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RECRUTER

Génération Zemmour en croisade sur les réseaux

Élise COUSSEMACQ et Pascale THINE

Loin des actions de terrain, une armada d'influenceurs issue de Génération Zemmour veut séduire une jeunesse nostalgique. De plus en plus de jeunes décomplexés rejoignent une ultradroite dont les idées sont rendues virales sur la toile.

© Élise COUSSEMACQ et Pascale THINE
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HÉRITER

Le militantisme, une affaire de famille

Grégoire CHERUBINI et Quentin GILLES

Royalistes, catholiques traditionalistes, animalistes ou antifa ont leur propre combat. Mais tous reconnaissent une forme d’héritage familial dans leur engagement.

Evea a repris le médaillon de la communion de son père, qui l'a sensibilisée au dérèglement climatique durant son enfance à Guérande. © Quentin GILLES

Comme “le lait du biberon”. Engagée au sein de Civitas, un parti politique catholique traditionaliste, Giulia* a découvert la politique dès son plus jeune âge. Elle est la fille d’un des pionniers du Front national (FN) et d’une représentante en France d’Alleanza Nazionale, un parti d’extrême droite italien. Giulia a passé les dix premières années de sa vie de l’autre côté des Alpes. “Mon grand-père italien était un proche du roi” [l’Italie était une monarchie jusqu'en 1946, NDLR], et du pape Pie XII, chef de la résistance monarchiste à Rome pendant la guerre. Mon grand-père paternel était un proche de Charles Maurras un des fondateurs de l’Action française ou AF, NDLR], un camelot du roi [grade au sein de l’AF, NDLR], qui a œuvré pour la création du mémorial de la basilique Saint-Denis”, où sont conservés les restes des rois de France.

Autour de la table familiale, la république a toujours été un gros mot. Surtout la Cinquième : “Mon père n’aimait pas du tout De Gaulle qui l'avait mis en prison.” Le père de Giulia a en effet été condamné avant sa naissance, pour avoir participé à des actions réalisées au sein de l’OAS en 1962. Il a finalement été amnistié par François Mitterrand vingt ans plus tard. Depuis 500 ans, l’Histoire se confond avec le passé de sa famille, issue de branches nobles des deux côtés des Alpes. La bibliothèque de ses parents regorge d’ouvrages sur l’origine et le parcours de ses ancêtres.

“Ça m'a donné encore plus envie d’être monarchiste quand j’ai découvert que mes ancêtres avaient été décapités à Lyon.” - Rose, royaliste

Son engagement actuel n’est, selon elle, pas sans lien avec l’histoire familiale. Elle a d’abord accompagné ses parents aux meetings et à la fête des Bleu-blanc-rouge, la convention annuelle du FN. Adolescente, elle rejoint la branche jeunesse du parti, alors dirigé par Jean-Marie Le Pen. Elle reste marquée par les enfants qui “couraient et jouaient partout, avec des stands et des jeux, comme une grande foire”.

Si les militants royalistes n’ont pas tous des lettres de noblesse, beaucoup tiennent à connaître leur passé. C’est le cas d’Antoine Grosjean, militant à l’AF Lille. Son grand-père a consacré trente ans de sa vie à remonter la généalogie familiale jusqu’au Xe siècle. Une œuvre de longue haleine qui s’est concrétisée par l’édition de trois livres. Le jeune ingénieur les a lus sur le conseil de sa mère, tout comme ses trois frères et sœurs. Cette quête des racines est partagée par Rose*, 24 ans, ancienne militante à l’AF Pau et toujours royaliste. En licence d’histoire, elle a appris grâce à des recherches d’archives qu’elle avait des aïeuls contre-révolutionnaires. Un déclic : “Ça m'a donné encore plus envie d’être monarchiste quand j’ai découvert qu’ils avaient été décapités à Lyon.”

