© Clémence Blanche & Camille Gagne-Chabrol

Les abattoirs industriels sont régulièrement pointés du doigt pour le non-respect du bien-être animal. En Allemagne comme en Suisse, des éleveurs proposent une alternative pour réduire le stress et la souffrance des bêtes et produire une viande de meilleure qualité : l’abattage mobile.

Par Clémence Blanche & Camille Gagne-Chabrol

« Quand on fait appel à un transporteur pour un abattoir classique, ça dure cinq minutes. Ici, c’est la bête qui donne le tempo », explique Maximilian Sauter tout en observant l’épaisse limousine au pelage brun. C’est ce jeune bovin de deux ans qu’il prévoit d’abattre, en ce matin de décembre. Comme chaque semaine, le jeune boucher a garé la remorque de son abattoir mobile sur l’exploitation bio qu’il gère avec un ami à Ratshausen, petit village de la campagne badoise, en Allemagne.

IMG_1881.jpg Si la vache refuse de monter sur la plateforme, le boucher ne peut pas la forcer et devra retarder voire annuler l'abattage. © Clémence Blanche

Légalisé depuis mai 2017 dans la région du Bade-Wurtemberg, l’abattage mobile n’existe en France qu’à titre expérimental. L’article 73 de la loi Egalim, adoptée en 2018, permet de le tester jusqu’en 2023. Si plusieurs initiatives sont en cours, elles peinent à se mettre en place : de nombreuses autorisations sont nécessaires, aucun budget n’est alloué par l'État et les remorques d’abattages mobiles sont coûteuses. La petite boucherie où travaille Maximilian Sauter, elle, a dû investir 80 000 euros. Depuis un an et demi, le boucher soustrait ses bovins de l’abattoir industriel, situé à quelques kilomètres de l’exploitation, au profit d’un abattage à la ferme. « L’idée est de préserver le bien être animal, assure-t-il dans un français presque parfait, les bêtes ne comprennent pas ce qui leur arrive, c’est moins stressant pour elles et pour nous. »

« Si la vache ne veut pas y aller, on ne la tue pas »

IMG_1870_.jpg C'est dans cette petite remorque de 4,5 mètres sur 2 que la vache sera mise à mort © Clémence Blanche

La réduction du stress chez l’animal, c’est l’argument de poids que mettent en avant les promoteurs de l’abattage à la ferme. « Un animal est stressé quand il se sent menacé par son environnement. La présence de l’homme, un lieu non familier, la séparation avec ses congénères, un simple claquement de porte ou de bruit d'eau suffisent », observe la chercheuse Claudia Terlouw de l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) de Theix (63). « Si l’animal se sent en danger, il est de notre responsabilité de changer son environnement afin qu’il retrouve sa tranquillité. » Ceci est valable non seulement à l’abattoir mais pour toute la période d’abattage. Soit « dès que l’éleveur modifie ses habitudes et qu’il y a un changement de rythme pour l’animal, comme une variation de son alimentation », ajoute la biologiste. Maximilian Sauter, lui, entraîne depuis deux semaines la limousine à venir docilement manger sur la plateforme où elle doit être étourdie. « Le jour de l’abattage, je ne peux pas la forcer et la tirer avec un lasso, ironise le Badois peu avant l’exécution, si la vache ne veut pas y aller, on ne la tue pas aujourd’hui. »

Comme pour un abattoir industriel, la réglementation européenne en vigueur impose la présence d’un vétérinaire et un étourdissement avant la mise à mort - hors rituels religieux. « Une tige perforante rentre dans le cerveau pour rendre la vache inconsciente et insensible », explique le boucher en montrant le pistolet noir qu’il tient entre ses mains avant de joindre le geste à la parole. 500 kg s’affaissent soudainement dans un fracas métallique. La masse inerte du bovin est ensuite tractée et avalée dans l’antre de la remorque. Maximilian Sauter a dès lors soixante secondes pour saigner l’animal, avant qu’il ne reprenne potentiellement ses esprits. Sa mort n’arrive qu’après un puissant coup de couteau dans la poitrine, créant un trou béant d’où s’écoule un flux ininterrompu de sang chaud et pourpre. Il faut attendre une dizaine de minutes pour que le corps se vide entièrement de son sang. Aucun meuglement, aucune résistance si ce n’est quelques spasmes musculaires. « Abattre ne me gêne pas, assure le boucher sans sourciller. Je vois naître les bêtes, je les élève et je les tue moi-même. Au moins je suis sûr que le travail est bien fait. » Dans sa remorque, floquée du slogan Verantwortung bis zum Schluss - responsable jusqu’à la fin -, il parcourt ensuite les sept kilomètres qui le sépare de sa boucherie. Une fois la vache suspendue à un crochet, commence alors une minutieuse découpe du corps.

