Grafenwöhr accueille le plus vaste terrain d'entraînement des troupes de l'OTAN en Europe. Mais la réélection de Donald Trump remet en cause leur présence, ce qui inquiète les habitants.
Devant le Starbucks, la file de soldats, bannière étoilée cousue sur leur treillis, n’en finit pas de s’allonger. Un peu plus loin, sur le parking, deux hommes discutent en anglais au milieu des SUV. Ils iront bientôt faire leurs courses chez Walmart, le mastodonte de la grande distribution américain. Nous sommes pourtant à plus de 6 000 km des États-Unis, en Bavière. Cette région du sud de l’Allemagne, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière tchèque, accueille la base militaire américaine de Grafenwöhr où sont stationnés 12 000 soldats d’Outre-Atlantique. Ce bout d’Amérique pourrait disparaître dans les prochains mois, si l’on en croit les menaces de Donald Trump, à quelque semaines de son retour à la Maison Blanche. À la fin de son premier mandat, le républicain avait annoncé en 2020 vouloir retirer une partie des troupes de Grafenwöhr.
Cette petite ville bavaroise du Haut-Palatinat, qui réunit l’Allemagne et l’Amérique, compte tout juste 7 000 habitants. Au milieu des maisons colorées recouvertes de tuiles rouges, posées à côté de la forêt, se trouve la base la plus étendue de l'OTAN en Europe, un terrain d'entraînement militaire de près de 230 km². Sécurisée par de hauts portails et des gardiens, la base est dirigée par les États-Unis depuis 1945.
Pendant la guerre froide, l'armée américaine s'y est installée en raison de sa localisation près de la frontière tchèque et est restée après la chute du Mur. Même si les États-Unis concentrent désormais leur présence dans les pays baltes, plus proches de la Russie, la base est toujours à la disposition de différents pays de l'OTAN pour accomplir des exercices. C’est également là que s'entraînent, depuis l’agression russe en Ukraine, une partie des troupes venues de Kyiv.
Aujourd’hui encore, avec plus de 20 bases d’entraînement détenues par les États-Unis, l’Allemagne demeure le pays européen avec le plus grand nombre de soldats américains sur son territoire national. Selon le gouvernement allemand, 38 000 soldats étaient stationnés dans le pays en 2022. « Grafenwöhr a aujourd’hui encore une énorme importance pour les États-Unis, explique Stephan Bierling, politologue de l'Université de Ratisbonne. C'est un terrain unique et irremplaçable pour les Américains. » Ces dernières années, les États-Unis ont investi pour agrandir et équiper les soldats américains à Grafenwöhr.
Mais avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, le statut de la base risque de changer. « Vous devez payer. Vous devez payer vos factures », disait ainsi Donald Trump en février 2024, en pleine campagne électorale, s’adressant aux États membres de l’OTAN. Depuis 2006, l’Organisation transatlantique a en effet fixé à ses membres l’objectif d’investir 2 % de leur PIB dans les dépenses militaires. Une demande respectée par 23 des 32 pays de l’OTAN. C’est le cas de l’Allemagne, dont la contribution – estimée à 2,1 % en 2024 – n'avait pas atteint ce niveau depuis 1991. Cette augmentation fait suite à l'attaque russe contre l'Ukraine mais ne suffira pas à Berlin pour organiser sa propre défense, explique Stephan Bierling. « Nous sommes devenus totalement dépendants des Américains pour la logistique, la communication, le transport aérien et la plupart des armes. »
Les menaces de Donald Trump peuvent alors être comprises comme moyen de faire pression sur l'Allemagne et les autres pays membres. Le politologue revendique la nécessité d'une politique de protection propre à l’UE. Une politique de défense européenne durable ne pourrait fonctionner, selon Stephan Bierling, que sous l'égide de l'OTAN. « Une défense européenne en dehors de l'OTAN mettrait probablement un demi-siècle avant d'être opérationnelle », estime-t-il.