Des rituels qui font naître une passion

Evea, 21 ans, n’a pas besoin de remonter des siècles en arrière pour trouver la source de son engagement à Sea Shepherd, ONG luttant pour la biodiversité dans les océans. Elle a grandi à Guérande, à deux pas de l’océan Atlantique. Lors des balades au bord de l’eau, son père, conseiller énergie pour un parc naturel, lui parlait souvent du GIEC et du changement climatique. “Tous les jours, on attendait qu’il rentre à 17h du boulot pour aller ensemble à la mer. On y passait la soirée à se baigner et on s’y promenait même en hiver.” Un rituel que l’étudiante en sciences de la Terre a maintenu tout au long de ses études en classe préparatoire, pour se détendre après une semaine chargée. Se consacrant aujourd’hui à la sensibilisation pour Sea Shepherd à Strasbourg, elle attend d’être formée pour prendre le large sous la bannière à tête de mort de l’association.

Parfois, les convictions des parents sont reprises et poussées à l’extrême. Mickael*, antifa d’une vingtaine d’années, se considère politiquement plus radical que sa famille. Il a baigné dans un discours d’ouverture aux différences et de refus de l’intolérance. “Mes parents n’étaient pas amis avec des personnes qui avaient des façons de penser extrêmes ou contraires aux leurs, ça leur aurait posé problème. Mon père a toujours été pacifiste, il n'aime pas les conflits donc dès qu’il y a un propos qui peut diviser ou qui est trop extrême pour lui, ça le fait tilter, il réagit”, raconte le jeune homme, qui a grandi en banlieue parisienne.

“Il n’y a pas de tolérance à avoir avec l'intolérance.” - Mickael, antifa

Il travaille désormais à Vitrolles, où l’électorat RN est fort. Méfiant, il garde toujours un couteau dans son sac. Ses Doc Martens aux lacets rouges, symbole d’antifascisme, font de lui une cible potentielle pour les militants identitaires. Pour l’instant, il n’a pas eu à se servir de son arme : “Si on ne me tape pas, je ne tape pas. Par contre, si tu viens me montrer que tu as un problème avec moi, je peux en arriver à de la violence physique. Si la personne devant moi a des idées complètement à l’opposé de ce que je pense [...] et que la discussion venait à s’envenimer, je pourrais lui mettre une droite en premier. C’est jamais arrivé, mais il n’y a pas de tolérance à avoir avec l'intolérance.”

Un engagement assumé pour convaincre sa famille

Pour ne pas inquiéter ses parents, Mickael ne raconte pas tout. D’autres ont du mal à rester discrets, en particulier lorsque les actions militantes entraînent des poursuites judiciaires. Alizée, Mayennaise de 28 ans, activiste “femelliste” (contraction de féministe et animaliste) au sein de Boucherie Abolition, décrit une famille affectée par “les procès, les huissiers à la porte tous les mois, les perquisitions policières dans toute la maison plusieurs fois par an”. Elle a été condamnée en 2019 à onze mois d’emprisonnement avec sursis pour des libérations d’animaux. Ses parents ne partagent pas sa radicalité. Elle a toutefois réussi à convertir sa mère au végétarisme, puis au végétalisme. Depuis, cette dernière regarde toutes les vidéos de L214 sur les réseaux sociaux.

“Mon père n’a aucune sympathie pour l’Action française. [...] Il pense que le salut de la France est dans les institutions qu’il souhaite réformer, quand moi je pense qu’il faut les abattre.” - Antoine Grosjean, royaliste

Antoine Grosjean a, lui aussi, convaincu sa mère et sa sœur de devenir royalistes. Son père militaire, lui, “n’a aucune sympathie pour l’Action française. Il est contre mon combat, mon militantisme [...] Il pense que le salut de la France est dans les institutions qu’il souhaite réformer, quand moi je pense qu’il faut les abattre.” Des désaccords qui provoquent des débats enflammés lorsqu’Antoine rentre chez ses parents à Lyon.

