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GOODBYE POUTINE

Le regard braqué vers l'Ouest

Juliette LACROIX, Chloé LAGADOU et Enora SÉGUILLON

Menacée par la Russie à l’Est, l’Ukraine voit désormais son avenir à l’Ouest, auprès de l’Union européenne. Dans un pays au cœur de vives tensions politiques, nous sommes allées à la rencontre de ceux qui espèrent un jour rejoindre les 27.

60 % d’Ukrainiens souhaitent rejoindre l'UE selon un sondage de l’institut Razumkov.© Enora SÉGUILLON

Dans le quartier des ambassades à Kiev, une boulangerie affiche “Ouvert” en français. Elle est tenue par un Strasbourgeois, Christophe, qui nous répond du tac au tac : “Un drapeau européen, ici ? C’est très difficile à trouver.” Le souvenir des images d’une place “Maïdan” inondée de drapeaux bleus aux 28 étoiles paraît bien loin. En 2014, les Ukrainiens étaient descendus dans la rue, à la suite de la décision de leur gouvernement de ne pas signer un accord d’association avec l’UE au profit de la Russie. Aujourd’hui, le contexte a changé. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky réclame l'intégration de son pays à l’Union européenne et au sein de l’Otan.

Une jeunesse tournée vers l’Europe

À l’époque de Maïdan, la jeune génération était l’instigatrice du mouvement. La jeunesse d’aujourd’hui a-t-elle toujours les mêmes aspirations européennes ? Devant l’université nationale Mohyla de Kiev, la pluie et la brume donnent une atmosphère mystérieuse à ce bâtiment en arc de cercle. À l’intérieur, les couloirs sont déserts et les salles vides. Pandémie oblige. Seule la bibliothèque accueille des grappes d’étudiants, massés dans un long couloir à la décoration vintage. Autour d’une petite table en formica, Julia Puka, 17 ans, prend volontiers la parole en anglais, langue peu parlée même par la jeune génération : “Quand nous serons dans l’UE, on pense qu’on pourra avoir une meilleure éducation, de plus hauts salaires, une meilleure qualité de vie.” Bien que l’horizon d’une Ukraine intégrée à l’Union européenne apparaisse de plus en plus lointain, eux veulent y croire, malgré les tensions géopolitiques et économiques entre certains pays membres de l’UE et la Russie.

À la bibliothèque de l'Université nationale de Kiev, partir étudier à l’étranger est dans toutes les têtes. © Enora SÉGUILLON

De l’autre côté de la table, la réserve de son camarade Solomon Varvaruk, 18 ans, détonne avec son pull de Noël festif : “Je ne pense pas qu’une intégration pourra résoudre tous nos problèmes. Nous devons trouver notre propre voie”. Il ajoute : “mais c’est toujours mieux d’être soutenu que d’être isolés.” Chez les étudiants, l’attachement aux valeurs prônées par l’Union européenne revient souvent. Par exemple, l’égalité Femme/Homme. “En Ukraine, les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes. Beaucoup d’hommes pensent que les filles sont uniquement capables de cuisiner, d’être des femmes au foyer. Nous travaillons à changer les mentalités. Je pense que la prochaine génération n’aura pas ces stéréotypes”, sourit Julia Puka, pleine d’assurance.

“On veut revenir vivre en Ukraine après”

