Funeste réveillon pour Conor Cummings, le 31 décembre 2015. Quelques heures avant le passage à l’année 2016, ce jeune américain de 20 ans décide de s’offrir une vue de choix sur New York. C’est d’en-haut du Four Season Hotel, situé en plein coeur de Manhattan, qu’il a décidé, avec un ami, d’immortaliser cette nuit d’hiver. Cinquante-deux étages au-dessus de la Grosse Pomme, la photo frappera les esprits à coup sûr. Les lumières de ce soir de fête, l’effervescence de la ville, sont une toile de fond unique pour un rooftopper. Trop hypnotisante, trop obsédante, cette mise en scène fait oublier la réalité à Conor. Cherchant la meilleure prise de vue, le jeune homme fait un pas de trop en arrière. Chute mortelle, la vie du rooftopper s’arrête sur la Park Avenue.

Chaque année, quelques chutes du haut de gratte-ciels ou d’infrastructures garnissent les colonnes des journaux, un peu partout dans le monde. Des faits divers issus d’une nouvelle discipline, le rooftopping, qui a fleuri ces dernières années avec le développement d’Internet et des réseaux sociaux. Très répandue dans les pays d’Europe de l’Est, la pratique inquiète les autorités. Mais aussi les acteurs des sports urbains, et en premier lieu les adeptes du parkour.

Fort de sa vingtaine d’années d’expérience, Sébastien Foucan, membre fondateur des Yamakasi, voit le parkour avec une hauteur presque égale à celle de la Tour Eiffel. Se suspendre à une grue, « c’est quoi le but ? », se questionne-t-il, avant de livrer sa propre opinion : « C’est un phénomène de mode, une course à la reconnaissance : il faut qu’on me voie. Le problème, c’est qu’il y a des risques. Il y a des gens qui meurent aussi. Et ce qui m’énerve, c’est qu’ils le cachent. Non non, il y a quelqu’un qui est mort hier, il faut le dire. Il y a des gens qui sont tristes, ça les affecte, et tout ça pour un selfie. Ce n’est pas de la vraie performance.» 

Un constat au vitriol auquel les traceurs de Hit The Road, issus de la nouvelle génération, ajoutent de la nuance. Les quatre amis de ce collectif basé à Paris revendiquent le droit de pouvoir s’ouvrir à d’autres horizons, tant que le projet est mené de façon intelligente. Bien qu’eux aussi se suspendent en haut de grues, et diffusent leurs performances en photos et vidéos, ils sont critiques envers ce phénomène de masse : « Le problème, c’est que beaucoup ne se servent pas de cette visibilité pour se promouvoir ou se professionnaliser, mais juste pour faire parler d’eux, sans intérêt quelconque. »

Léo du collectif Hit The Road domine la ville sans assurance ni filet de protection ©Hit The Road

Avec la visibilité offerte par le net, de nouveaux plans de carrière ont émergé, et ont donné le feu vert à une course à la reconnaissance. Laquelle a participé à éloigner le parkour de ses bases, édifiées aux pieds de leurs immeubles, dans une innocence enfantine. La candeur et la naïveté des Yamakasi a laissé place aujourd’hui à une génération qui rêve d’exister par les photos et les vidéos. Des idéaux qui ne sont souvent qu’une illusion, tant il est difficile d’émerger de cet océan de réalisations.

Avec l’extension du parkour et l’agrégation d’autres disciplines telles le rooftoping et l’escalade urbaine, le freerunning a trouvé un nouveau public. Un public parfois plus jeune et avide de sensations fortes que peuvent procurer les saltos et les sauts d’un toit à l’autre, plusieurs mètres au-dessus du vide. Les évolutions technologiques et la multiplication des vidéos filmées à l’aide de GoPro ont permis à des traceurs de faire vivre plus intensément leurs exploits. La hauteur, les figures, l’envie de repousser ses limites, mais aussi celles de son sport, entraînent une « addition de risque » logique pour Sébastien Foucan, pourtant aux racines du freerunning mais pour qui « les enjeux sont là, donc les risques aussi. On ne peut pas faire des choses dangereuses et en même temps se prendre en photo, le prendre à la légère. »

Pour filmer leurs runs, les traceurs placent leur GoPro dans leur bouche. Cette technique permet d’assurer une meilleure stabilité de l’image. © Benjamin Hourticq