Giulia a, à son tour, transmis ses convictions religieuses et politiques à ses six enfants. Une éducation qu’elle dit “leur avoir imposée” tout en n’en faisant pas un absolu. N’ayant que peu apprécié les rallyes durant son enfance et jugeant la noblesse d’aujourd’hui trop fermée, elle n’a pas souhaité que ses enfants y participent. En politique comme à l’église, “il y a une part familiale. On apprend à marcher, à penser, puis il faut que cet attachement devienne nôtre”. Tel un tronc n’imposant pas à ses branches comment grandir.

*Les prénoms ont été modifiés.

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APPRENDRE

Chez XR, l’activisme clé en main

Iris BRONNER et Yasmine GUÉNARD-MONIN

Pour Extinction rebellion, la lutte pour le climat passe par la démocratisation de l’activisme. Formations juridiques, stages de désobéissance civile : le jeune mouvement dispose de tout un arsenal pour aguerrir ses recrues.

Ezio exécute pour la première fois l'action baptisée “Rebellion of One” sur le pont Royal à Strasbourg, le 10 décembre 2021. © Yasmine GUÉNARD-MONIN

Assis au milieu de la route en plein centre-ville, le visage impassible, un jeune homme semble sourd aux klaxons et aux invectives des automobilistes. Les phares d’une voiture bloquée devant lui jettent une lumière crue sur sa pancarte : “J’ai peur de l’avenir à cause des crises écologiques.” Sur le trottoir, Kaito*, 26 ans, surveille la scène au milieu des badauds interloqués. Engagé depuis trois semaines, il participe à sa première action au sein d’Extinction rebellion (XR).

C’est l’une des spécificités de ce mouvement international non-violent, né à Londres en novembre 2018 : les nouveaux sont aussi légitimes que les activistes expérimentés à participer aux actions de désobéissance civile visant à alerter sur les crises écologiques. Chez XR, les rôles tournent et les chefs ne le restent que le temps d’une action. L’horizontalité du mouvement tranche avec l’organisation hiérarchique de groupes écologistes historiques comme Greenpeace et Alternatiba. Le partage des responsabilités implique une préparation étendue à tous les membres, dont beaucoup sont des néophytes de la subversion.

Des codes à maîtriser

Cet apprentissage commence dès la réunion d’accueil. Au fond d’un bar bondé, deux militants surnommés Goodall et Yukio attendent cinq personnes, âgées de 19 à 32 ans. Certaines ont déjà milité au sein de mouvements écologistes, d’autres jamais, mais toutes sont convaincues de “l’urgence d’agir”. Une à deux fois par mois, le groupe strasbourgeois présente la structure aux nouvelles recrues et leur transmet les bases de l’activisme autour de bières et de cafés.

Le réchauffement climatique et la destruction des écosystèmes sont expédiés en quelques minutes. La première leçon porte sur les gestes “facilitateurs”, qui permettent de commenter une discussion sans l’interrompre : avancer la paume de la main pour demander la parole, agiter les deux mains en guise d’approbation, faire un triangle au-dessus de sa tête pour réclamer le silence… “Vous avez des pictogrammes pour aider à les mémoriser ?”, s’inquiète une participante. Yukio la rassure : “Ça rentre vite, et on fait un petit rappel avant les réunions quand il y a des nouveaux.”

Réunion d'accueil dans un bar strasbourgeois. Goodall présente les revendications d'XR, comme la neutralité carbone en 2025. © Yasmine GUÉNARD-MONIN

Photos à l’appui, Goodall détaille ensuite l’organisation du groupe local, qui compte environ 25 membres. Les formateurs s’attardent sur les outils de sécurité numérique qu’ils privilégient et sur le comportement pacifique à adopter en cas d’arrestation. Les élèves sont conquis. “Je trouve très chouette que vous soyez directement rentrés dans du concret”, salue l’un d’eux à l’issue des deux heures d’écoute.

