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CONSULTATION

Le dur combat pour une mobilisation citoyenne

Emilio CRUZALEGUI et Septia KHAIRUNNISA

Jusqu'à mai 2022, la Conférence sur l’avenir de l'Europe cherche à donner la parole pour définir de nouvelles politiques de l’Union européenne. Mais certaines voix se font entendre plus que d’autres.

Un stand pour la Conférence sur l'avenir de l'Europe, tenu le 4 décembre 2021 à Schiltigheim, près de Strasbourg. © Emilio CRUZALEGUI

Refonder le projet européen, par et avec le peuple. C’était l’une des ambitions du Président Emmanuel Macron lors de son discours de la Sorbonne en 2017. Pour accomplir cette tâche, il suggère l’introduction de “conventions démocratiques”. Sur une période de six mois, des sessions de débats seraient organisées dans tous les pays de l’Union européenne (UE) volontaires. Le but: “nourrir la feuille de route pour l’Europe de demain”, avant les élections européennes de 2019. Restée sans suite, l’idée est finalement reprise après ce scrutin par Ursula Von der Leyen, dans ses premières déclarations en tant que Présidente de la Commission européenne. Encouragée par une hausse du taux de participation, elle évoque l’envie d’inclure les citoyens européens dans une nouvelle démarche démocratique. Lancée en mai 2021, cette initiative de consultation citoyenne prend le nom de Conférence sur l’avenir de l’Europe. Selon l’eurodéputé Guy Verhofstadt (Renew Europe), l’objectif est d’essayer une autre approche pour résoudre les crises sociales, économiques et géopolitiques que traverse l’Union européenne. “Au lieu de répéter les mêmes arguments, on commence par ce que les citoyens veulent, ce qu’ils espèrent et ce qu’ils proposent. On leur donne une place à la table des négociations”. Jeudi 9 décembre, lors de la présentation de la future présidence française du Conseil de l’UE, qui débutera en janvier 2022, le Président Macron a qualifié ce projet de “début d’élan refondateur”.

Une structure complexe

Mais recenser l’avis de 450 millions de citoyens européens ne peut que se faire progressivement. Pour la majorité des participants, c’est à travers une plateforme en ligne qu’ils pourront s’engager dans la Conférence. Chacun peut déposer ses réclamations ou craintes sur les politiques de l’Union européenne et proposer des solutions. Cette interface est aussi l’endroit principal pour se renseigner sur des évènements en ligne ou en présentiel, organisés dans le cadre de la Conférence. Cela peut être un séminaire purement informatif ou un débat-forum plus interactif.

“Au lieu de répéter les mêmes arguments, on commence par ce que les citoyens veulent, ce qu'ils espèrent et ce qu'ils proposent.”

En parallèle, des groupes de travail se retrouvent à Strasbourg ou à Bruxelles pour débattre sur des thèmes spécifiques. Ces panels de citoyens européens sont composés de 800 citoyens, choisis de manière aléatoire dans chaque État membre. Ils se veulent le plus représentatifs possible de la population générale, en assurant l’inclusion de personnes qui n’ont jamais été engagées sur des questions de politique européenne. Des représentants de ces panels se réunissent ensuite en assemblée plénière au Parlement européen, afin de présenter les résultats de leurs sessions délibératives.

Fracture numérique

Une démarche que n’ont pas manqué de saluer les organisations pro-européennes. En revanche, en dehors de la bulle des associations et groupes de pression, le grand public semble ignorer l’existence de cette Conférence sur l’avenir de l’Europe. “Ce n’est jamais mentionné à la télé ou la radio donc je doute que la plupart en ait entendu parler”, constate Sergio, usager espagnol de la plateforme en ligne. “Quand je parle aux gens autour de moi de ces panels, je leur fais souvent découvrir la Conférence pour la première fois”, confirme Martina, membre croate des panels de citoyens européens. Autre obstacle à la portée de cette consultation, sa dépendance aux ressources en ligne. Christian Skrivervik, membre du Mouvement européen international estime que pour être efficace, cette conférence doit d’abord surmonter le problème de la fracture numérique. “Tout le monde doit pouvoir y accéder, quel que soit son âge ou son milieu de vie. Est-ce que tous ont accès à Internet ? Non.” Certains membres des Jeunes Européens fédéralistes, comme Sonja Ebbing en Allemagne, regrettent également que le site principal soit peu intuitif.“L’effort qu’il faut faire pour s’y retrouver et proposer des idées peut décourager les nouveaux usagers.”