«  On ne peut pas parler de bien-être mais de respect »

Sur son site internet, la boucherie où Maximilian Sauter travaille se félicite de proposer des viandes issues du « SMA » , l’acronyme de Schlachtung mit Achtung - abattage attentif. Pour les consommateurs, c’est la promesse d’une viande issue d'un abattage respectueux. « Le problème est que certains animaux se retrouvent dans des abattoirs industriels après avoir été élevés dans de bonnes conditions, et ça, c’est de la violence. Cela devient difficile pour un éleveur de justifier ce manque de cohérence », explique Jocelyne Porcher. Cette ancienne éleveuse est zootechnicienne et sociologue à l’Inrae de Montpellier (34). En 2016, la France comptait 263 abattoirs de boucherie. Un nombre en baisse qui met certains éleveurs en difficulté puisque les abattoirs de proximité disparaissent au profit d’établissements de plus grande taille. « Beaucoup de gens parlent de préservation du bien-être animal, mais on ne peut pas parler de bien-être quand on va les tuer, s’offusque la chercheuse. Il vaut mieux parler de respect ou d’absence de souffrance. L’essentiel est qu’il y ait un fil respectueux de la naissance à la mort. »

P1050518 (1).jpg Les cochons sont étourdis deux fois avant leur mise à mort par électrochoc puis avec une tige perforante avant d'être saignés sur la plateforme. © Camille Gagne Chabrol

Depuis sa mise sur le marché en 2019, l’unité d’abattage mobile créée par l’organisation Schlachtung mit Achtung a été vendue à onze exemplaires : en Thuringe, en Bavière, dans le Sud-Tyrol mais aussi en Suisse. Mischa Hofer a rapidement adhéré à ce concept. En 2020, cet éleveur bovin suisse a été le premier à acheter ce modèle de remorque. Depuis, il a monté sa propre entreprise d’abattage à la ferme, l’une des deux seules de la Confédération. À l’année, sa remorque sillonne les routes helvétiques pour satisfaire plus de 70 éleveurs et éleveuses de cochons, vaches, chèvres et moutons. Un business florissant selon lui. Dans la ferme de Läufelfingen, petit bourg du canton de Bâle-Campagne, où Adolf Rütti est responsable agricole, on teste cette manière de faire depuis août. La remorque de Mischa vient abattre ici quatre à cinq cochons chaque semaine et une vache par mois. Pour Adolf Rütti, l’abattage mobile représente un investissement, entre 300 à 450 francs suisses par bête, qu’il répercute sur sa clientèle. Pour déguster la viande de cette ferme, il en coûtera entre 4 et 5 francs suisses supplémentaires au kilo.

Une viande sans stress de meilleure qualité

Mischa Hofer, lui, se félicite de proposer une viande de qualité supérieure. Un constat prouvé scientifiquement. Des chercheurs se sont intéressés au lien entre le stress animal et ses répercussions sur la viande. C’est le cas de l'Institut de recherche pour l’agriculture biologique de Frick qui depuis octobre 2022 a lancé une étude sur les cochons abattus à la ferme et suit de près l’activité de Mischa Hofer. L’un des indicateurs que l’institut mesure est la concentration dans le sang d’hormones du stress, le cortisol et la catécholamine. « Le stress avant l’abattage altère la qualité de la viande chez les porcs. Un bon indicateur est la mesure du pH [potentiel hydrogène ndlr] », opine la chercheuse Claudia Terlouw. Le pH de la viande peut influer sur « sa couleur, sa jutosité, sa conservation ou sa tendreté ».

En France, 2023 marque la fin des quatre années d’expérimentation de l’abattage mobile. Un rapport serait sur le bureau du ministre de l’Agriculture. « Quand j’ai commencé mes recherches en 2005, j’ai reçu des remontrances de la part de la Direction générale de l’alimentation et du ministère de l'Agriculture, se souvient Jocelyne Porcher. C’était assez violent, ils m’avaient dit que c’était interdit, que je n’avais pas à travailler là-dessus et que je devais passer à autre chose. Les services vétérinaires n’étaient vraiment pas coopératifs non plus. Aujourd’hui c’est mieux. » Dans son combat de longue haleine pour faire évoluer la loi, la chercheuse a aussi cofondé l’association Quand l’abattoir vient à la ferme, avec Stéphane Dinard, éleveur en Dordogne. « La situation en France est meilleure qu’elle ne l’a jamais été mais ça ne va pas très vite. Il y a des abattoirs mobiles en Allemagne, il y en a en Suisse. Pourquoi pas chez nous ? »

Contrôle sanitaire sous bonne garde

«C’est plus glamour de montrer à la télé un vétérinaire qui fait des chirurgies osseuses que celui qui inspecte les carcasses, ça c’est sûr. » Benjamin Debillot est vétérinaire depuis 2004 à la clinique La Prairie de Saint-Amand-Montrond (18). Sa mission : assurer le contrôle sanitaire de l’abattoir situé dans la commune pour le compte de l’État. Une facette du métier peu connue du grand public, mais essentielle pour assurer la sécurité sanitaire et alimentaire du pays.

