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Les travailleurs détachés sur un pied d’égalité ?


09 mars 2016

La Commission européenne veut harmoniser les rémunérations des travailleurs détachés. Une révision des directives de 1996 et 2004 a été présentée au Parlement européen ce mardi par la Commissaire Marianne Thyssen. 

Maçons portugais, plombiers polonais... ces dernières années, les fantasmes sur les travailleurs détachés vont bon train. Ces ressortissants communautaires sont affectés dans un autre Etat membre pour y travailler temporairement. Depuis une directive de 1996, ils ne peuvent être rémunérés moins que le salaire minimum de leur pays d’accueil mais restent soumis aux règles sociales en vigueur dans leur pays d’origine. Entre 2010 et 2014, leur nombre a bondi de 45%. Cette augmentation spectaculaire est cependant à relativiser : les travailleurs détachés sont seulement deux millions dans toute l’Union européenne et ne représentent que 0,7% des employés, concentrés dans un nombre réduit de domaines. À lui seul, le secteur de la construction emploie ainsi 44% des travailleurs détachés, suivi par l’industrie manufacturière avec 22%. Un exemple traduit pourtant le malaise que suscite ce statut : à Avesnes, dans le Nord-Pas-de-Calais, un chantier de 3,8 millions d’euros a été remporté par une entreprise qui emploie indirectement des travailleurs détachés. La situation cristallise les tensions dans une région où le taux de chômage est supérieur à la moyenne nationale. Mais c’est la règle: les appels d’offre sont passés à l’échelle européenne pour l’attribution des gros chantiers. Le mieux-disant économique remporte souvent le marché.

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De fortes différences de salaire d'un Etat membre à un autre

Pour les travailleurs le risque de recourir au détachement est que leur salaire soit tiré vers le bas ; pour les entreprises, cette pratique peut introduire une concurrence déloyale sur les prix, le dumping social. Pour Nicolas Moizard, maître de conférences en droit social à l’Université de Strasbourg, « les États et les entreprises cherchent à avoir des avantages compétitifs via le droit social car ce domaine n’est pas harmonisé dans l’Union européenne ». Depuis les derniers élargissements, la différence de niveau de rémunération entre les pays membres s’est accentuée. En 1996 le rapport entre le salaire le moins élevé et le plus élevé au sein de l’Union était de 1 à 3. Vingt ans plus tard il est passé de 1 à 10. Ces dernières années, plusieurs États membres sont montés au créneau contre le dumping social. Dès 2013, la France et l’Allemagne interpellaient la Commission européenne sur les abus. En 2015, les travailleurs détachés sont érigés en argument de campagne par les partisans du Brexit au Royaume-Uni.

L'actuelle Commissaire européenne à l’Emploi, aux affaires sociales et à l’inclusion, Marianne Thyssen, a fait de la lutte contre la concurrence par les salaires son cheval de bataille. 20 ans après la directive de 1996, elle veut introduire davantage d’équité dans le détachement des travailleurs, illustré par son slogan : « Une même rémunération pour un même travail, dans un même lieu ».20160310-CP iuohoijo.jpg
Marianne Thyssen, Commissaire européenne à l’Emploi, aux affaires sociales et à l’inclusion est en charge de la révision du statut des travailleurs détachés

Appliquer l’ensemble des gratifications aux travailleurs détachés

La révision qu'elle propose prévoit de ne plus prendre en compte simplement le salaire minimum mais aussi la pénibilité du travail, les déplacements, le treizième mois, bref l’ensemble des gratifications. Fabienne Muller, maître de conférence en droit privé, met cependant en garde sur les difficultés d’application de telles mesures : « Quand il est question du SMIC, c’est simple. Mais c’est beaucoup plus compliqué quand il s’agit d’appliquer des conventions collectives. On en compte plus de 300 applicables en France et elles ne sont pas traduites ». La révision Thyssen prévoit également de généraliser l’application des conventions collectives aux travailleurs détachés à tous les secteurs d’activité. Aujourd’hui, seul le secteur de la construction est soumis à cette obligation.

Certains députés craignent que davantage de régulation sur les travailleurs détachés soit un frein à la compétitivité européenne sur le plan international. Ce sujet tend à faire ressortir les intérêts nationaux au détriment des appartenances politiques européennes. La Tchèque Martina Dlabajova (ALDE, libéraux démocrates) redoute que ce texte porte surtout préjudice aux PME, qu’elle estime être « l’épine dorsale de l’Union européenne ». Le Polonais Kosma Zlotowski (ECR, conservateurs) surenchérit : « réduire la mobilité, c’est provoquer l’explosion du chômage ». La Commissaire européenne tient à rassurer : « Nous ne devons pas nous éloigner de la mobilité de la main d’œuvre. Nous avons besoin de règles claires, justes et mises en œuvre sur le terrain ».

Pour fixer un cadre précis concernant la mobilité des travailleurs, la directive prévoit de limiter le détachement à 24 mois, contre 30 actuellement. Au delà de cette durée le travailleur détaché perd ce statut et doit payer les cotisations sociales du pays hôte. Pour Gabriel Zimmer (GUE, gauche radicale), ces deux années restent « trop longues car la durée moyenne du détachement est de quatre mois seulement ».

Une chaîne de sous-traitance pour dissimuler les travailleurs

Encore faut-il que ces nouvelles règles soient applicables. Pour cela, il est nécessaire que le travailleur soit déclaré et son employeur clairement défini. Or ce n’est pas toujours simple dans les cas de sous-traitances, notamment via des agences d’intérim. Avec la révision Thyssen, les travailleurs détachés interimaires pourront bénéficier des mêmes conditions que tout travailleur détaché. C’est insuffisant pour Séverine Picard, conseillère juridique de la Confédération européenne des syndicats. Pour elle, « le détachement devrait être interdit pour les agences intérimaires car elles pratiquent un « business triangulaire ». Elle prend pour exemple une entreprise bulgare qui embauche des employés chypriotes et les fait travailler en Autriche. C’est toute une chaîne de sous-traitance qui permet alors de dissimuler qui emploie vraiment les travailleurs et quelles règles sociales doivent leur être appliquées. 

Afin de lutter contre de telles pratiques, l'eurodéputée Karima Delli (Verts) propose de dresser une liste noire des entreprises fraudeuses. Une directive adoptée en 2014 entend déjà lutter contre le contournement des règles et favoriser l’échange d’informations entre les États membres. Elle devrait entrer en application le 18 juin 2016. En fin de séance, mardi, l’eurodéputé Tom Vandenkendelaere (PPE, centre-droit) a résumé les impressions de la cinquantaine de parlementaires présents dans l’hémicycle. La révision proposée par Marianne Thysen est selon lui un texte « équilibré » et qui constitue une bonne base de travail. La Commissaire espère désormais une application et une transposition de la révision d’ici deux ans, après que le Parlement et le Conseil européen ont adopté un texte commun.

Clotilde BRUNET et Jordan MUZYCZKA

 

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