Désobéir, mode d’emploi

La réunion d’accueil donne un avant-goût du panel de formations proposées par XR. Les arrivants disposent d’une palette de cours, stages et ateliers pour enfiler le costume du parfait activiste. Couper la circulation sur un pont ou une route ne s’improvise pas. Les groupes locaux d’XR, autonomes, organisent donc régulièrement des formations à la désobéissance civile en s'inspirant d’autres mouvements militants comme les Faucheurs volontaires.

Dans un hangar abandonné de la région parisienne, Rakmi forme une dizaine d’apprentis activistes. Après avoir brisé la glace avec une discussion sous forme de jeu sur la définition de la violence et de la non-violence, place à la simulation du jour. Une équipe doit bloquer un pont. Une autre incarne les forces de l’ordre. Position de la tortue avec les membres emmêlés ou technique du poids mort, chacun s’essaye, avec plus ou moins d’aisance, aux pratiques que vient de leur enseigner le jeune formateur. “Ici, c’est un espace sécurisant qui leur permet de savoir dans quoi ils s’engagent et d’aborder les choses plus sereinement le jour venu”, justifie Rakmi. L’ambiance décontractée témoigne du caractère fictif des mises en situation. La réalité, elle, peut s’avérer violente.

À Paris, le 4 décembre, des activistes d'XR s'entraînent à faire le poids mort, en relâchant tous leurs muscles. © Marie PETITJEAN

En effet, la plupart de ces actions relèvent de l’illégalité. Connaître les risques encourus et la façon de se comporter pour éviter les déconvenues est donc essentiel. “On explique les droits en garde à vue au cas où ils seraient arrêtés, on les conseille sur ce qu’il faut emmener ou pas durant l’action”, énumère Hibou d’XR Strasbourg. Un “mémo juridique express” est distribué aux membres avec des indications telles que : “ne pas avoir d’armes, jouer l’apaisement” ou “utiliser son droit au silence en disant ‘je n’ai rien à déclarer’”.

Se débrouiller avec les forces de l’ordre est une chose, répondre correctement aux médias en est une autre. Chez XR, chaque membre est autorisé à s’adresser à la presse et se voit dispenser une formation accélérée en media-training. “Avant les interviews, il faut relire les principes du mouvement, préparer des punchlines et s’entraîner à faire de fausses interviews. Pour la télévision, dites des choses courtes, citez très peu de chiffres”, recommande un document transmis lors de la deuxième édition de la XR Académie, une journée de formation en ligne à l’échelle nationale. Sous forme de packs “découverte”, “sensibilisation” ou “activiste”, les sessions se font à la carte selon le niveau et l’envie d’engagement des participants.

Leçons du terrain

Mais tous les conseils et exercices du monde ne valent pas l’adrénaline du bitume. “Ça s’apprend sur le tas, c’est bien mieux. Comment tu veux réagir face à un policier alors que tu joues au chat et à la souris avec tes amis ?”, poursuit Hibou. C’est le soir de l’action d’XR Strasbourg que Kaito découvre son rôle : “médiateur public”. “Tu fais le passant, traduit Brume, qui co-organise l’action. Tu parles aux gens pour les calmer.” Sa mission est de protéger son camarade en distrayant les automobilistes énervés et d’expliquer le but de l’action aux curieux. Le brief, au cours duquel les activistes reviennent sur les leçons tirées des actions précédentes, fera office de préparation. “Ce qui avait bien marché la dernière fois pour désescalader, c’était de poser des questions aux gens, de les faire parler d’eux”, rappelle sa camarade Pixy.

Une passante tente de convaincre Ezio de quitter la route. D'autres le saisiront par les épaules pour le déloger. © Laura REMOUÉ

Pendant une demi-heure, Ezio, sur la chaussée, résiste aux insultes et aux prières des conducteurs à bout de nerfs. Ravalant sa timidité, Kaito navigue d’un passant à l’autre, à l’affût du moindre signe de violence. Il s’arrête l’air de rien à côté d’un badaud et engage la conversation pour lui glisser son message : “Je crois qu’il font ça pour alerter sur le réchauffement climatique… On peut les comprendre, non ?”