Les jeunes Ukrainiens ont des envies d’ailleurs. Certains prennent la décision de quitter le pays pour poursuivre leurs études en Europe. À l’instar de Mikhail Petrov, parti étudier l’Europe de l’est et l’espace post-soviétique… en Italie, à l’Université de Bologne. “La raison la plus importante qui m'a poussé à partir était la qualité de l'enseignement supérieur." L’étudiant de 23 ans se fait peu d’illusions quant à l’avenir de son pays. “À vrai dire, je doute fort qu'il y ait des alternatives pour moi en Ukraine, et donc je vais très probablement rester à l'étranger.” Tous sont catégoriques : le système éducatif en Ukraine a des lacunes. “Il y a beaucoup de jeunes qui partent à l’étranger car les diplômes de nos universités ne sont pas toujours reconnus”, constate Julia. Mais elle s’empresse d’ajouter “qu’aujourd’hui, beaucoup de jeunes veulent changer l’Ukraine de l’intérieur.” Si l’UE séduit, l’envie de s’engager pour son pays est bien présente. “On souhaite aller étudier à l’étranger pour acquérir de l’expérience. Mais on veut revenir vivre en Ukraine après. C’est notre pays natal, on y est attaché”, affirme Julia, les yeux pétillants.

Un voisin qui inquiète

Ce sentiment pro-européen ne se cantonne pas au monde étudiant. Dans une ruelle en centre-ville de Kiev, se trouve le QG du parti “Democratic Axe”. Ce jeune parti de centre-droit se bat pour l’intégration de l’Ukraine à l’Otan et à l’UE. Au sous-sol d’un bâtiment tout droit sorti de l’ère soviétique, une grille en fer noire précède un petit escalier en pierre, le long duquel plusieurs employées profitent d’une pause cigarette malgré le froid. Mykhilo Grechukhin, député local du parti qui a participé aux manifestations de 2014 nous guide à l’intérieur du sombre local. Plusieurs cartes de l’Europe ornent les murs. “Le sentiment pro-européen concerne l’ouest de l’Ukraine, l'intelligentsia, Kiev et une partie de l’est aussi. Le déclenchement des hostilités en 2014 avec l’invasion de la Crimée l’a encore renforcé. Je pense que Poutine a paradoxalement rapproché l'Ukraine de l’Europe.” Mais le député mesure aussi la menace des quelque 175 000 soldats russes massés à la frontière. “Toute personne raisonnable n'organiserait pas de manifestation actuellement. On ne veut donner aucun prétexte à Poutine pour intervenir”.

Les Laures, de gigantesques monastères orthodoxes situés en plein centre-ville à Kiev. © Enora SÉGUILLON

À quelques encablures de là, d’imposants monastères aux toits verts et or veillent sur l’institut Razumkov. Ce think tank travaille activement à un rapprochement vers l'UE. Victor Zamiatin est chercheur sur les relations entre Bruxelles et l’Ukraine au sein de l’organisation non-gouvernementale. “Beaucoup d’Ukrainiens, notamment de jeunes, pensent que l’Ukraine fait partie de l’Europe et qu’il n’y a pas d’Europe sans Ukraine, qu’on a besoin de rejoindre la culture commune, les lois communes, les standards européens.” Pour le chercheur, l’Ukraine peut être une opportunité économique au développement de l’Union dans de nombreux secteurs tels que l’agriculture, la sécurité ou l’industrie mais “le chemin qui mène à l'intégration reste long et fastidieux”. Fin des monopoles, lutte contre la corruption… tant que l’Ukraine n’aura pas entamé de grandes réformes, l’UE bloquera. À l’heure actuelle, plus personne ne parle de l'entrée de l'Ukraine dans l’UE et l'Otan, ont expliqué à l'AFP plusieurs diplomates et responsables européens à l’occasion du sommet du Partenariat oriental, qui se tenait à Bruxelles mercredi 15 décembre. Si les 27 sont préoccupés par le destin de ce pays qui toque à leur porte, ils ont aussi compris qu’avancer vers l’intégration serait une provocation pour Moscou. L’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne reste pour l’heure, une utopie.