Toujours les mêmes

Cette difficulté à toucher le grand public transparaît dans les rapports d’activité de la Conférence. D’abord, seulement 40 000 participants sont enregistrés sur la plateforme en ligne. On distingue ensuite le profil d’un participant-type : celui d’un homme, ayant fait des études supérieures, travaillant dans le secteur tertiaire. Selon les dernières données, qui datent du 3 novembre, seulement 6,9 % des utilisateurs ont indiqué leur catégorie socio-professionnelle comme “ouvrier”. À noter que 32 % des personnes sondées n’ont rien indiqué. Le constat est le même dans la plupart des événements en ligne proposés. C’est le cas par exemple du rendez-vous organisé sur Internet par le Mouvement européen irlandais, mercredi 8 décembre, qui a rassemblé neuf personnes. Parmi elles : un universitaire, une membre du Mouvement européen, la présidente d’un syndicat étudiant et deux représentants d’associations caritatives. Quant aux particuliers qui se manifestent sur la plateforme en ligne, très souvent il ne s’agit pas de leur première expérience de démocratie participative. “Pendant des années, j’ai envoyé des mails au gouvernement espagnol pour partager mes idées”, raconte Sergio, ingénieur en informatique. “Ils m’ont toujours ignoré ou répondu très vaguement. Cette plateforme m’a donné l'opportunité de partager mes idées avec des gens qui pourraient les écouter”, espère-t-il.

“Quand je parle aux gens autour de moi, je leur fais découvrir la Conférence pour la première fois.”

Même les panels de citoyens européens, censés être représentatifs, finissent par inclure majoritairement des individus avec des avis assez similaires sur la politique européenne. Les personnes contactées pour y participer peuvent refuser d’en faire partie. Alors seuls les plus motivés et informés composent les sessions délibératives. C’est le cas de Martina, 25 ans, originaire de Croatie et récemment diplômée en sciences politiques. Jean-Christophe, participant français de 62 ans et ancien cadre commercial, confie avoir été entouré de jeunes partageant des avis relativement identiques sur les questions abordées lors des réunions.

Le rapport bilan de la Conférence sur l’avenir de l’Europe est prévu pour le printemps 2022. Déjà, des critiques sur le risque d’un manque de transparence émergent.“Un conseil exécutif technocrate peut facilement prendre quelques suggestions et les mettre dans un rapport que personne ne lira”, craint Sonja Ebbing. Dans le briefing de présentation de la Conférence, les institutions européennes ce sont bien gardés de garantir que les suggestions des citoyens déboucheront sur des réformes concrètes. La Commission européenne est elle-même divisée sur la question. D’autre part, malgré l’année de retard accumulée à cause de la pandémie, la date butoir reste inchangée. Les deux années de discussion présentées lors de sa conception auront été réduites à une seule. De quoi amplifier les doutes sur la valeur de ce projet.


“Vous auriez cinq minutes pour l’Europe ?”

Pour associer le public à la Conférence sur l'avenir de l'Europe, l'eurodeputée Fabienne Keller a organisé l'opération “Urnes de l'Europe”. Cette action s'est faite sur quatre samedis dans différents quartiers de Strasbourg.

© Emilio CRUZALEGUI et Septia KHAIRUNNISA
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EUROBAROMÈTRE

Un sentiment d'appartenance à géométrie variable

Séverine FLOCH et Félicien RONDEL

Les chiffres officiels de l’Eurobaromètre mettent en évidence un fort sentiment européen dans les pays membres... Mais le sondage commandé par la Commission européenne a ses limites.

