Dans la vallée de la Bruche, au milieu du massif vosgien, les premières neiges de décembre ont recouvert le sous-bois d’un léger voile blanc. Ici, le grand méchant des contes pour enfants a fait son retour depuis une dizaine d’années. Pourtant, ce serait un petit miracle de réussir à l’apercevoir : si sa présence est attestée, le loup fuit l’homme et cultive l’art de la discrétion. Éradiqué au milieu des années 1930, le prédateur revient naturellement dans le Mercantour en 1992, depuis l’Italie voisine. La première observation officielle en Alsace date seulement de 2011. Une petite victoire de la biodiversité lourde de conséquences pour les activités humaines. Plus particulièrement pour le secteur de l’élevage, qui voit revenir un animal dont il pensait s’être débarrassé.
Jeu de piste
Pour favoriser la préservation du loup et sa cohabitation avec les hommes, la France a adopté un Plan national d’actions (PNA) pour la période 2018-2023. Cet outil répond aux exigences européennes en matière de conservation de la biodiversité et offre un cadre à la politique de protection de cette espèce. Des objectifs mis en œuvre sur le terrain par l’Office français de la biodiversité (OFB), qui pilote notamment le réseau Loup-Lynx. Ce dernier suit l’évolution des populations de ces deux prédateurs grâce à près de 4 000 correspondants déployés sur tout le territoire. Un jeu de piste grandeur nature : le loup est capable de parcourir des dizaines de kilomètres en une journée et son territoire peut s’étendre sur près de 300 km² !
Benoît Ozanon fait partie des 4 000 correspondants de l’Office français de la biodiversité qui tracent le loup en France.
© Martin Hortin
Benoît Ozanon est inspecteur de la police de l’environnement à l’OFB et membre du réseau Loup-Lynx. « Les indices sont multiples. Déjà visuels, par le biais de photos, mais aussi d’observations. Et ensuite les excréments, les poils, les cadavres d’animaux prédatés. L’hiver, on peut aussi trouver des empreintes. On fait en sorte de tout recouper pour attester de la présence de l’animal », explique-t-il, après avoir relevé un piège photographique posé à quelques kilomètres du château du Nideck (67), à près de 900 m d’altitude.
Des clichés de la caméra d’observation du loup posée par l’inspecteur de l’OFB Benoît Ozanon, en vallée de la Bruche.
© Martin Hortin
Tous ces indices permettent de suivre l’évolution démographique de l’espèce grâce à une méthode statistique. Les dernières données collectées indiquent la présence de quelques individus solitaires dans le massif, avec au moins deux zones de présence permanente : les Vosges centrales et les Hautes Vosges. Au niveau national, l’OFB estime le nombre de loups aux alentours de 920 individus en avril 2022.
Une contrainte pour l’élevage
L’estimation des dégâts causés par l’animal est l’une des grandes batailles entre partisans et opposants à son retour. Les agents de l’OFB sont chargés de vérifier l’implication du loup après une attaque sur un troupeau. Ils fournissent leurs conclusions à la préfecture, qui décide d’indemniser les éleveurs. En 2021, les décès de plus de 10 300 bêtes, surtout des ovins, ont été pris en compte dans toute la France. Le montant des dédommagements s’élevait à près de 3,5 millions d’euros. « Pour qu’une attaque soit effectivement attribuée au loup, il faut se lever tôt ! », prétend une éleveuse bas-rhinoise, convaincue que les autorités minimisent volontairement une partie des dégâts du prédateur.