“Kyiv Post” : la toute puissance d’un oligarque

C’est une affaire qui a secoué le monde médiatique ukrainien. Le 8 novembre, le Kyiv Post a licencié l’ensemble de sa rédaction, soit 50 personnes. Alors que les journalistes dénoncent des pressions politiques, le propriétaire du journal, lui, évoque des raisons économiques. Ce titre, fondé en 1995, est le plus ancien média anglophone ukrainien. Historiquement, sa ligne éditoriale soutient la démocratie, l'intégration avec l'Occident et dénonce la corruption. Mais son propriétaire, Adnan Kivan, a déclaré début novembre que le journal devait fermer immédiatement “pour une courte période” et avant de rouvrir “en plus grand et en mieux”. Depuis, la publication a effectivement repris sur le site avec un nouveau directeur et une nouvelle ligne éditoriale.

Depuis le changement de ligne éditoriale, le Kyiv Post peine à recruter des journalistes. © Enora SÉGUILLON
“Se débarrasser des journalistes gênants”
Face au scandale provoqué par le licenciement de toute la rédaction, Adnan Kivan a proposé de réintégrer les journalistes mais sous la direction du publicitaire canadien Luc Chénier, en remplacement de l’ancien rédacteur en chef, l’américain Brian Bonner. Ceux-ci ont refusé, estimant que la coopération était impossible. Pour eux, il est clair que l’objectif était de “se débarrasser des journalistes gênants”. Ils ont proposé au propriétaire de céder le journal, pour protéger son indépendance, ce que Adnan Kivan a refusé. Originaire de Syrie, Adnan Kivan est considéré comme l’une des cent plus grandes fortunes d’Ukraine. En plus de ses activités dans l'immobilier et l'agriculture, son groupe Kadorr possède Channel 7, un diffuseur ukrainien, et le Kyiv Post.

Épisode 1 - “L’évènement le plus triste de ma vie”


Pendant 14 ans, Brian Bonner a travaillé au Kyiv Post comme directeur de publication. Le 8 novembre 2021 au matin, toute la rédaction est licenciée par son propriétaire, un choc.
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Épisode 2 - L’indépendance à tout prix


L’ancienne rédaction du Kyiv Post n’envisage pas de mettre un terme à son travail d’investigation en Ukraine. Animé par son métier, Alexander Quéry ne compte pas laisser sa liberté d’expression au placard. La solution : fonder un nouveau média.
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Épisode 3 - Le Kyiv Post est mort, vive le Kyiv Post


Le journal, lui, continue d’exister sous la direction d’un ancien magnat de la publicité, Luc Chénier. Sous ses ordres, la ligne éditoriale va profondément changer.
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Mainmise des oligarques
Le paysage médiatique ukrainien est principalement composé de médias privés détenus par des oligarques, qui les utilisent comme outils pour asseoir leur influence. Depuis la révolution de 2014, les autorités se sont engagées à imposer la transparence de la propriété des médias. “Mais ces conquêtes sont précaires. Et il en faudra bien davantage pour desserrer l’emprise des oligarques sur les grands médias, favoriser l’indépendance des rédactions et lutter contre l’impunité”, estime Reporters sans frontières. Dans son classement sur la liberté de la presse, l’organisation non gouvernementale place l’Ukraine au 97ème rang sur 180.
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ADHÉSION

Tirana se fait belle

Cindel DUQUESNOIS et Lorela PRIFTI

Depuis 2009, la petite république balkanique aspire à rejoindre l’Union européenne. La nouvelle génération prend le relais. En 2022, Tirana sera la Capitale européenne de la jeunesse.

Des jeunes Albanais rencontrent Arianna Briganti, représentante de l'OSCE, lors d'un débat sur la digitalisation. © Lorela PRIFTI

Rejoindre l’Union européenne ? Comme leurs voisins des Balkans, les Albanais en rêvent depuis la fin du régime communiste, il y a plus de 30 ans. Ils le font à leur manière : selon les chiffres de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), l’Albanie était, en 2017, le premier pays d’origine des demandeurs d’asile dans l'Hexagone. À cause de cette immigration massive et la corruption qui touche le pays, la France et les Pays-Bas ont refusé, en 2018, l’ouverture des négociations sur une potentielle intégration du pays. Ce n'est que deux ans après que les ministres des Affaires étrangères des États membres de l'UE ont donné leur feu vert à l'ouverture des négociations avec ce pays de 3 millions d’habitants, l’un des plus pauvres du continent européen. Selon le Balkan Baromètre, 84 % des Albanais souhaitent intégrer l’Union européenne.

