
Du haut des gradins, le gymnase ressemble à un véritable capharnaüm. Des modules en bois sont répartis un peu partout dans la salle. Le long des murs sont entassés des sacs de sport et des valises. En ce samedi matin du mois de mars, les traceurs grimpent sur les échafaudages, tentent des sauts et atterrissent avec plus ou moins de réussite sur les matelas disposés au sol. D’autres se saluent, s’interpellent, observent un pratiquant essayer la même figure pour la énième fois. Un joyeux brouhaha monte de la salle, couvrant la musique que diffusent les enceintes. C’est ici, dans ce gymnase situé au nord d’Hambourg, que les 200 traceurs et traceuses réunis pour la Gravity Sucks Parkour Jam s’entraînent, en attendant que vienne l’heure d’aller découvrir les différents spots de la ville allemande. C’est également là qu’ils ont dormi la nuit précédente, sur des tapis, dans des hamacs tendus entre deux barres métalliques d’un échafaudage ou à même le sol.
Jam : grand rassemblement de traceurs, elle se distingue de la compétition par l’absence de vainqueur.
Ils sont venus de toute l’Europe pour participer à cette jam et ne vivre que pour le parkour pendant les trois jours que dure l’événement. Si la majorité d’entre eux sont allemands, d’autres arrivent de Pologne, de Croatie, de Grèce ou encore de France. Organisée par l’association de parkour hambourgeoise, Die Halle, la jam a vocation à rassembler les traceurs dans le respect de la philosophie de la discipline : « Ce n’est pas une compétition, insiste Joe Hofmann, membre de l’équipe organisatrice. Tout le monde s’entraide, se donne des conseils. On applaudit quand quelqu’un réalise un mouvement impressionnant. » Ici, pas de gagnant ni de perdant, pas de classement, seulement une émulation collective et le plaisir de se retrouver entre passionnés. Car le parkour, c’est aussi l’envie de partager, d’aller de ville en ville à la rencontre des autres pratiquants et d’échanger. « Quand tu arrives quelque part, les traceurs vont tout de suite t’accueillir, souligne Sacha Lemaire, le président de PK Stras, l’association de parkour strasbourgeoise. Tu pourras t’entraîner avec eux, manger avec eux, ils vont te proposer de t’héberger. C’est un sport très communautaire. »

Le samedi matin est réservé à l’entraînement libre en salle pour les traceurs participants à la Gavrity Sucks. © Benjamin Hourticq
Dans le parkour, pas de championnats d’Europe ou du Monde. Aucune compétition officielle n’a vu le jour, et l’idée d’en créer a soulevé un fort mouvement d’opposition en France, berceau de la discipline. David Pagnon, membre de la Fédération de Parkour, estime que la compétition entre en contradiction avec l’esprit de partage qui caractérise ce sport. Mais, surtout, il s’inquiète que cela amène les traceurs à prendre des risques inconsidérés : « Quoiqu’on en dise, le parkour peut être dangereux. En compétition, il y a l’appât du gain, le public, la pression des médias. On risque de faire des choses qu’on ne maîtrise pas et se blesser. »
Samuel Govindin, traceur depuis dix ans, s’oppose lui à la compétition pour des raisons totalement différentes : « C’est toujours une comparaison par rapport à une autre personne. Ça ne correspond pas à ce que le parkour représente. Pour moi, ce sport est quelque chose de personnel, où je vais tout le temps essayer de progresser et de m’améliorer. Je suis toujours en compétition avec moi-même, et c’est ce qui me permet d’avancer. »