Selon la dernière étude, les citoyens des 27 États membres sont 38 % à avoir une image neutre de l'Union européenne. © Enora SEGUILLON

“Appartenance”. Il s’agit, avec “relance” et “puissance”, d’un des trois termes de la devise choisie par la France pour la prochaine présidence du conseil de l’Union européenne, de janvier à juin 2022. En Europe, ce sentiment d’appartenance est évalué chaque année par l’Eurobaromètre, une vaste enquête d'opinion commandée par la Commission européenne. Selon les derniers chiffres publiés au printemps 2021, il est en hausse : 72 % des citoyens de l’Union européenne interrogés se sentent européens sur les 26 544 répondants, soit sept points de plus par rapport au baromètre du printemps 2014.

Un rapport qui peut aller jusqu’à neuf habitants sur dix dans certains pays. C’est le cas du Luxembourg et de l’Irlande, où 88 % d’entre eux se sentent européens. De l’autre côté du spectre, la France (61 %) se classe parmi les pays où le sentiment d’appartenance à l’Europe est le plus faible, devant l’Italie (59 %), la Bulgarie (55 %) et la Grèce (51 %).

L’économie reste l’un des principaux marqueurs du sentiment d’appartenance à l’Union.

Selon une récente étude de l’Institut Jacques Delors, portant sur les résultats de l’Eurobaromètre, le jugement sur les institutions serait corrélé à l’opinion générale sur la mondialisation : moins les habitants d’un pays sont favorables à la libre circulation des marchandises et des personnes, moins ils se sentent européens. Seulement 35 % des Grecs et 43 % des Français se déclarent favorables à la mondialisation, tandis que les Irlandais sont 80 % à la soutenir. L’économie reste donc l’un des principaux marqueurs du sentiment d’appartenance à l’Union. Il est vrai qu’elle en est l’un des éléments fondateurs. En 1951, l’Europe a été conçue initialement comme un espace d’échange simplifié du charbon et de l’acier.

Le pro-européen type, un homme de plus de 55 ans avec une bonne qualification professionnelle

Un portrait type des citoyens pro-européens peut être établi grâce aux récents chiffres de l’Eurobaromètre. Il serait principalement un homme citadin de plus de 55 ans, ayant fait des études et à l’aise financièrement. En 2017, les hommes étaient en effet 66 % à éprouver un sentiment européen contre 60 % des femmes. Par ailleurs, 60 % des personnes qui n’ont pas de difficultés à payer leurs factures se sentent européens contre seulement 43 % des personnes les plus précaires.

Le niveau d’éducation, la qualification professionnelle et le niveau de revenu ont “un impact positif sur le degré d’attachement à l’Europe”, écrivait déjà le politologue Daniel Gaxie dans l’ouvrage L’Europe des Européens (2011). Les citoyens qui se sentent européens seraient donc surtout ceux qui trouvent un avantage dans l’Union européenne. Ceux qui bénéficient du marché commun ou du programme Erasmus+ par exemple.

Si de grandes tendances se dessinent, il n’y a pas d’opinions publiques homogènes sur la question européenne. “Même les gens qui sont très pro-européens peuvent être assez critiques et les gens qui sont critiques peuvent trouver des choses intéressantes à l’Europe”, développe Marine de Lassalle, professeure de sociologie politique à l’université de Strasbourg. Pascale Joannin, directrice de la fondation Robert Schuman, invite, elle aussi, à faire preuve de nuance : “Je pense que les gens sont loin d’être idiots. Ils savent que leur pays a besoin de l’Union européenne. Le programme Erasmus+, la fin des frais d’itinérance, la réglementation des données sur Internet : ce sont des choses qui se passent au niveau européen.” Selon elle, des personnes qui n’ont pas fait de longues études, comme les agriculteurs, sont conscients de l’action européenne comme à travers la politique agricole commune (PAC).

