© Liza Foesser-Eckert & Caroline Schneider

D’ici 2028, les animaux sauvages disparaîtront de la cinquantaine de cirques itinérants répertoriés par l’État français. Un crève-cœur pour de nombreux dresseurs, parmi lesquels Teddy Seneca, qui n’envisage pas le futur sans sa ménagerie.

Par Liza Foesser-Eckert & Caroline Schneider

Teddy Seneca ne connaît que la piste aux étoiles. « Toute ma famille est issue du monde du cirque. Trois jours après ma naissance, ma mère m’amenait déjà sous le chapiteau pour suivre les répétitions de la troupe, raconte-t-il fièrement. Je suis la septième génération de circassiens. » Aujourd’hui directeur du cirque Seneca, le quadragénaire est aussi dresseur de sept lions. « On dit éducateur, maintenant », tient-il à préciser.

Très tôt, il se passionne pour la ménagerie de son grand-père, dresseur lui aussi. À l’âge de huit ans, il se produit pour la première fois dans un numéro avec un jeune lion. « Pendant les spectacles, je restais en coulisses, à observer mon grand-père. Alors devenir dresseur, c’était une évidence. J’ai grandi avec les fauves. Nous avons tissé un lien particulier. J’ai besoin d’être à leur contact, de les éduquer, de les toucher et les sentir près de moi. » Aujourd’hui, Teddy Seneca possède 52 animaux. Lamas, reptiles et dromadaires, considérés comme des animaux domestiques par la loi, côtoient lions, zèbres et hyènes, qui entrent dans la catégorie des animaux sauvages.

Avec le durcissement de la législation contre la maltraitance animale, qui interdit « la détention et les spectacles d’animaux sauvages » à horizon 2028, Teddy Seneca devra se séparer de ses lions s’il souhaite continuer à se produire en France.

Stupeur chez les circassiens

Applaudi par les animalistes, ce texte, voté le 30 novembre 2021, a créé la stupeur dans le monde du cirque. Les circassiens soutiennent que leurs animaux ne sont pas sauvages. « Ils sont nés en captivité, auprès de nous. Nous les nourrissons depuis leur venue au monde, ils recherchent les caresses et partagent notre vie au même titre qu’un chien ou un chat », martèle Teddy Seneca. Pour le dresseur, ses animaux ne sont ni totalement domestiques, ni totalement sauvages, mais bel et bien apprivoisés depuis des générations. « Nous avons bien apprivoisé le chien, le chat et le cheval ! », s’exclame-t-il.

Teddy Seneca a élevé ses fauves lui-même. « Les petits dorment avec nous, ils ont tous été élevés dans la caravane. Entre mes enfants et mes animaux, il n’y a aucune différence. »

Au sein de sa ménagerie, Teddy Seneca a sa petite préférée : Savo, une lionne blanche de deux ans, avec laquelle il entretient une relation fusionnelle. « On se comprend mutuellement. Il suffit d’un regard, et je vois si elle est bien. Je connais son humeur, ce dont elle a besoin. Elle aussi me connaît et recherche beaucoup mon attention. En fait, on est un peu comme un vieux couple », plaisante-t-il.

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Teddy Seneca et ses fauves.

© Teddy Seneca

Alors quand on aborde la question des instincts primaires et du bien-être des animaux sauvages, la réponse est immédiate. « Avec Savo, c’est tous les matins la même histoire. Elle attend devant sa cage que je la laisse sortir, puis se jette dans mes bras pour me faire des câlins. Trouvez-moi un animal sauvage avec de tels comportements ! Et si mes animaux n’étaient pas heureux, croyez-moi, ils me le feraient sentir ! »

« Je ne donne pas un an aux cirques sans animaux »