Sa vivacité et sa pédagogie sont saluées après l’action. “Le médiateur qui a le plus géré ce soir, c’est Kaito, déclare Yukio. T’es le dernier arrivé mais je te considère déjà comme quelqu’un qui serait là depuis trois ans.” Les rires fusent dans le bar où les six activistes se sont retrouvés pour débriefer. Chacun leur tour, ils procèdent à leur auto-critique : l’un est resté trop en retrait, l’autre a craqué et fondu en larmes devant les insultes qui déferlaient sur Ezio. Pixy relativise : “On peut se préparer mille fois à des gens agressifs verbalement, on ne sera jamais prêt.”

*À la demande des membres d’Extinction rebellion, tous les pseudos ont été modifiés.

Extinction rebellion, source d’inspiration pour Greenpeace ?

Après un demi-siècle de lutte pour l’environnement et la biodiversité, Greenpeace voit aujourd’hui sa situation quasi-monopolistique mise à mal par l’émergence de mouvements plus informels, plus jeunes et plus horizontaux. En ligne de mire, Extinction rebellion, qui bouscule les codes de l’activisme écologique en s’ouvrant à tous. Du côté de l’ONG, seul un corps d’élite, composé en France d’une cinquantaine de militants, réalise des coups de force spectaculaires, comme pénétrer dans l’enceinte d’une centrale nucléaire pour exposer ses failles de sécurité. À Strasbourg, les rares actions se limitent à des interventions de sensibilisation dans des magasins ou à la signature de pétitions. “On est là pour apprendre à convaincre en se fondant sur des faits et des chiffres vérifiés”, martèle Christian Acker, de Greenpeace Strasbourg. C’est ce qui a séduit Clara, 24 ans, qui a rejoint l’association il y a quelques semaines : “Je préfère échanger avec les gens et les informer que de bloquer des routes, ce n’est pas la façon dont j’envisage la lutte”, précise l’étudiante, comme en pied de nez aux méthodes d’Extinction rebellion. Mais depuis quelques mois, Gil Prigent, chargé de l’intégration des nouveaux militants dans la section bas-rhinoise, pointe un problème récurrent : “On a régulièrement de nouvelles adhésions, mais on n’arrive pas à les fidéliser, à faire qu’ils deviennent des militants.” La cause selon lui ? “C’est qu’on n’écoute pas assez la demande des jeunes, qui disent vouloir faire des actions rapidement”, rapporte le militant à la suite d’une réunion au siège parisien. Les méthodes du jeune mouvement XR ont été mentionnées à plusieurs reprises lors de la réunion, qui rassemblait 17 représentants des groupes locaux. “C’est une potentielle source d’inspiration, notamment sur l’aspect des actions non-violentes à l’échelle locale”, estime Gil Prigent. “On était seul pendant des décennies, aujourd’hui on ne l’est plus. Il faut qu’on s’adapte à la concurrence si on veut garder nos militants.” Une dynamique qui pousse l’ONG à repenser son organisation verticale et à envisager une démocratisation de ses actions.
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DÉCRYPTER

Dans la rhétorique masculiniste

Camille LOWAGIE

Au cœur de la manosphère, la nébuleuse masculiniste sur le web, différents mouvements cherchent à restaurer la puissance des hommes dans un monde dominé par les femmes. Avec leurs mots et leurs symboles.

“Red Pill”, “chevalier blanc” : les expressions de la manosphère sont difficiles à saisir pour les néophytes. © Valentin MACHARD

“Je suis un pur lambda, ni riche ou Chad go muscu et ma vie sexuelle est bien remplie.” “T’es encore bluepilled, quand t’auras fini d’avaler la pilule rouge tu ne seras plus comme ça.” Difficile de comprendre de quoi il est question pour qui n’est pas familier des espaces de discussion en ligne fréquentés par les masculinistes.