Tirana, capitale de la jeunesse en 2022

En 2018, le Congrès national de la jeunesse albanaise a décidé de poser la candidature de Tirana pour le titre de Capitale européenne de la jeunesse. L'idée est d’encourager la participation des jeunes et de renforcer l'identité européenne. Pendant un an et demi, l'équipe de travail a conçu un programme composé d’au moins mille activités pour le présenter devant le jury. “C’est la première fois qu’une ville gagne dès sa première tentative. Ça ne s’est jamais passé avant”, raconte fièrement Ergys Gezka, directeur du programme.

Klajdi Kaziu, jeune ambassadeur européen pour l'Albanie, porte fièrement sa veste bleue.© Lorela PRIFTI

L'ambition de l'équipe : “bâtir des ponts de collaboration entre la jeunesse européenne et celle de l’Albanie”. “Je crois que ce projet est susceptible de donner une bonne image de notre pays auprès des institutions européennes”, explique Dafina Peci, directrice exécutive du Congrès national de la jeunesse. De son côté, la Commission européenne a mis en place le programme des Jeunes ambassadeurs européens pour les Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, et Serbie), en recrutant des balkaniques âgés de 18 à 29 ans, pour promouvoir l’UE dans leur pays. “Nous sommes le premier contact avec les institutions européennes. On est la voix des jeunes. On peut faire remonter leurs problèmes”, revendique l’Albanais, Artur Havalja, jeune ambassadeur européen.

“La majorité des jeunes voient leur avenir dans l'UE”

Klajdi Kaziu, un autre ambassadeur, se souvient encore du soulagement de ne pas avoir dû attendre pour son visa quand l’Union européenne a décidé l’exemption de visa pour les ressortissants albanais en 2010. Après son parcours universitaire dans différentes villes européennes (Nice, Berlin, Rome), Klajdi promeut l'UE avec pragmatisme. Il s’applique à expliquer l'intégration, ses avantages mais aussi ses inconvénients.

Çelik Rruplli, analyste des médias pour la Maison de l’Europe en Albanie, dans l’un des locaux mis à disposition des jeunes.© Lorela PRIFTI

Les jeunes Albanais d’aujourd’hui ont davantage accès à l’information que la génération de leurs parents. Ils ont une idée moins utopique de ce que signifierait une adhésion à l'Union. “Les discours politiques sur l’Europe sont souvent généraux voire électoralistes. Je pense que les jeunes aujourd’hui sont plus réalistes. Ils se renseignent grâce à Internet sur ce qu’il se passe dans l’UE”, constate Çelik Rruplli, analyste des médias pour la Maison de l'Europe en Albanie. Le directeur du programme Tirana, Capitale européenne de la jeunesse, Ergys Gezka invite les Albanais à se poser les vraies questions : “Rejoindre un marché compétitif, où l’on pèse à peine 1 %, et où l'on a 30 ans de retard au niveau des infrastructures, il faut comprendre ce que cela signifie.” Pour ce militant pro-européen, il est clair que la majorité des jeunes voient leur avenir dans l’UE. “Mais souvent ils ne pensent qu’aux avantages et non pas aux obligations”, conclut Gezka, décidément attaché à promouvoir l’Europe sans cacher ses fragilités.


Albanie : mieux comprendre l'UE pour mieux l'intégrer

© Cindel DUQUESNOIS et Lorela PRIFTI
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SOLIDAIRE

Vallée de la Roya : l'espoir d'une Europe ouverte

Julie BRAULT et Camille PLAISANT

Depuis 2015, des milliers de migrants ont traversé la Vallée de la Roya à la frontière franco-italienne. Des citoyens, partisans d'une Europe ouverte, s’engagent pour leur venir en aide.