“Difficile de répondre à des questions qu’on ne se pose pas”

Autre interrogation : les gens se posent-ils vraiment la question du sentiment européen ? Dorota Dakowska et Nicolas Hubé, politologues, soulignent dans l’ouvrage L’Europe des Européens qu’“il est difficile de répondre à des questions qu’on ne se pose pas”. Pour Sophie Duchesne, chercheuse en science politique et directrice du centre de recherche Emile Durkheim à Bordeaux, “les études académiques et les sondages comme l’Eurobaromètre partent du principe que les gens sont soit europhiles, soit eurosceptiques”. Or, selon elle, “les citoyens ne sont pas contre l’Europe : c’est surtout qu’ils ne la voient pas”. Les chiffres de l’Eurobaromètre viennent confirmer ce problème de visibilité : 38 % des interrogés ont une image neutre de l’Union. “L’indifférence reste l’attitude la plus constante envers l’Europe”, ajoute Marine de Lassalle.


“Tout le monde n’a pas le temps ni l’appétit de s'informer sur l’Union européenne”

Secrétaire général du Mouvement européen, le Grec Petros Fassoulas mène une carrière tournée vers l’Union européenne. Avec ce collectif, regroupant militants et associations engagées pour l’Europe, il souhaite combler le fossé entre les institutions européennes et les citoyens.

Petros Fassoulas, secrétaire général du Mouvement européen, admet que l'Union européenne est parfois éloignée de ses habitants.© DR

Comment en vient-on à s’engager pour l’Europe ?
Ma position pro-européenne a été un long voyage. Au lycée, mon professeur de mathématiques a réalisé que je n’avais pas tellement d'appétence pour les sciences. Au cours d’une conversation, il a capté mon intérêt pour les relations internationales. Il m’a donné un livre sur l'histoire de l’Union européenne, en me disant “ça pourrait t’intéresser”. Plus je lisais des ouvrages sur la communauté européenne, plus j’étais convaincu que c’était une des meilleures façons de gouverner et de rassembler plusieurs nations. À l’université, j’ai choisi d’étudier les relations internationales, le droit européen, le droit international et l’économie. Je me suis surtout intéressé à l’Union européenne, son cadre légal, son passé économique, sa fondation historique. J’ai ensuite travaillé à Bruxelles pour les institutions européennes : d’abord pour la Commission, puis pour le Comité européen des régions. Ensuite, je suis parti au Royaume-Uni, comme conseiller en affaires européennes au Parlement britannique, avant de travailler comme lobbyiste salarié pour l’association des experts comptables agréés du Royaume-Uni (ACCA). C’est tout cela qui m’a poussé à m’engager dans le Mouvement européen.

Les pro-européens ne sont-ils pas, pour la plupart, dans une bulle ?
Le terme de “pro-européen” est vraiment très large. Il y a une incompréhension sur ce que cela veut dire. Ce n’est pas nécessairement se balader dans la rue avec le drapeau européen. Cela comprend des activistes, des personnes comme moi qui travaillent sur les questions européennes, des volontaires dans des organisations européennes, d’autres qui sont intellectuellement en faveur de la coopération entre les Etats membres. Certains s’engagent pour des raisons précises. Par exemple, les hommes d’affaires profitent du marché commun. Les jeunes, eux, apprécient la possibilité d’aller étudier dans d’autres universités et de bénéficier d’un soutien financier pour vivre dans un autre pays.

Y a-t-il un fossé entre les citoyens et les institutions de l’Union ?
Je suis d’accord pour dire que l’Union européenne est parfois éloignée de ses habitants. Il y a toujours un intermédiaire entre eux et les institutions. L’Europe, on ne l’apprend pas à l’école, on ne la voit pas à la télé, cela ne fait pas partie de notre quotidien ! Tout le monde n’a pas le temps ni l’appétit d'être informé, comme moi je le suis. Cela crée un déficit d’information. C'est pourquoi le Mouvement européen organise des activités, des campagnes et des événements : pour donner l’occasion aux citoyens de mieux comprendre l’UE et ses actions. C’est notre rôle d’essayer de réduire cet écart entre le peuple et les institutions européennes.

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OUVERTURE

Au-delà d'Erasmus

Laura AYAD, Séverine FLOCH, Félicien RONDEL, Pierre THEVENET

Le programme Erasmus permet aux jeunes de découvrir l'Europe... Mais les jeunes qui s'engagent et profitent des dispositifs européens sont souvent issus de milieux privilégiés.

