Détruire

Connaissez-vous le tétras-lyre ? Cet oiseau sédentaire d’une soixantaine de centimètres est un symbole des Alpes. Il niche sous la neige, au sein des domaines skiables, à quelques mètres des pistes. Problème, le passage des skieurs dans la poudreuse perturbe l'animal. Alors, pour protéger l’espèce, les parcs nationaux et les stations mettent en place des solutions.

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Le cahier des charges de l’AOP Beaufort impose qu’il soit produit à partir de lait de vaches tarentaises et abondances. Crédit : C.U.

À quelques mètres des remontées mécaniques du village d’Arêches qui traversent les alpages beaufortains, Julien habite la grange qui l’a vu naître, rénovée avec goût. Le moniteur de ski se remémore son enfance vécue au rythme de la production de beaufort, star du massif savoyard. Ce fromage à pâte pressée cuite est fabriqué à partir du lait de vaches tarentaises et abondances. Les parents de Julien, éleveurs laitiers, en possédaient douze. C’était « la moyenne basse » dans les années 1990. Aujourd’hui, elle se situe plutôt entre 30 et 40 vaches laitières. L’été, les troupeaux peuvent dépasser les 200 bovins. Une densité qui devient de moins en moins compatible avec la préservation de la biodiversité environnante.

L’obtention, en 1968, du label Appellation d’origine protégée (AOP), garantit la qualité du beaufort. À la même période, la création de la Coopérative laitière du Beaufortain a permis de mutualiser la production qui n’a cessé d’augmenter. Elle est passée de moins de 500 tonnes de fromage dans les années 1960 à plus de 5 000 tonnes en 2023. Vendu jusqu’à 40 euros le kilo, le beaufort s’est érigé en produit de luxe.

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Dans la zone AOP, qui recouvre la moitié de la Savoie, le lait est vendu environ deux fois plus cher qu’ailleurs en France, dépassant parfois un euro le litre. Ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui fixent ces prix, grâce au fonctionnement en gestion directe de la coopérative laitière, s’assurant une rémunération correcte. « Quand le lait est bien payé, tout le monde veut en faire plus, forcément au détriment d’autre chose. À un moment, les gens ne pensent plus qu’à remplir les bidons », convient Olivier*, éleveur laitier sur les hauteurs de Beaufort.

Des paysages qui changent à vue d’oeil

Avec cette intensification continue de la production, le nombre d’exploitations laitières beaufortaines a baissé de 12% en dix ans. Dans la même période, le nombre de vaches a augmenté de 14%. Résultat : les troupeaux sont devenus plus importants. Édouard est originaire de la vallée voisine. « Quand on se promène en Beaufortain, on voit que le nombre de vaches par troupeau a augmenté par rapport à quand je suis arrivé, il y a 50 ans. » Ancien guide de haute montagne, il en constate les effets sur le paysage : « En période de sécheresse, les alpages commencent à se dégrader. L’été dernier, la montagne était rousse, jaune, principalement là où il y avait les vaches. »

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Plus grands, les troupeaux sont emmenés par leurs propriétaires sur les alpages les plus accessibles. Ces derniers peuvent donc se retrouver surpâturés. Les zones les plus difficiles d’accès, parce que pentues ou rocailleuses, sont quant à elles sous-fréquentées par les ruminants. Délaissés par les éleveurs par manque de temps et de personnel, ces espaces sont progressivement gagnés par la forêt.

Selon la filière Beaufort, le pâturage est pourtant bénéfique à l’entretien des paysages et de la biodiversité. Ceci a bien été démontré par la science, sur un certain type de milieux uniquement. « Dans le cas du Beaufortain, les alpages sont déjà trop pâturés. Donc ce n’est pas en rajoutant de la pression qu’on va améliorer les choses », précise Véronique Bonnet, botaniste au Conservatoire botanique national alpin.

« Ce n’est pas réversible à l’échelle d’un siècle »

Synonyme de mécanisation, l’arrivée de la salle de traite mobile, dans les années 1960, est une autre cause de l’accroissement de la production. Cette machine a remplacé la traite des vaches à la main en altitude. Elle facilite le travail des agriculteurs et leur permet de produire plus de lait mais crée des agglutinations. « Quand vous avez 80 ou 100 vaches autour de la salle de traite, et qu’elles y restent plusieurs jours… Ce n’est pas la peine de mettre des panneaux pour que les marcheurs respectent l’herbe ! », ironise Édouard, qui note la dégradation de ces sols.

Bien qu’elles soient régulièrement déplacées, les salles de traite conduisent à une concentration des déjections sur un espace réduit. Rémy Perron, doctorant au Laboratoire d’écologie alpine, explique qu’« apporter beaucoup de nutriments au sol d’un coup fait que la végétation est complètement cramée ». Véritable fléau pour les éleveurs, le rumex, qui se développe sur ces sols devenus trop riches, colonise la zone. Non consommé par les vaches, il prolifère d’autant plus. « Cela concerne des zones limitées, mais il suffit d’une semaine ou deux, et c’est déjà très marqué. À priori, ce n’est pas réversible à l’échelle d’un siècle, ou plus », poursuit Rémy Perron. Et la terre ne s’en remet pas.