Le combat de Cédric Herrou a fait l'objet d'un film, Libre, sorti en 2018. © Jour2Fete

Quelques rares rayons de soleil matinaux parviennent à réchauffer la commune de Breil-sur-Roya, enclavée dans les massifs montagneux du Mercantour. Emmitouflés dans leurs longs manteaux, des habitants déambulent lentement dans le Carrefour Contact, l’unique supermarché du village. Mais quand on pose la question des migrants, tous accélèrent le pas. “Ah non, je ne veux pas en parler ! C’est un problème trop compliqué ici”, répond expéditivement une employée de la pharmacie, avant d’écraser sa cigarette à peine entamée et de se réfugier à l’intérieur du magasin.

Le poids de l'Histoire en filigrane

“C’est comme ça depuis des années”, soupire Victoria, retraitée de 80 ans. “Les habitants sont devenus très individualistes, presque sectaires, renchérit Jean, son mari. Quand tu ne viens pas du pays, que tu ne parles pas la même langue, ils se méfient.” Depuis 2015, des milliers de migrants tentent d’entrer en France par la montagne et la vallée de la Roya, devenue un des symboles de la crise migratoire. Depuis cette époque, les gendarmes investissent les rues, multiplient les contrôles, et les migrants, souvent blessés, traversent les cinq villages qui composent la vallée, dont celui de Breil-sur-Roya.

“Les habitants sont devenus très individualistes.”

“Les habitants ont été contraints de prendre position sur la présence des migrants, confie Victoria, et quand vous choisissez sous la contrainte, ça ne donne rien de bon.” Une fracture s’opère entre ceux qui tendent la main aux plus démunis, et ceux qui refusent d'accueillir des étrangers chez eux. Jean, 89 ans, tente une explication : “Le problème c’est que beaucoup de villages ont vécu sous le fascisme. Alors ce ne sont plus de vrais fascistes, mais l’esprit de l’ordre est resté : tout ce qui sort du cadre n’est pas le bienvenu.” Une vieille histoire qui remonte aux années 30. À cette époque, celle de la naissance de Jean, la vallée était sous occupation mussolinienne. Le dictateur y avait d’ailleurs une maison de campagne.

Une mobilisation discrète

Dans ce climat clivant, des organisations bénévoles et citoyennes ont vu le jour, comme l’association Roya Citoyenne qui se mobilise pour apporter nourriture, vêtements et soins aux migrants depuis 2016. “On a eu jusqu’à 250 bénévoles, se souvient Catherine, trésorière de Roya Citoyenne. C’est pas si mal, mais ce n’est pas énorme non plus quand on sait qu’il y a environ 5 000 habitants dans la vallée.” Pharmacienne retraitée, Catherine habite à Saorge, un village à la frontière avec l’Italie. Dans son petit logement, elle a accueilli plusieurs dizaines de migrants. “Quand on les voit dehors, frigorifiés, affamés, on ne peut pas ne pas les aider.” Pour la bénévole, la solidarité est trop faible dans la vallée, ce qui l’attriste mais ne l’étonne pas : “Ici on est dans un département de droite extrême, pour ne pas dire d'extrême droite. Tout le monde est contre les migrants.” La vallée de la Roya fait partie du fief d’Éric Ciotti, député Les Républicains des Alpes-Maritimes. Mais malgré le manque de soutien des habitants comme des politiques, les maraudes continuent dans les rues étroites des communes de la vallée. Catherine, elle, ne désespère pas : “L’histoire a souvent montré que les actions dépréciées peuvent être, plus tard, portées aux nues.