Selon le Fichier national d’identification des animaux d’espèces sauvages détenus en captivité, pas moins de 800 animaux, parmi lesquels 450 fauves, se produisent sous les chapiteaux français. Une cinquantaine de cirques, tous itinérants, sont très directement concernés par la loi. Les chapiteaux fixes pourront quant à eux conserver leurs animaux sauvages et seront dès lors soumis à la même législation que les parcs animaliers et les zoos. Dès 2020, le gouvernement s’est engagé à soutenir les circassiens dans la transformation de leur métier, mais le secteur ne voit toujours pas venir les aides promises. Teddy Seneca considère cette transition comme une utopie. « Je ne donne pas un an aux cirques sans animaux, assène-t-il avec un brin de colère dans la voix. Ils attirent péniblement entre un et deux millions de spectateurs par an. Ce n’est pas viable. »

Selon un sondage Ifop de 2021, 72% des Français se disent favorables à l’interdiction des animaux sauvages sur les pistes. Pourtant, le cirque traditionnel continue d’attirer 13 millions de spectateurs en moyenne chaque année. Pour pallier la disparition programmée de leurs animaux sauvages, les cirques vont devoir se réinventer. Si certains misent sur des spectacles holographiques, d’autres attirent les foules par des numéros toujours plus sensationnels et dangereux.

Boycotté par les communes

Teddy Seneca constate aussi que plus en plus de communes ne veulent plus accueillir de cirques traditionnels. Selon l’association Cirques de France, plus de 400 d’entre elles ont refusé l’installation des chapiteaux avec animaux sauvages sur leur territoire. « Cela fait trois ou quatre ans que nous y sommes régulièrement confrontés, soupire-t-il. Récemment, pour nous, c’était Grand-Quevilly. La mairie de Rennes refuse même les cirques avec des chiens ! »

Conséquence : le nombre de spectacles est en baisse. Le circassien est passé de 20 à 25 jours de travail par mois à huit ou neuf actuellement. L’effondrement des recettes met toute sa troupe en péril. Le dresseur ne peut plus engager de personnel et les fins de mois deviennent de plus en plus compliquées. « Je gagne moins de la moitié du Smic. Rien que le nourrissage des animaux revient à 300 euros par jour. Pour survivre, nous devons vendre nos remorques, du matériel, prendre des crédits. »

Sous pression des animalistes

À ces difficultés, s’ajoutent les accusations de maltraitance visant les cirques traditionnels. Armés de pancartes, les militants animalistes se mobilisent devant les chapiteaux pour sensibiliser le public et dénoncer ce qu’ils estiment être de l’exploitation animale. Menace, harcèlement, agressions, détérioration de matériel, Teddy Seneca affirme subir des pressions « toujours plus extrêmes et violentes ». Il dit recevoir régulièrement des lettres d’intimidation, allant jusqu’aux menaces de mort. « J’ai dû retirer mes enfants de l’école, c’était devenu trop dangereux. Nous faisons régulièrement des rondes autour des enclos pour éviter que les animalistes s’introduisent chez nous. À ce stade, c’est de l’acharnement. »

Malgré des dépôts de plaintes, le circassien se sent abandonné par les pouvoirs publics. « C’est comme discuter avec un mur. Nous avons l’impression d’être des moins que rien, qui ne méritons pas d’être entendus ni aidés. »

« Je respecte les animaux, je ne les maltraite pas »

Le reproche de maltraitance animale fait bondir le dresseur. « Je n’ai jamais levé la main sur un animal. Et mes animaux n’ont jamais été agressifs avec moi ! Un lion qui vous charge, vous êtes mort en deux secondes. Si je les maltraitais, je ne serais plus là pour en parler. » Il rappelle qu’en France, les règles de détention d’un animal sauvage dans le milieu du cirque sont très strictes : 7m² minimum par animal pendant le transport, disposer d’un certificat de capacité et se plier à des contrôles réguliers.

