Aux Andelys, le vertige du vide industriel
Infographie de Hanieh Zabetian
Podcast d'Arthur Guillamo

Les Andelys, commune de l’Eure de 8 000 habitant·es, perdra sa dernière usine début 2025. Malgré leur mobilisation, ouvrier·es, élu·es et commerçant·es se retrouvent impuissant·es face aux choix stratégiques de grands groupes étrangers et au déclin industriel.
En arrivant aux Andelys, le site d’Europhane apparaît parmi les premiers bâtiments. Sur plus de 200 mètres, les hangars industriels et les ateliers longent la petite départementale. À l’intérieur de l’usine, des lignes de production attendent de déménager. La société d’éclairage public était la dernière industrie des Andelys, commune normande de 8 000 habitant·es. Elle sera bientôt délocalisée, sans doute en Serbie ou au Royaume-Uni.
Les salarié·es d'Holophane ont fait grève pendant trois semaines en novembre pour s'opposer à la délocalisation de leur usine. ©Yanis Drouin
Pendant trois semaines, les salarié·es ont tenu le piquet de grève, pour un résultat mitigé. « On a eu l’impression d’être face à un mur », regrette Christelle Reveillaud, qui travaille à Europhane depuis trente-quatre ans. Les grévistes déplorent l’indifférence du propriétaire de l’entreprise, le groupe autrichien Zumtobel, qui affiche près de 60 millions d’euros de bénéfice net en 2023.
« On a fait ce qu’on pouvait à notre niveau. On peut verrouiller les matières premières, les produits bruts… énumère Hervé Delacour. Et encore, un huissier est venu un jour et nous a dit de rouvrir, sans quoi il prendrait nos noms. » Le quinquagénaire se doute qu’il aura des difficultés à rebondir, comme la majeure partie de ses collègues, dont la moyenne d’âge est de 54 ans.
Évidemment, il fait le parallèle avec Holophane, la verrerie voisine liquidée début 2024. Sur les 208 salarié·es, moins d’une centaine ont retrouvé un emploi. « On voulait faire grève, mais ça ne servait à rien, se souvient Bruno Fougeray. On savait que ça allait fermer. » Il a travaillé à la verrerie, comme presseur, dès l’âge de 18 ans. « Holophane, je n’ai connu que ça. » Aujourd’hui, le quadragénaire a toutes les peines à se faire embaucher dans ce qui est devenu un désert industriel. Christelle Reveillaud, s’attend à subir le même sort. « Les prochaines villes où on pourrait trouver du travail c’est Rouen, Louvier, Évreux… », cite-t-elle. Jusqu’à 40 kilomètres de chez elle.
La verrerie était implantée dans la ville depuis 1921. © Yanis Drouin
En 25 ans, les différents plans de licenciement et de fermeture ont fait perdre plus de 600 emplois industriels aux Andelys. « Le plus gros employeur de la ville, c’est la ville elle-même, alerte Martine Séguéla, conseillère municipale d’opposition (PS). Le deuxième, c’est Intermarché. » L’élue s’inquiète de l’avenir économique de sa commune, dont la population a baissé de 1 100 habitant·es depuis 1999. Les croisières sur la Seine et le château Gaillard, bâtisse médiévale qui accueille 120 000 visiteur·euses par an, assurent une activité touristique indéniable. Mais ils ne suffisent pas à faire vivre tout le monde.
Les tentatives des élu·es pour sauver la dernière usine des Andelys n’ont pas été concluantes. « La mairie s’est rendue dans l’entreprise pour discuter avec le représentant autrichien, qui nous a accueillis avec beaucoup d’antipathie », accuse la conseillère municipale. Les différentes lettres et motions adressées à Zumtobel sont restées sans réponse. Impuissante face au groupe basé à Dornbirn, à la frontière suisse, la mairie prépare désormais l’après. Elle projette un salon de l’emploi début 2025, à destination des victimes du plan de licenciement.
De nombreux·ses élu·es de la ville et le député sont venu·es à la rencontre des manifestant·es, le 8 novembre, à l’issue d’un défilé des ouvrier·es d’Europhane contre la fermeture. L’occasion pour ces dernier·es de pointer l’utilisation de luminaires étrangers dans une partie de la Ville à la place de la production locale. L’action a été suivie aussi par quelques commerçant·es inquiet·es, qui sont sorti·es sur le pas de leur porte au passage du cortège.
« Comment se mobiliser face à quelque chose contre lequel on est impuissant ? s’interroge Romuald Renault, boulanger dépité par ces deux fermetures. On est observateurs de ce qui se passe. » La friche Holophane se trouve à cent mètres de sa boulangerie, qui fait aussi brasserie. Auparavant, les salarié·es y déjeunaient régulièrement, lui apportant 80 couverts par jour.
Entre le Covid et les fermetures d’usines, il est passé d’une équipe de quatorze personnes à seulement quatre. Avec l’arrêt d’Europhane, il craint que cela n’empire. « Il faut que la population soutienne les commerçants, on ne peut pas vivre juste du tourisme, prévient-il. On n’est pas une station balnéaire. » Depuis un an, son chiffre d'affaires a baissé de 20 %.
Romuald Renault est gérant de la boulangerie Les délices d'ange depuis sept ans. ©Yanis Drouin
À l’usine, les ouvrier·es ont abandonné l’espoir de sauver l’entreprise. Alors ils et elles essaient au moins de la quitter dans de bonnes conditions. Si le groupe est tenu par les dispositions du Code du travail qui imposent de verser le minimum légal d’indemnités de licenciement, il est d’usage d’octroyer des aides supplémentaires, dites supra-légales. Les modalités et le montant de ces aides sont négociés entre les syndicats et la direction. « Pour eux, si on nous donne une bonne supra-légale, ça va nous inciter à ne pas rechercher un travail tout de suite après le licenciement », fustige Catherine Petit, à Europhane depuis trente-sept ans.
L’entreprise a proposé une prime de départ d’environ 8 000 euros à chaque salarié·e. Cette somme forfaitaire ne tient pas compte de l’ancienneté, trente-cinq ans en moyenne à Europhane. Un peu moins d’un euro par jour travaillé pour une majorité d’entre elles et eux. « Tout ce qu’on réclame, c’est qu’on nous laisse partir dignement », résume Carole Valle, qui s’apprête à quitter l’entreprise après quasiment quarante ans de carrière.
© Hanieh Zabetian