Cédric Herrou, passeur de la vallée

© Julie BRAULT et Camille PLAISANT
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IDENTITAIRE

Alvarium : le fantasme d'une Europe fermée

Sarah DUPONT et Emilien HERTEMENT

L’Alvarium, fondé en 2017 dans les rues d’Angers, revendique son appartenance à la mouvance identitaire européenne. Actuellement en procédure de dissolution, ses membres ont accepté de livrer leur vision de leur engagement politique.

Le local de l’Alvarium, la “ruche” en latin, a dû fermer ses portes le 17 novembre, selon un décret signé par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. © Sarah DUPONT

Le petit groupe le sait, leur présence passe rarement inaperçue. Le rendez-vous est pourtant donné dans un bar du centre-ville, derrière la cathédrale Saint-Maurice. Quelques semaines plus tôt, Xavier, Jean-Eudes, Thérèse et les autres membres de l’Alvarium se seraient retrouvés dans leur local, au cœur d’Angers. Seulement voilà, depuis le 17 novembre dernier, le groupe identitaire est visé par une procédure de dissolution, annoncée par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin sur Twitter. Conséquence directe du décret ? La fermeture de leur local et l’interdiction d’organiser des actions politiques. Outre les faits de violences et d’appel à la discrimination reprochés à plusieurs membres du groupe, l’acte de dissolution fait mention de la promotion de “la supériorité de l’identité européenne et blanche et sa mise en danger par l’invasion migratoire”. Ce soir, dans les vapeurs de vin chaud, cette conception de l’Europe oriente les discussions.

“Un engagement civilisationnel”

Autour de la table, Jean-Eudes Gannat, fils d’un ancien cadre du Front national local, fait office de porte-parole. En 2017, il a participé à la fondation de ce “réseau de solidarité et d’entraide”. Au moment de la dissolution, le groupe recensait près de 140 sympathisants. Pour ce jeune père de 27 ans, l’Alvarium permettait d’organiser des initiatives concrètes : des distributions de nourritures et de vêtements aux SDF, du soutien scolaire, organisation de conférences politiques, d’activités sportives et de pèlerinages communautaires, tout cela évidemment réservé aux “nationaux”. Un engagement local né en grande partie de la volonté de préserver leur conception de l’identité européenne. “Nous nous engageons d’un point de vue civilisationnel. Notre Europe, c’est un ensemble de pays et de cultures mais surtout un continent historiquement blanc, aux racines chrétiennes et influencée par la pensée antique.” Et l’Europe actuelle ? “Rien qu’une Europe passoire, avance le représentant du groupe. Nous refusons la société marchande, et l’Europe actuelle en est le parangon. L’Union européenne représente l’antithèse de la vision de l’Europe que nous défendons, elle se définit seulement par son modèle économique et la Déclaration des droits de l’Homme. L’UE est à l’image de ceux qui la gouvernent : déracinée, anti-traditionnelle et loin des peuples.”

Cette représentation de la société européenne a séduit Marie-Des-Neiges et Thérèse. Arrivées à Angers il y a deux ans, les deux sœurs originaires de Bretagne y ont retrouvé la “philosophie" de leur éducation catholique. “La charité, aider ceux qui sont réellement dans le besoin… L’Alvarium était l’incarnation de ces idées.” Associer l’action sociale au combat contre l’immigration, “la menace la plus virulente à l’heure actuelle” selon l’étudiante, et à celui de la protection de leur identité, qui serait en péril à cause de certaines minorités.

“L’UE est à l’image de ceux qui la gouvernent : déracinée, anti-traditionnelle et loin des peuples.”