Sur le forum “Blabla 18-25" du site jeuxvideo.com, GrosBigJagon ouvre le topic c’est chiant de faire le connard avec les meufs quand t’es gentil. En quelques minutes, plus de 230 commentaires défilent sur douze pages de discussion. Des dizaines d’hommes livrent, sous pseudo et à une vitesse surprenante, leurs expériences avec les femmes, leurs techniques d’approche et leurs secrets pour faire durer une relation.

“C’est se que l’on dit, faire le connard sa marche avec les ptites crasseuses, la basse populace, la roturière, mais si tu tombe sur l’excellence, là faut pas merdé [sic], avance LeGhostRider4. Quelques secondes plus tard, ToupixSupprimix lui répond : “Elles sont pareilles, c’est juste la qualité du parfum qui change [sic]. Pour tous les misogynes qui philosophent sur ce forum, plus qu’une multitude d’individualités, les femmes en sont réduites à un concept.

Il existe de nombreuses plateformes où ces internautes se retrouvent pour exprimer leurs frustrations, écrire leur détresse ou crier leur colère, entre eux et dans leur jargon. Des forums comme le 18-25, Reddit, mais aussi des chaînes YouTube similaires à celles de Killian Sensei, El Rayhan ou 99Ashuraa. Et des groupes Facebook comme au “Neurchi de libre parole”, des comptes Twitter et des sites tels que MGTOW France.

Différentes tendances, une même idéologie

Les sociologues utilisent un néologisme pour désigner la communauté masculiniste en ligne : la “manosphère”. On y trouve aussi bien des pères divorcés, des mâles en quête de virilité ou de conseils de drague, des hommes ravagés par des ruptures amoureuses ou qui se sentent oubliés par la société, des puceaux convaincus d’être si repoussants qu’ils n’auront jamais de relations sexuelles avec une femme.

Tous ces hommes partagent une même conviction : la société serait “gynocentrique”, c’est-à-dire entièrement dominée, pensée et articulée autour des femmes. Ils dénoncent les ravages d’un monde qui aurait été bouleversé au profit de ces dernières. Il faudrait alors rétablir l’ordre pour rendre leur place aux hommes, en pleine crise identitaire.

Loin d’être homogène, cette manosphère englobe plusieurs sous-communautés de masculinistes. Il y a les activistes du mouvement des droits des hommes, Men’s right activist (MRA) en anglais. En France, ils défendent particulièrement les droits des pères et luttent contre le sexisme anti-hommes. Le mouvement Pick-up artists (PUA), des artistes autoproclamés de la drague, est centré autour de la séduction : des hommes enseignent et s'échangent des techniques pour conquérir les femmes, pour un soir ou pour la vie.

Ceux qui prétendent que l’homme viril, fort et courageux, domine les femmes et les hommes faibles, sont les “virilistes”. La communauté des incels, “célibataires involontaires” en anglais, rassemble ceux qui sont incapables de trouver une partenaire amoureuse ou sexuelle – à cause, selon eux, de leur apparence physique. La philosophie MGTOW, contraction de Men Going Their Own Way, pousse les hommes à suivre leur propre chemin, loin des distractions incarnées par le sexe opposé, perçu comme manipulateur et vénal.

Les mèmes et les symboles dans la manosphère. © Rafaël ANDRAUD

À défaut d'entretenir de bonnes relations les uns avec les autres, ces mouvements parlent la même langue. La métaphore de la pilule rouge et de la pilule bleue, tirée d'une scène du film Matrix, est omniprésente dans cet univers de testostérone. En avalant la pilule rouge, les hommes, les redpilled, prennent conscience de l'oppression féminine qu’ils subissent, découvrant une réalité qui peut être difficile à accepter ; les bleus, les bluepilled, sont encore coincés dans la matrice, c’est-à-dire la société gynocentrique.