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© Dorian Mao

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QUATRE QUESTIONS à Félix Jourdan, docteur en sociologie de l’Université Paul-Valéry de Montpellier 3. Spécialiste du bien-être animal en abattoir, il est l’auteur de L'adéquation animaux-machines, un facteur de convergence entre production et protection animale en abattoir, (CNRS Editions, L'Harmattan, 2021).

Les abattoirs industriels prennent-ils en compte le bien-être animal ?

Aujourd’hui, les abattoirs industriels ont l’obligation d’inclure des règles de protection animale dans leurs processus. Depuis plusieurs années, la Commission européenne produit des règlements comme celui du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort (CE n°1099/ 2009). La grande évolution porte sur l’obligation de contrôler l’état de conscience des animaux. Sauf en cas d’abattages rituels, l'étourdissement est obligatoire avant la mise à mort depuis 1964, que ce soit avec un pistolet à tige perforante ou par électronarcose (un étourdissement par électrochoc notamment utilisé pour les cochons). De plus, depuis 2013, les bouviers, chargés du déchargement des animaux vivants et de leur stabulation, passent un certificat de compétence en bien-être animal. Ils vérifient si les animaux sont stressés, fatigués ou blessés. Dans chaque abattoir, une personne est aussi nommée responsable de protection animale (RPA), souvent le responsable qualité ou production. Son travail consiste surtout à s’assurer de l’application des procédures. 

Les machines d’abattage sont-elles adaptées aux animaux ?

Les machines d'abattage sont standardisées. Elles sont adaptées à des catégories d’animaux mais ne permettent pas toujours de prendre en charge toutes leurs morphologies. L’hétérogénéité des animaux est difficile à gérer pour les abattoirs. Les pièges de contention pour les gros bovins, par exemple, sont souvent inadaptés aux veaux. Ils sont construits pour des spécimens adultes de taille moyenne mais les veaux ont la place de se retourner une fois à l’intérieur. Ils ne sont pas bien contenus et cela peut engendrer du stress et de la douleur, et même rendre l’étourdissement compliqué. La grande particularité du monde des abattoirs c’est qu’on traite du vivant dans un cadre industriel, l’aléa est leur quotidien. L’évolution de la prise en compte du bien-être animal a tout de même provoqué un changement de paradigme technique : il y a quelques années les animaux devaient s’adapter aux machines, avec le nouveau règlement européen de protection animale c’est plutôt aux machines de s’adapter à eux.

La technique peut-elle mettre fin à la souffrance animale en abattoir industriel ?

La question du bien-être animal concerne tous les maillons de la chaîne. Les constructeurs essaient désormais d’inclure cette problématique dans la conception des machines d’abattage. Mais la technique ne reste qu’un support. Elle ne peut pas régler le problème du bien-être en abattoir. La souffrance animale découle d’abord d’un problème d’organisation du travail, donc d’un problème humain. Les deux sont indissociables. Si on ne part pas de l’organisation du travail, on ne peut pas comprendre les leviers et les freins de la protection animale. Les ouvriers d’abattoirs industriels subissent leur travail : leur activité est dangereuse, stressante, éreintante. Dans cet environnement où il y a déjà beaucoup de contrôles et de règles à respecter, ce n’est pas évident pour eux d'être attentifs à chaque bête. 

Les abattoirs mobiles peuvent-ils remplacer les abattoirs industriels ?

Je crois que l'abattage à la ferme ne pourra pas remplacer les abattoirs industriels, en tout cas pas dans les volumes de production que l’on connaît aujourd’hui. Par contre, il convient pour les petites exploitations qui peuvent prendre leur temps. En abattoir industriel ce n’est pas possible car il y a une obligation de rendement. Les services vétérinaires et les opérateurs économiques m’ont aussi fait part de leurs doutes sur la capacité des abattoirs mobiles à garantir le même niveau d’hygiène. Ce qui est sûr, c’est que l’abattage à la ferme correspond beaucoup plus à la conception que se font certains éleveurs de la mise à mort de leurs animaux.

Clémence Blanche & Camille Gagne-Chabrol

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