Un sentiment partagé par Xavier, 23 ans, originaire d’Alsace. Ancien militant au Gud et au Bastion social, il a rejoint l'Alvarium en septembre 2021. Cet ouvrier de production voit dans l’immigration “extra-européenne” une menace réelle qu’il prétend vivre quotidiennement. “J’ai vu des immigrés être recrutés alors qu’ils n’avaient pas les compétences requises. Mon combat, c’est la préférence nationale.” Pour cet ancien gilet jaune, la question sociale va de pair avec la question identitaire : “les vrais sujets, ce sont aussi le pouvoir d’achat et la revalorisation du Smic…” Mais en faveur des Européens exclusivement. Xavier pense que ces combats doivent être menés dans toute l’Europe : “En Espagne, en Italie, en Allemagne… Partout, il y a une civilisation à sauver. Et on doit rester européen grâce aux frontières.”

Ramifications européennes

Un argument qu’il s’empresse de justifier par la présence d’un autre militant italien à la table. Andrea, ouvrier dans le BTP, a rejoint le groupe en février 2021. Il apprécie son aspect communautaire, sa vision de l’Europe et le combat contre l’immigration, “un problème pour les pays qui reçoivent comme pour ceux qui perdent leurs habitants”. Cet engagement se fait dans la continuité de celui qu’il menait en Italie, dans le groupe fasciste CasaPound. Un groupuscule au combat particulièrement “inspirant” selon le cofondateur de l’Alvarium, qui salue leurs “actions très concrètes” et leur attachement territorial. Le mouvement s’est fait connaître pour sa propagande, son agitprop et ses démonstrations politiques provocantes. D’autres groupes nationalistes européens comme Escudo identitário au portugal ou Hacer nación en Espagne ont également tissé des liens étroits avec l’Alvarium, et se réclament de la même mouvance.

“En Espagne, en Italie, en Allemagne… Partout, il y a une civilisation à sauver.”

À la sortie du bar, sous les regards accusateurs des propriétaires et des autres clients, les membres se dispersent, mais certains tiennent à se rendre devant leur ex-local, aujourd’hui porte close. Dans la petite ruelle du Cornet, les murs de la bâtisse portent toujours les stigmates des affrontements entre le groupe identitaire et d’autres mouvements locaux. “J’en ai marre de vous”, “Mort aux Fafs”, “Que fait la mairie contre l’Alvarium…” peut-on lire sur la façade souillée par les tâches de peinture.

Racines intellectuelles identitaires

Le décret de dissolution de l’Alvarium mentionne sa participation au colloque de l’institut Iliade. Un cercle de réflexion d’extrême-droite qui organise des formations pour les jeunes et un colloque annuel dans l’enceinte de la Maison de la chimie à Paris. Son cofondateur, Jean-Yves Le Gallou, ancien eurodéputé Front national et théoricien d’extrême-droite, a participé dans les années 1970 à la construction d’une réflexion identitaire européenne. “Par l’intermédiaire du GRECE (groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne), et du Club de l’horloge à partir de 1974, nous avons contribué à populariser le concept d’identité”, se souvient-il.
“Nous défendons l’héritage d’une Europe helléno-chrétienne et indo-européenne, basé sur les langues et une conception commune de la représentation du monde”, résume-t-il. Une conception de l’Europe inspirée des textes antique, mais également d’auteurs comme le philologue Georges Dumézil et ses travaux sur les peuples Indo-Européens et d’écrivains contre-révolutionnaires comme Louis de Bonald, partisan d’une vision politique traditionaliste. Pour Jean-Yves Le Gallou, le péril mortel qui menace la civilisation européenne est le “grand remplacement”. Cette théorie d’extrême-droite défend l’idée d’une substitution de la population européenne par une population non européenne. Selon lui, les membres de l’Alvarium “s’érigent contre cet effondrement”, et leur dissolution représente “une monstruosité juridique et témoigne d’un sectarisme idéologique”.
Pour l’élection présidentielle à venir, Jean-Yves Le Gallou voit en Éric Zemmour, celui qui mettra fin à ses inquiétudes : “Il est le seul candidat à mener ce combat de civilisation”, se réjouit-il, heureux de retrouver dans le discours du candidat les thèses qu’il a initié quelques décennies auparavant.