se protéger. »

Angellina Thieblemont

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