Christian Doleschal, originaire du Haut-Palatinat et eurodéputé allemand depuis 2019, partage cet avis : « L'OTAN n'est pas seulement une alliance de valeurs communes, elle sert avant tout à assurer notre sécurité. C'est pourquoi nous devons à plus forte raison maintenir les relations transatlantiques et ne pas nous laisser effrayer par Donald Trump. » Il se montre plutôt serein face à la réélection du républicain. « Même si Donald Trump n'était pas le candidat souhaité par l'UE, il y aura un jour des relations transatlantiques sans lui, poursuit-il. Malgré tout, l'Amérique est toujours le pays des opportunités. » Mais l’inquiétude est bien présente en Bavière. Ici, environ 120 000 emplois dépendent directement ou indirectement des relations économiques avec les États-Unis. « Un éventuel retrait partiel des troupes serait dans tous les cas un coup dur pour la région », alerte Christian Doleschal. Si Donald Trump mettait ses menaces à exécution, « nous aurions alors un problème », estime aussi une employée du Cheers. Dans ce restaurant américain, des billets de dollars sont collés aux murs en guise de décoration. Attablés, deux soldats en civil boivent des bières. Quitter l’Europe ? « Cela ne se produira jamais », répond l’un d’entre eux. À ses côtés, son collègue lui fait remarquer de ne jamais dire « jamais ». « Bon, pas dans les 40 prochaines années », concède son camarade. « Nous aimons l'Europe, nous vous aimons tous », souligne également le soldat moins optimiste, en prenant une grande gorgée de bière bavaroise.
Selon le média local Bayerischer Rundfunk, citant Hans-Martin Schertl, maire de la ville voisine Vilseck, le terrain d'entraînement militaire de Grafenwöhr rapporterait environ 750 millions d'euros à la région. Une tendance à la hausse. Cette somme se répercute également sur Grafenwöhr et sur les villes alentours. Pour le Cheers comme pour les autres commerces de Grafenwöhr, la consommation américaine représente jusqu'à 50 % du chiffre d'affaires annuel. « Les gens viennent des grandes villes de la région pour s'installer ici et faire des affaires. Cette ville est une mine d’or », confie l’employée du restaurant. Et cette mine d’or ne fait que grandir. Plus d’un milliard de dollars a ainsi été investi pendant le mandat de Joe Biden. La base a par exemple vu naître une nouvelle salle de sport. « Chaque investissement est une garantie d'avenir pour la région », déclare Christian Doleschal. Selon, l’eurodéputé, cet investissement massif pourrait être une manœuvre de Joe Biden pour empêcher que son successeur ne puisse fermer la base.
Ces investissements donnent aussi de l'espoir à Christine Anne N. Fiala. L’Américaine est arrivée en Allemagne en 2001 en tant que soldate. Quatorze ans plus tard, elle termine son service militaire et décide de rester dans « the city of Graf », comme elle aime appeler la petite ville. En parlant, elle tousse souvent. Pendant ses missions en Irak et en Afghanistan, elle a inhalé des substances toxiques qui ont endommagé ses poumons. En Allemagne, Christine Anne N. Fiala s'est toujours sentie en sécurité. Aujourd'hui, elle est responsable d’une école d’art qui est devenue un lieu d'échanges créatifs. La plupart de ses élèves sont américains, explique-t-elle. Un retrait des troupes de Grafenwöhr aurait également des conséquences pour son école. Mais l'enseignante d'art ne le craint pas. « Je ne pense pas que le retrait des troupes nuise aux relations que nous avons établies ici en Allemagne depuis bientôt 80 ans. »
Malgré cette amitié transatlantique et les précautions prises par Joe Biden, on est conscient, tant à Grafenwöhr qu'au Parlement européen, que le nouveau président américain restera toujours imprévisible au cours de son deuxième mandat. Le risque d'un retrait partiel des troupes américaines ne peut pas être écarté.
Nathalie Schneider et Mathilde Stöber, à Grafenwöhr (Allemagne)