En janvier, Soufiane et Théo partiront à Dresde pour un stage professionnel. Une opportunité qu'ils n'auraient probablement pas saisi sans l'intermédiaire de l'association Eurocircle. © Laura AYAD

PODCAST. Europe et jeunes des quartiers populaires : un engagement impossible ?

Diversifier le profil des jeunes engagés pour l'Europe : tel est depuis quelques années le mot d'ordre au sein des associations qui sensibilisent à la question européenne. Mais l'UE, trop abstraite, peine à intéresser les jeunes issus des classes populaires.


Légende© Crédits


Un programme qui fait consensus

Le programme Erasmus + a pour ambition d’encourager la mobilité des étudiants, créant ainsi chez eux un sentiment d’appartenance européen. Pour certains, le programme d’échange a rendu leur vie profondément européenne. Isabelle Maradan, journaliste, est l’auteure du livre Ils ont fait Erasmus et co-auteure du documentaire Les enfants d’Erasmus. Elle a rencontré de nombreux participants du programme.

Parmi eux, Matthieu Saglio, 44 ans, un violoncelliste français qui vit à Valence, en Espagne, et qui y a fondé une famille. C’est l’histoire d’une “famille Erasmus à 100 %", sourit-il. Matthieu est tombé amoureux de sa future femme, espagnole quand celle-ci a effectué une année d’Erasmus à Nancy, à la fin des années 90. Matthieu Saglio, alors étudiant ingénieur agronome, part en Erasmus à Valence l’année scolaire 1999-2000. Le couple s’y installera quelques mois plus tard. Une vie européenne pour Matthieu Saglio, qui “se sent français, bien entendu, mais qui [aura] bientôt passé la moitié de [sa] vie en Espagne”. Ses trois fils “naviguent entre les deux langues, les deux cultures. Ils sont d’abord Espagnols car ils sont nés là-bas, mais ils vont au lycée français”.

“Erasmus est une pierre angulaire de la construction européenne”

Pour le violoncelliste, l’impact du programme d’échange est large : “Tout le monde n’a pas décidé d’aller vivre dans un autre pays, ou de se marier avec une personne d’un autre pays, mais le programme Erasmus + a permis à des gens de connaître en profondeur un pays, une culture. Non seulement eux directement, mais aussi leur famille, leurs amis qui sont venus les voir. Erasmus +, c’est une pierre angulaire de la construction européenne.” Isabelle Maradan souligne également que “même quand vous en parlez à des eurosceptiques, c’est le programme qui n’est jamais remis en cause. Tout le monde adore Erasmus”.

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IN LOVE

Alex Taylor, d'abord européen

Séverine FLOCH

Après le référendum du Brexit, en 2016, le Britannique Alex Taylor, âgé de 64 ans dont quarante ans passés en France, a demandé la nationalité française. Une décision qui symbolise son engagement pour l’Europe.

Pour rester européen, le journaliste Alex Taylor a choisi de devenir Français après le Brexit en 2016. © DR

Vous qui êtes né en Cornouaille, pourquoi avez-vous vécu la majeure partie de votre existence en France ?

J’ai fait des études de littérature française et allemande à Oxford. J’ai passé une année à l’étranger à Paris pour améliorer mon français. Je suis tombé amoureux de la France. Dès que j’ai fini mes études à Oxford, en 1980, je suis revenu, sans l’intention de vivre toute ma vie dans l'Hexagone. Puis, je suis tombé amoureux d’un Français. C’était beaucoup plus facile d’être gay en France à l’époque qu’au Royaume-Uni, contrairement à ce que l’on croit. Quand je suis arrivé, je ne me suis pas dit "je suis réfugié à cause de l’homophobie ambiante au Royaume-Uni". Maintenant que je regarde en arrière, c’est en grande partie pour ça que je suis resté. Paris est la ville où j’habite depuis quarante ans. J’ai travaillé pour une trentaine de chaînes, à la radio et à la télévision. J’ai aussi vécu à Berlin et j’ai beaucoup travaillé à Bruxelles.