Certains mots ne sont pas non plus à prendre au premier degré : il y a parfois un double sens, que seuls les initiés peuvent comprendre. La “jeune fille” n’est pas toujours jeune, ni toujours une fille : il s’agit d’une expression péjorative qui vise une personne écervelée et superficielle. Par “chevalier blanc”, les masculinistes désignent l’homme qui entend sauver des femmes en détresse pour s’attirer leurs faveurs sexuelles.

Les “alpha” sont les hommes dominants sur le marché sexuel, car ils sont virils et sûrs d’eux, à la différence des “beta”, les “bons maris” aux revenus confortables et rassurants pour les femmes, des “lambda”, qui passent inaperçus à leur yeux, et des “omega”, trop repoussants pour partager leur lit.

“À partir du moment où les références sont assez mainstream, comme Matrix ou Fight Club, c’est accessible au plus grand nombre.” - Redouane

Pour Redouane, Colmarien de 23 ans proche de la tendance pick-up artist, ce vocabulaire est assez drôle et imagé. “À partir du moment où les références sont assez mainstream, comme Matrix ou Fight Club, c’est accessible au plus grand nombre.” Ce qui ne veut pas dire que ces références soient transparentes : seuls les initiés peuvent vraiment les décrypter.

Où apprend-on les codes ? Qui sont ceux qui enseignent le sens caché derrière ces mots du quotidien ? La terminologie de la manosphère est issue de références à la culture pop, desquelles la majorité de ceux qui prennent part à ces discussions sur les forums, les “forumeurs”, est familière. Julie Abbou, anthropologue du langage, explique que le seul fait de partager une culture commune amène à définir le sens des mots. “Il n’y a pas de nomenclature établie, il n’y a pas d'accord sur le vocabulaire à utiliser, ça se fait presque naturellement.”

Apprendre en observant. “Sur les forums comme dans tous les milieux, d'abord on écoute, on lit, puis on finit par participer quand on a compris comment ça parle”, explique Redouane.

Les mèmes permettent de diffuser des idées issues de la manosphère, sous couvert d'humour. © Valentine HEITZ

D’après ToupixSupprimix, forumeur et “misogyne de longue date” selon ses propres mots, il n’existe pas de lexique propre aux masculinistes : leur langage est issu de la “culture forum”.

Mais d’autres forumeurs se forment dans les livres. “J’ai tout appris en me documentant, en lisant des bouquins de pick-up artists américains comme The Game de Neil Strauss, raconte Hugo, fondateur du réseau Redpill France. À la fin, il y a un lexique avec des dizaines de mots et de concepts. Ça m’a pris deux voire trois ans d’assimiler tout ça, avant de comprendre comment l’appliquer à ma vie.”

Redouane, lui, est entré dans ce monde par YouTube. Grâce à des vidéos qui comptabilisent des dizaines de milliers de vues, il s’est saisi des théories et des concepts du mouvement. Mais en dehors des influenceurs pédagogues, personne n’utilise ce vocabulaire hors ligne.

Un outil pour dire le monde

Ici, le langage ne sert plus seulement à se comprendre, mais aussi à se reconnaître parmi la masse d’internautes sur les forums. Pour Julie Abbou, utiliser les “bons mots” est un message adressé au groupe. “C’est un moyen de montrer à la communauté qu’on en maîtrise les logiques et les symboles d’appartenance.” Dans la manosphère, le vocabulaire permet d’afficher son idéologie.

“En utilisant certains mots plutôt que d’autres, comme ‘meuf’ ou ‘femelle’ pour parler d’une femme, on revendique aussi une certaine vision de la société, poursuit Julie Abbou. Il y a toujours une forte appartenance identitaire dans notre rapport au langage.” Au cœur de la manosphère, comme dans tout groupe, le langage en dit beaucoup sur son rapport au monde.

Architecture du mouvement. © @MMI