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La défense met Bruxelles en ébullition

L’industrie de l’armement est la clé de la nouvelle stratégie de défense impulsée par les institutions européennes. Mais eurodéputés, industriels et États se divisent sur les mesures concrètes à adopter.

Dans le quartier européen de Bruxelles, la menace d’une guerre avec la Russie est dans toutes les discussions. Photo : Élodie Niclass

Alors que le froid hivernal s’installe à Bruxelles, la tension monte dans le quartier européen. Dans ce carré d’immeubles vitrés au cœur de la capitale belge, entre la Commission, le Parlement et le Conseil de l’Union européenne, une rupture historique est en marche. On parle quotidiennement d’achats d’armes, de soutien aux industries de défense et de recrutement des soldats. Un sujet longtemps tabou dans les sphères bruxelloises. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, dans les événements officiels et derrière les portes closes, la question n’est plus de savoir si le risque d’un conflit avec la Russie est réel, mais comment s’y préparer.

Chasse gardée des États, la défense a longtemps été tenue à l’écart de la construction européenne. L’Union, elle, s’occupe habituellement de sujets économiques. Le marché unique européen a été construit ici, à Bruxelles, donnant la possibilité aux pays du continent d’échanger des biens facilement, sans payer de droits de douanes. Désormais, la Commission, qui donne les grandes orientations de la politique européenne, ne veut plus se cantonner à cela. La défense est sa prochaine bataille.

Créer un marché unique de la défense

Dans l’imposant bâtiment Altiero Spinelli du Parlement européen, un dédale de couloirs mène à la salle ASP-5E2 où a lieu une réunion clé. Ce mercredi 11 décembre, membres de la Commission, représentants des États, eurodéputés et industriels confrontent leurs visions. Tous les regards se tournent vers Andrius Kubilius, le premier commissaire à la Défense de l'histoire de l’Union. La mission que lui a confiée la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, en septembre 2024, est aussi claire qu’ambitieuse : créer un marché unique de la défense.

« Ma responsabilité sera… de dépenser de l'argent », assume le Lituanien, provoquant quelques rires dans la salle. L’Union européenne envisage d’investir pas moins de 500 milliards d’euros dans sa défense sur les dix prochaines années.

Andrius Kubilius, le premier commissaire européen à la Défense de l’histoire, compte investir massivement dans les industries. Photo : Élodie Niclass

Mais dans les milieux européens, on s’interroge sur la véritable marge de manœuvre d’Andrius Kubilius. « Ce n’est pas parce qu’il y a un nouveau commissaire que les choses vont bouger », prévient Sylvie Matelly, directrice de l’Institut Jacques Delors. « Il n’a pas les coudées franches. Il va porter la position de la Commission mais les États ne lui ont confié aucun mandat », poursuit-elle. Or ce sont toujours les pays membres qui, en dernier lieu, permettent l’action de l’Union en matière de défense.

La menace a beau être plus forte, la Commission européenne n’a pas le droit de mobiliser des troupes ni d’acheter des armes. Mais elle peut soutenir les industries européennes pour favoriser leur compétitivité. En mars 2024, elle a ainsi présenté un « programme industriel pour la défense européenne » contenant une enveloppe de 1,5 milliard d’euros sur deux ans. L’objectif est aussi d'encourager les achats conjoints d’armes par les pays de l’Union. Les eurodéputés doivent se prononcer sur le programme d’ici le mois de juin.

Leurs discussions les plus importantes auront lieu au premier semestre 2025. Une période au cours de laquelle la Pologne exercera la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, l’institution qui réunit les gouvernements des 27. Le pays, particulièrement sensible à la menace russe, devrait faire de cette question l’une de ses priorités, estiment plusieurs experts à Bruxelles.

« La menace à court terme est réelle »

Retour dans la salle ASP-5E2 du Parlement européen. Ici, l’idée que la défense européenne passe par une industrie forte fait consensus. Mais les débats sur la manière d’y parvenir révèlent des dissensions encore bien réelles. Parmi elles figure la question financière. À quelles entreprises l’argent mis sur la table par l’UE bénéficiera-t-il vraiment ? Assis à quelques mètres d’Andrius Kubilius, le sous-secrétaire d’État au ministère des Finances polonais, Paweł Karbownik, n’y va pas par quatre chemins. « Pourquoi ne pas acheter tout de suite auprès des Allemands et des Français ? La réponse est claire : ça ne répondra pas à notre besoin actuel. Or la menace à court terme est réelle », lâche-t-il devant des industriels européens inquiets. Autrement dit, puisque l’Europe n’est pas capable de fournir en quantité suffisante et en temps voulu des armes adaptées, il faut trouver une autre solution : se tourner vers les États-Unis.

Les 27 dépendent toujours massivement des armes américaines. Photo : Élodie Niclass

Les armes américaines représentent 63 % des achats effectués par les États membres en 2022-2023, d’après un rapport de l’Institut de relations internationales et stratégiques. Les industriels américains ne veulent pas que ça change. « Les grandes entreprises américaines essaient toujours de garantir leur accès au marché européen, dans tous les domaines, et inversement », commente Ian Lesser, conseiller au think-tank pro-américain German Marshall Fund.

Les Polonais, comme la majorité des États européens, n’imaginent pas se passer de la collaboration transatlantique. Début décembre, les Américains ont octroyé à Varsovie un prêt de 4 milliards de dollars pour l’achat d’armes. Une position qui diffère de celle de la France. Alors que les entreprises françaises de défense comme Thales ou Safran comptent parmi les géants européens du secteur, Paris a en effet tout à gagner à favoriser l’industrie européenne.

Rattraper le sous-investissement

Pour Nathalie Errard, responsable des affaires européennes d’Airbus, il ne faudrait pas avoir le réflexe d’acheter hors Europe. « Ne nous cachons pas derrière le fait qu’il y a un sentiment d’urgence », insiste Nathalie Errard. Pour elle, les entreprises européennes auraient pu répondre à certaines commandes passées aux Américains : « Ce serait trop facile de dire qu’il y a des pénuries, et qu’on peut acheter hors-Europe sans problème », soutient-elle.

Si les pays de l’Union dépendent des États-Unis, c’est aussi parce que les entreprises des 27 souffrent d’un sous-investissement de plusieurs décennies. « Au sortir de la Guerre froide, les États ont privatisé le secteur militaire pour réduire les dépenses, au profit des écoles et des hôpitaux », explique l’économiste Sylvie Matelly, directrice de l'Institut Jacques Delors. Plutôt que de réduire le budget des armées - ce qui aurait impliqué des licenciements - la plupart des gouvernements européens ont donc préféré réduire l'investissement dans les entreprises de défense.

Installés à 500 mètres du Parlement européen, l’un des plus gros groupement industriel européen de l’aérospatial et de la défense, l’ASD, partage ce constat. « Les stocks ne sont pas prêts. Ce n’est pas plaisant à dire, mais nous devons être préparés à la guerre », assure le porte-parole de l’organisation, Benedikt Weingärtner. L’ASD s’attend à une hausse importante du budget consacré à la défense dans le prochain cadre financier pluriannuel (2028-2034). Les industriels comptent bien sur le commissaire à la Défense, Andrius Kubilius, pour s’en assurer.

Abel Berthomier et Élodie Niclass, à Bruxelles

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