"Il ne faut jamais oublier que la moitié de la population du Royaume-Uni n’a pas voté pour le Brexit."

Quel a été l’élément déclencheur pour demander la nationalité française ?

Jusqu’en 2016, je me sentais Britannique et Européen surtout. Je me suis toujours défini d’abord comme Européen. Il y a énormément de Britanniques pro-européens. Il ne faut jamais oublier que la moitié de la population du Royaume-Uni n’a pas voté pour le Brexit. Je n’ai pas pu voter à ce référendum : les Britanniques vivant dans un autre pays européen depuis plus de quinze ans n’en avaient pas le droit. Le Brexit a été un vrai choc. Lors de l’annonce des résultats, j’étais proche des larmes, ça m’a vraiment enlevé une partie de moi. Pour rester Européen, j'ai su dans la nanoseconde que j’allais demander la nationalité française donc j’ai immédiatement rassemblé tous les papiers. Le vote était en juin, j’ai envoyé ma demande début septembre.

Comment est né votre amour pour l’Europe ?

C’est une question de génération. Mon père s’est battu pendant la Seconde Guerre mondiale et il adorait l’Europe. Quand j’étais petit garçon, on est allé partout avec une tente de camping pendant l’été. On n’avait pas beaucoup de moyens, mais il voulait me montrer l’Europe. J’ai toujours aimé franchir les frontières. J’étais à Strasbourg il y a un mois. Je frissonne toujours quand on traverse le pont de Kehl. À huit stations du centre de Strasbourg, tu prends le tram et tu es en Allemagne. Traverser une frontière aussi facilement, c’est extraordinaire. Un autre élément qui a joué énormément dans ma vie, c’est le concours Eurovision de la chanson. C’est aussi bête que ça. J’ai regardé le premier en 1967. Il n’y avait que deux chaînes à l’époque, en noir et blanc, dans ma Cornouaille natale. On ne nous parlait jamais de ce qui se passait à l’étranger. Et puis tout d’un coup, une fois par an, il y avait un concours où des gens, qui vingt-cinq ans auparavant s’envoyaient des bombes, se rencontrent pour faire un concours de chansons. C’était énorme et ça avait un vrai sens à l’époque.

Comment se traduit votre engagement pour l’Europe ?

Je me définis comme journaliste européen et je veux qu’on me définisse comme tel plutôt que comme journaliste britannique. Très peu de collègues en font une cause comme moi. Je me suis aussi battu pour la cause gay dans les années 1970. À l’époque, ce n’était pas évident de porter un badge "Glad to be gay" parce que les gens n’acceptaient pas qu’on se définisse par notre sexualité. C’est comme ça que j’ai découvert le militantisme. Une expérience que j’ai mis à profit dans mon engagement pour l’Europe. Je suis très actif sur Twitter. J’ai 65 000 followers, dont beaucoup de journalistes britanniques et français. Certaines personnes nous racontent en France combien quitter l’Union européenne serait génial, je trouve que c’est important de dire à mes followers français ce qu’est vraiment le Brexit. Les mensonges sur l’Europe, d’où qu’ils viennent, me rendent furieux !

Les demandes de naturalisation en hausse

Comme le journaliste Alex Taylor, de nombreux Britanniques ont choisi une autre nationalité pour rester Européens malgré le Brexit. Le nombre de demandes de naturalisation des Britanniques a été multiplié par 4,5 dans les 27 pays de l’Union européenne entre 2016 et 2019, selon les données d’Eurostat. En 2016, année du Brexit, les Britanniques ont fait 6 689 demandes pour obtenir une nouvelle nationalité dans un pays de l’Union européenne. En 2019, les demandes de naturalisation ont atteint leur sommet. Selon les dernières données d’Eurostat, ce sont 29 842 Britanniques qui ont acquis la citoyenneté d’un État de l’Union européenne cette année-là. 13 675 demandes de naturalisation ont été réalisées en Allemagne, 4 489 en Suède, 4 088 en France et 2 597 en Belgique. Les Britanniques qui voulaient conserver une double nationalité devaient faire leur demande de naturalisation avant le 31 décembre 2019.