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L'automutilation, langage du mal-être

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Elles peuvent s’apparenter à des vergetures sur les cuisses ou à de simples griffures sur les bras. Les scarifications marquent parfois le corps des jeunes en détresse. Par ces pratiques, une majorité d’adolescentes entretiennent un rapport ambigu avec leur corps.

Fatiguantes pour l’athlète, les séances d’optojump s’effectuent plutôt en fin de saison Anna s’est entaillée pendant des années, exclusivement dans sa chambre. Document remis

“En rentrant de l’école, je prenais mes lames dans le tiroir de la table de chevet.” Les lames, Anna s’en servait pour s’entailler, seule, les jours où elle se sentait dépassée, sans autre moyen pour exprimer sa souffrance. La jeune fille s’est lancée inconsciemment dans l’automutilation pour la première fois au CM1, lors d’une classe verte. Contrariée par les moqueries de ses camarades, blessée par la passivité des professeurs et submergée par ses émotions, elle s’est griffée jusqu’au sang. Depuis, ses bras, ses hanches et ses cuisses portent les marques de ce mal-être.

Abîmer son corps pour faire sortir ce qu’elle appelle “la boule” qui lui noue l’estomac. “Quand tu te scarifies, tu ressens de la douleur et tu te focalises sur autre chose, c’est la délivrance”, confie-t-elle. À la première entaille, Anna se sent déjà soulagée. Aujourd’hui elle a 17 ans et elle reprend de temps en temps les ciseaux, lorsqu’elle ne parvient pas à gérer ses émotions. Pour s’en sortir, la jeune fille a rejoint, il y a quelques années sur Facebook, le groupe “L’Automutilation, notre combat”, dont elle est désormais l’administratrice. Partager une souffrance qu’on ne maîtrise pas, un besoin commun à de nombreuses adolescentes qui se sont inscrites sur la page. “C’est difficile de trouver le format adéquat, les publications des adhérents sont très noires, on essaie de s’aider sans avoir vraiment envie de s’en sortir, alors on reste dans ce malheur”, raconte Anna.

Une libération temporaire

Julie a commencé à se scarifier à 11 ans. La jeune femme de 21 ans, mère d’un nourrisson de 5 mois, se souvient du désespoir qui l’habitait, après une succession de malheurs : une scolarité parasitée par le harcèlement, des attouchements sexuels et la perte de son frère, point culminant de son affliction. Pour atténuer sa peine, la Parisienne voulait “voir le sang couler”, dans des entailles profondes : “Je voulais souffrir physiquement parce que j’avais mal psychologiquement.” Le soulagement est éphémère mais rend la pratique addictive. “C’est comme les cigarettes ou l’alcool, un cercle vicieux, explique-t-elle. Lorsqu’on arrête, on culpabilise. Alors on le fait à nouveau.” Et pour bien saigner, Julie avait sa technique : faire un garrot et appuyer. La scarification achevée, la souffrance psychique reprenait le dessus, alors elle recommençait.

L’intensité du geste s’apparente à “une pulsion de mort”, selon la psychologue Rebecca Benhamou. Elle indique que les jeunes qui ont recours aux automutilations cherchent en réalité à se sentir vivants. “Avec ces scarifications, ils ont l’impression de vivre autrement, de sortir de cette existence sans issue”, ajoute la spécialiste.

Sentir son corps

Se sentir vivant, avoir conscience de son corps, une nécessité qui a poussé Eva à s’en prendre à ses bras et sa nuque. Soumise à la pression familiale sur sa réussite scolaire et à la sévérité d’un père “qui ne tolère pas la faiblesse”, elle est rongée par l’anxiété. Si la plupart des jeunes filles cèdent à l’automutilation à l’adolescence, la Malgache de 22 ans a craqué en mai dernier. Comme la plupart des personnes qui se mutilent pour la première fois, c’est de façon impulsive qu’elle s’y est prise. Élément déclencheur dans son cas : un exposé en master de droit qu’elle juge raté. Elle obtient… un 14. Le sentiment d’échec la fait se détester. À son retour dans sa chambre, elle pleure et prend un morceau de miroir cassé pour se punir. “Je pensais à ces jeunes qui s’automutilent, je me suis demandé si ça fonctionnerait sur moi. Ça m’a fait du bien, j’ai été soulagée.”

Pas question d’aller en profondeur, elle n’ose pas laisser de cicatrices de peur de s’exposer. “Les jeunes sont devenus des maîtres dans l’art de ne pas montrer”, avance Rebecca Benhamou. Bracelets, manches longues, pantalons, ils regorgent d’astuces pour cacher les blessures dessinées sur leur cuisse, leur ventre ou leur poignet. “Je mettais des pulls même l’été, je disais que j’avais froid”, blague Julie.

Spirale infernale

C’est là toute l’ambiguïté de ces jeunes femmes, qui reconnaissent parfois désirer qu’on aperçoive leurs marques. “Peu de filles l’admettent, mais pour moi c’est un appel au secours, alors même qu’on refuse de les montrer”, certifie Léna. À 22 ans, l’étudiante est également influenceuse. Elle a choisi de partager son expérience dans une vidéo sur Youtube, afin de venir en aide à d’autres. La démarche a suscité de vives réactions de la part d’adolescentes qui la sollicitent régulièrement pour lui partager leur détresse. Léna, elle, se sent toujours fragile. Elle en est persuadée : “C’est quelque chose qu’on a en nous, qui ne partira jamais vraiment.” Pourtant, ces poussées émotionnelles, l’étudiante a appris à les canaliser : elle a remplacé les comportements autoagressifs par des exercices de relaxation.

*Les prénoms ont été modifiés.

Stacy Petit