En intérieur, les traceurs s’entraînent sur différents modules, comme des échafaudages. © Elodie Troadec
L’opposition d’une partie de la communauté n’a pas empêché la création d’événements. Le plus connu : la Red Bull Art of Motion, grand rendez-vous international des traceurs et des freerunners. Elle a vu le jour en 2007, en Autriche, et, après avoir voyagé à travers le globe, a finalement posé ses valises sur l’île de Santorin, en Grèce. Organisé dans un cadre somptueux, l’événement attire des pratiquants du monde entier venus se mesurer les uns aux autres, est rediffusé en direct sur Internet et séduit le public.
Yoann Leroux, alias Zéphyr, est le seul français à avoir remporté la Red Bull Art of Motion. C’était en 2010, aux Etats-Unis. Aujourd’hui, il vit du parkour et, à la jam d’Hambourg où il est l’une des « guest star », son statut d’athlète professionnel lui confère une aura particulière auprès des autres pratiquants.
Guest star : invité prestigieux
Vidéo filmée avec une GoPro par Yoann Leroux lors de la Gravity Sucks Parkour Jam
Avec une cinquantaine de traceurs, il a pris les transports en commun pour rejoindre l’un des spots répertoriés par l’organisation de la jam, une grande place située sur les quais du Norderelbe, près du port. Sous un ciel radieux, Yoann Leroux enchaîne les mouvements spectaculaires alors que passe derrière lui le Louisiana Star, le célèbre bateau à roue à aube hambourgeois. Chacun des sauts du traceur attire une foule de curieux qui se masse en demi-cercle autour de lui. Mais le Français prend aussi le temps de conseiller les autres traceurs qui s’entraînent près de lui, d’échanger avec eux, de décomposer des mouvements pour mieux les leur enseigner.
Ce débat sur la compétition, « qui n’existe qu’en France », assure-t-il, semble l’exaspérer, mais il préfère prendre le parti d’en plaisanter. Lui envisage cela comme « un diplôme de fin d’année » : « Je me suis entraîné à pouvoir être parfait sur un run parfait, et là, c’est le moment de le faire. La compétition ne se fait pas contre les autres, elle se fait toujours contre soi-même et contre les obstacles qu’on rencontre. Elle fait partie de l’apprentissage.»
© Benjamin Hourticq et Elodie Troadec
Quand ils ont développé le parkour, les précurseurs estimaient que la compétition allait à l’encontre des valeurs portées par la discipline. Ils tiennent aujourd’hui un discours plus modéré, même s’ils expliquent qu’ils ne se sentent pas concernés par la démarche. « Il y a toujours eu des compétitions dans le sport, je ne vois pas pourquoi le parkour en serait exempt, nuance Charles Perrière. Nous n’avons pas pratiqué dans cet état d’esprit, et aujourd’hui encore ce n’est pas le cas, mais je peux comprendre qu’il y ait des gens qui ont envie de se mesurer à d’autres et ce n’est pas quelque chose de négatif en soi. »
Comme la Red Bull Art of Motion, les compétitions sont organisées par des sponsors, « parce que c’est un moyen de faire de la communication et parce qu’il y a une forte demande », explique Yoann Leroux. Et c’est cela qui gène Sébastien Foucan, l’un des pionniers de la discipline. Si, pour lui, la création de compétitions est une évolution naturelle pour le parkour, il dénonce le marketing « agressif » de Red Bull. Charles Perrière, lui, est plus nuancé : « De toute façon, on ne peut pas échapper à tout ce business qui se fait autour. Aujourd’hui, il y a des annonceurs, des marques, et le parkour touche les jeunes, leur cœur de cible. Ce que j’apprécie moins, c’est que ces marques leur vendent du rêve. Elles créent des compétitions ponctuelles où le jeune va recevoir une médaille ou un trophée qui n’a finalement pas de réelle valeur en dehors de cette compétition non-officielle. »
Red Bull Art of Motion : les Européens trustent la première marche du podium
(nombre de victoires lors de la compétition par pays d’origine)

Le parkour souffre d’un manque de reconnaissance, car, sans compétition, impossible d’établir la pratique comme un sport auprès du ministère. « Même moi, à mon niveau, je dois me battre pour qu’on accepte ma discipline », déplore Charles Perrière.
Alors, pour gagner en légitimité, quel meilleur moyen que de devenir discipline olympique, le Graal pour tout sport ? C’est l’idée lancée par Malik Diouf, l’ancien Yamakasi. Bien sûr, le projet n’est pour l’heure qu’une chimère. Pourtant, Charles Perrière ne s’oppose pas à l’idée : « On ne peut pas mieux rêver pour le parkour que d’avoir un vecteur universel comme les Jeux Olympiques pour promouvoir notre discipline et la faire découvrir aux jeunes de par le monde. Ce sport, c’est notre bébé, s’il y a des choses à créer, s’il y a une reconnaissance qui pointe son nez, il faut qu’on fasse partie de ce processus.»
Mais comment trouver le bon format de compétition pour une discipline basée sur la liberté de mouvement ? Faut-il imposer un enchaînement précis, certaines figures ? Sur quels critères juger la performance ? « Un jour, quelqu’un trouvera le bon format, et boum ! le parkour sera aux Jeux Olympiques », prédit Sébastien Foucan.
En attendant ce jour, les traceurs continuent de se rejoindre dans les grandes villes, de dormir dans des gymnases, de grimper sur les ponts, de se faire poursuivre et arrêter par la police, d’intriguer les passants et de faire rêver les enfants, qui, en les voyant s’entraîner, ne peuvent s’empêcher de crier : « Yamakasi ! »