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Un autre problème lié à cette hausse de la production laitière : l’épandage de lisier par les agriculteurs. Il s’agit d’un mélange liquide de déjections animales et d’eau. Depuis les années 1970-1980, les fosses à lisier ont remplacé les grilles à fumier dans beaucoup d’étables, demandant moins d’entretien. Plus respectueuses du bien-être animal et moins chères à l’installation, elles ont simplifié le travail des éleveurs. « Quand mon frère s’est installé comme jeune agriculteur, on lui avait dit que sur le petit troupeau qu’il avait, la fosse à lisier lui ferait gagner entre 1h et 1h30 de boulot par jour », se souvient Gisèle, habitante des hauteurs d’Albertville.

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Quand elles ne sont pas à l’alpage, les vaches passent l’hiver à l’étable, où elles sont nourries et traites. Crédit : Zoé Dert-Chopin

Mais comme le nombre de vaches a grandi sur les alpages, le volume de lisier aussi. Julien, comme tous les autres, s’en inquiète : « Je le vois au niveau des insectes comme les sauterelles. Ça fait une pellicule, je pense que ça en fait mourir pas mal. Et il y a moins de diversité au niveau des plantes, des fleurs », regrette-t-il. David*, un éleveur beaufortain, assure ne pas en épandre plus de « 10 mètres cubes par hectare », une quantité qu’il s’efforce de réduire. Mais encore trop importante pour certains.

Ces changements de pratiques, les acteurs de la filière les attribuent en partie à la baisse de main-d'œuvre. Quand bien même la production de beaufort a augmenté, le nombre d’équivalents temps plein en Savoie a été divisé par cinq en 50 ans dans les exploitations. « Quand j’étais gamin, toute la famille participait à l’entretien des propriétés, il y avait un monde fou, se souvient Olivier. Aujourd’hui on se retrouve à deux avec 15 ou 20 propriétés, donc on ne peut plus faire le même travail. »

Cet éleveur, comme d’autres, commence à percevoir les limites de ce système de production. « On a des surfaces qui souffrent à cause du dérèglement climatique. On n’arrive plus vraiment à nourrir les bêtes à cause de la qualité de l'herbe qui diminue. » David, de son côté, peine à nourrir ses vaches avec le fourrage issu de la zone AOP, critère requis par le cahier des charges. « On ne pourrait pas faire plus, on fauche même en alpage. »

La qualité du beaufort, au prix du Beaufortain

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Selon sa période de fabrication et où on l’achète, le prix du beaufort varie entre 15 et plus de 40 euros le kilo. Crédit : Zoé Dert-Chopin

« Les alpages dans le Beaufortain sont bien entretenus aujourd’hui, on a la bonne adéquation entre la ressource et les troupeaux », assure Sébastien Mailland, directeur de la Société d’économie alpestre (SEA) de Savoie. S’il reconnaît que cet équilibre atteint ses limites, pour lui, c’est le réchauffement climatique qui est en cause, et non la surproduction, qui engendre la concentration des animaux.

Concernant la dégradation des prairies par le pâturage, il fait confiance aux agriculteurs. « Des éleveurs qui ne sont plus dans la norme, il y en a ! Mais d’autres sont dans le cadre. C’est le bon sens qui prévaut sur le cahier des charges de l’AOP », estime celui qui n’a « jamais vu un éleveur massacrer son alpage ». Sébastien Mailland poursuit : « Le vrai risque, c’est que tout le monde suive ce chemin d’intensification, qu’on ait un appauvrissement de la biodiversité, et que ça rejaillisse sur la qualité du fromage. » C’est donc le beaufort, et non le Beaufortain, qui concentre les préoccupations.

Mais la filière commence à en prendre conscience. Le directeur du Syndicat de défense du Beaufort, Maxime Mathelin, révèle que des réflexions sont en cours au sujet de la gestion des alpages. Parmi les pistes à l’étude : imposer une limite dans le nombre de vaches présentes. « Aujourd’hui on n’essaie pas tant de trouver de nouvelles surfaces, mais on se demande plutôt si on n’a pas trop de vaches à l’hectare. Là où il y avait 100 vaches l’été, peut-être que dans les années à venir on ne pourra en accueillir que 90, puis 80. » À peine entamées en ce mois de décembre 2023, ces réflexions mettront du temps à se concrétiser… À la condition que les éleveurs, gestionnaires de leurs coopératives laitières et principaux décisionnaires, suivent le mouvement.

Olivier doute cependant que cela puisse se produire : « Certains ne sont pas forcément droits dans les règles, et rentrer dans les règles ça voudrait dire produire un peu moins, donc gagner un peu moins. » Pour lui, la filière s’est éloignée de ses valeurs initiales. « Aujourd’hui on vit un peu sur la notoriété [de notre produit], mais sur l’héritage. Il faut penser à l’image de demain. »

* Les prénoms ont été modifiés.

La forêt ancestrale du Morvan est un trésor de biodiversité. Aujourd’hui cette richesse est mise à mal par la coupe rase, pratique sylvicole intensive. Conscients de cet enjeu, des acteurs forestiers transforment leurs pratiques et cherchent à s’adapter aux enjeux climatiques.

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