Jean-François Huckert, éleveur du Bas-Rhin : « Le premier problème, ce n’est pas le dédommagement, c’est vraiment le vécu. »
© Martin Hortin
Jean-François Huckert possède un cheptel de plus de 200 bêtes à Grendelbruch (67). Élu cantonal de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) dans le sud du Bas-Rhin, il est l’un des éleveurs victime des huit attaques de loup survenues dans ce secteur pendant l’été 2020. Il pointe d’autres problèmes : « Le premier, ce n’est pas le dédommagement, c’est vraiment le vécu. On n’élève pas des bêtes pour qu’elles soient bouffées par le loup, il faut voir le stress que ça engendre, ce n’est pas une vie, précise celui qui a repris l’exploitation de son père en 1994. Il y a aussi le comportement des animaux qui change. »
Attaques de loup : la parole dun éleveur
Pour l’éleveur, le retour du loup nuit à l’attractivité de son métier, malgré les 30 millions d’euros investis par l’État en 2021 pour protéger les troupeaux : « Après les dernières attaques en 2020, on nous a mis à disposition des filets anti-loup, un peu plus hauts et costauds. Est-ce que ça a fonctionné ou est-ce que le loup s’est déplacé, on ne sait pas… Les retours qu’on a d’autres régions, c’est que ça ne fonctionne pas. Les chiens de défense, c’est aussi compliqué, personne ne peut s’en approcher. Il y avait même des chiens qui bouffaient les agneaux, car ils sont assez sauvages. Il faut les éduquer, être derrière, c’est vraiment une grosse responsabilité. »
Une des chèvres du cheptel de Jean-François Huckert, tuée en 2020.
© Jean-François Huckert
La solution réclamée par certains éleveurs, c’est la régulation, c’est-à-dire la chasse du prédateur. Lorsque les attaques sont trop fréquentes et que tous les moyens de protection ont été mis en œuvre sans succès, les préfectures peuvent autoriser les tirs de loups, en respectant un plafond annuel. En France, au 9 décembre 2022, 165 loups ont été abattus sur les 174 qui pouvaient être tués cette même année, dont six par braconnage. Dans le Grand-Est, au moins 23 tirs ont été autorisés, mais aucun animal n’a été retrouvé mort.
« Rendre supportable la présence du loup »
Les associations de défense du loup critiquent cette pratique. Elles n’y voient qu’un moyen pour les autorités d’acheter la paix sociale avec les éleveurs. La régulation par abattage entraîne aussi la déstructuration des meutes, ce qui aurait pour effet de rediriger les attaques des loups restants vers les animaux d’élevage qui constituent des proies plus faciles. « Il n’y aura jamais zéro perte. Donc l’idée, c’est de rendre supportable la présence du loup. Pas d’en faire une calamité comme on l’entend souvent, détaille Thomas Pfieffer, président de l’association Avenir loup lynx Jura, auteur de plusieurs ouvrages spécialisés, et qui prépare un doctorat sur le sujet à l’Université de Strasbourg. Le loup a été l’ennemi numéro un des campagnes jusqu’au XIXe siècle. C’est gravé dans la mémoire collective. Mais il n’est qu’un épiphénomène parmi les difficultés que connaissent les éleveurs. »
Pour faire accepter l’animal, le chercheur propose plusieurs pistes : développer des filières professionnelles pour la surveillance des troupeaux, ou bien développer l’éco-tourisme en mettant le loup au centre d’une micro-économie qui valorise le travail des éleveurs locaux. « Quoi qu’il en soit, il faut se préparer en amont de son retour sur de nouveaux territoires. »
Richard Delaunay, bénévole engagé dans la lutte pour la conservation du loup, installe ses caméras d’observation en forêt.
© Martin Hortin
Un avis partagé par Richard Delaunay, vice-président de l’Observatoire des carnivores sauvages (OCS), une association engagée dans l’étude et la conservation du loup, du lynx et du chat forestier dans le Grand-Est. « Il faut se demander ce qu’on veut collectivement. On ne va pas commencer à faire une chasse au loup, tirer sur le moindre bestiau, ça n’aurait pas de sens, explique-t-il sur un sentier, près du village d’Aubure (68). Le plus important, c’est la prévention. Et c’est clairement un choix politique. »
Richard Delaunay de l'Observatoire des carnivores sauvages : « le loup a un rôle très important dans les écosystèmes forestiers »
Pendant qu’éleveurs, élus, institutionnels et associatifs peinent à s’accorder pour une politique publique commune, le loup continu inlassablement sa reconquête du territoire en direction de l’ouest. « On a du mal à s’imaginer la chance qu’on a d’avoir ces animaux, qui remplissent un rôle très important dans les écosystèmes forestiers, s’enthousiasme Richard Delaunay. Il avance dans toute la France. Quelles que soient les conditions, il réussira à s’adapter ! »