Pour l’éducation de ses félins, Teddy Seneca se refuse à employer un fouet. « Les numéros, ça fonctionne à la récompense, glisse-t-il avec un sourire dans la voix. La clé, c’est le respect. C’est un lien de confiance. Si vous respectez l’animal, alors il vous respectera aussi. C’est comme une personne : offrez-lui de l’amour et il vous le rendra. Il faut juste savoir les comprendre, les écouter, les observer. »

Pour preuve, le dresseur évoque un accident survenu lors d’un numéro. Inconscient après avoir dégringolé d’un tabouret, « Starsky, l’un de mes lions, s’est assis entre mes jambes et m’a protégé. Je ne me souviens de rien, c’est ma femme qui me l’a raconté. Starsky a refusé que quiconque m’approche jusqu’à mon réveil. Si ce n’est pas de l’amour, ça ? »

La tentation de l’exil

L’année 2028 tombera comme un couperet pour le circassien. Le gouvernement s’est engagé à proposer des solutions d’accueil pour les animaux, mais Teddy Seneca n’y croit pas. Il se sent impuissant face à la situation et a le sentiment d’être laissé pour compte. « Notre métier est un art dans lequel les animaux ont toujours eu leur place. Avec cette loi, c’est toute une tradition et des vies entières consacrées à nos animaux que l’on menace de détruire. Ce cirque, c’est l’héritage de ma famille, il représente tout ce que j’ai. Si on m’arrache à mes animaux, ma vie est finie. »

« Ils n’auront jamais mes animaux ! », clame Teddy Seneca. Pas question d’abandonner sa ménagerie. Malgré l’échéance certaine, le circassien n’entend pas céder. Il envisage de partir à l’étranger avec ses animaux, en Italie ou en Allemagne, où les règlementations sont plus souples. Mais il n’exclut pas de quitter définitivement l’Europe, vers une destination où ils seraient mieux accueillis.

Comprendre la nouvelle loi en quatre questions


Que contient la loi contre la maltraitance animale ?

Adoptée à l’Assemblée nationale et au Sénat à une écrasante majorité, la loi du 30 novembre 2021 instaure un nouveau certificat pour l'acquisition d'un animal de compagnie, renforce les sanctions en cas de sévices, met fin aux delphinariums en 2026 et bannit les animaux sauvages dans les cirques itinérants en 2028.

Qu’en est-il plus précisément pour les cirques ?

Dès 2023, l’acquisition et la reproduction d’animaux sauvages est prohibée. À horizon 2028, les chapiteaux de l’Hexagone ne pourront plus détenir ni présenter d’espèces sauvages.
En échange, le gouvernement s’est engagé à « proposer des solutions d’accueil pour les animaux et un accompagnement au monde du cirque dans cette transition. S'il n’en existe pas, un décret devra permettre aux cirques de les conserver ».

Cirques fixes et itinérants : quelles différences ?

Les nouvelles réglementations s’appliqueront uniquement aux chapiteaux itinérants. Les cirques fixes seront quant à eux « soumis aux règles générales de fonctionnement des zoos ». Pour garder leurs animaux, les dresseurs de cirques mobiles devront se sédentariser.

Quelles sont les espèces concernées ?

Adieu tigres, lions, zèbres et éléphants… De nombreuses espèces traditionnellement utilisées dans des numéros de domptage seront bannies. Il en va de même pour les singes, les ours ou encore les loups. Les animaux sauvages « nécessitant des bassins ou de grandes quantités d’eau » comme les hippopotames et les otaries sont également concernés.
En revanche, l’interdiction ne concernera pas les chevaux, chats et chiens, ni les lamas, chameaux et dromadaires, tous considérés comme des « animaux domestiques ».

Quel avenir pour les animaux de cirque ?

Une centaine d’animaux sauvages est concernée par la loi du 30 novembre 2021. Que deviendront-ils après avoir arpenté la piste aux étoiles ? Une solution parmi d’autres : des refuges spécialisés offrent une seconde vie aux anciens animaux de cirque.

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