Avec l’extension du parkour et l’agrégation d’autres disciplines telles le rooftoping et l’escalade urbaine, le freerunning a trouvé un nouveau public. Un public parfois plus jeune et avide de sensations fortes que peuvent procurer les saltos et les sauts d’un toit à l’autre, plusieurs mètres au-dessus du vide. Les évolutions technologiques et la multiplication des vidéos filmées à l’aide de GoPro ont permis à des traceurs de faire vivre plus intensément leurs exploits. La hauteur, les figures, l’envie de repousser ses limites, mais aussi celles de son sport, entraînent une « addition de risque » logique pour Sébastien Foucan, pourtant aux racines du freerunning mais pour qui « les enjeux sont là, donc les risques aussi. On ne peut pas faire des choses dangereuses et en même temps se prendre en photo, le prendre à la légère. »

Hit The Road et la French Freerun Family : la présence des teams sur les réseaux sociaux

(en nombre d’abonnés)

Aujourd’hui, une simple recherche permet de trouver des dizaines de vidéos, de plus ou moins bonne qualité, expliquant les gestes de base aux débutants. Une évolution que constatent aussi les formateurs et les encadrants des différentes associations en France. Comme Sacha Lemaire, chargé des relation inter-associations de la Fédération de Parkour : « Le but premier du parkour, c’est déjà d’apprendre à maîtriser son corps, mais aussi à savoir le protéger. Les vidéos les plus spectaculaires, celles qui sont aussi les mieux montées, plaisent beaucoup. Mais il faut savoir qu’une vidéo de trois minutes résume toute une année de boulot, et toutes les gamelles que les traceurs se sont pris, tu ne les vois pas. »

Tracer peut permettre, pour les meilleurs, de gagner sa vie, que ce soit sur les réseaux sociaux, en donnant des conférences, ou encore en tournant dans des films et des publicités à gros budget. Car, aujourd’hui, le parkour est plus qu’un moyen de déplacement ou une philosophie de vie observée par une dizaine d’habitants des cités neuves de la banlieue parisienne. Le parkour est une mode, un phénomène mondial que s’arrachent les publicitaires. « Notre discipline s’adapte vraiment partout à l’heure actuelle. Le lapin Duracel a fait du parkour, les chaussures Nike ont fait du parkour, tous les super héros font du parkour et du freerun, énumère Yoann Leroux de la French Freerun Familly. On gagne notre vie avec l’événementiel, tu peux nous considérer comme des athlètes ou des artistes. On peut faire des speechs de motivation pour certaines entreprises, comme on peut faire des vidéos de présentation pour des hôtels ou pour certaines marques. On a aussi fait des publicités.» Surtout une publicité, vue par 36 millions de personnes.

Réalisée en 2014 à Paris, la publicité fait la promotion du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, huitième opus de la célèbre franchise du même nom, commercialisée à travers toute la planète. Dans ce jeu, chacun peut incarner un assassin capable de se mouvoir rapidement à travers la ville, de sauter, grimper, courir sur les toits, rouler…. en bref, faire du parkour. L’équipe de communication du jeu a donc souhaité transposer les personnages principaux dans la réalité et fait appel à Devin Supertramp, un youtubeur américain. « Devin est venu chercher une team professionnelle en France, puisque le tournage devait avoir lieu à Paris, explique Yoann. Tout s’est fait en une semaine et sans autorisation, parce que c’est déjà très compliqué de pouvoir filmer sur les toits de Paris, et encore plus pour ce que nous nous faisons. On a tourné de 5h du matin jusqu’à 22h le soir. Ça a été le départ médiatique de notre team. Ça nous a permis de ramener beaucoup plus de travail et de là, on est parti sur une base professionnelle solide. »

À l’image de la French Freerun Family ou de Hit The Road, une carrière peut naître d’une seule vidéo. De celle qui réussira à marquer les esprits, à offrir quelque chose de nouveau, du jamais vu. Comme le teaser d’Assassin’s Creed a ouvert le circuit de revenus de la 3F, l’expédition de Hit The Road à Tchernobyl a attiré les marques et les partenaires. Des coups de poker qui leur ont permis de s’extirper de la fourmillière numérique. Mais qui résultent d’une longue réflexion, d’une stratégie mûrement réfléchie.

« Ce qui est impossible maintenant, c’est juste que ça n’a pas encore été réalisé par quelqu’un. » La phrase, signée Yoann Leroux, résume assez bien le chemin vers la sortie de la jungle qu’est Internet. Mais rares sont ceux à avoir les moyens de se faire une place et emprunter la même voie. Celle que leur ouvre le parkour, un jeu d’enfants devenu grand.

 

Remerciements :

Guillaume Bardet, Léa Fizzala, Sacha Lemaire, Nicolas Serve et l’équipe de Hit the Road

Webdocumentaire réalisé par Benjamin Hourticq, Antoine Magallon et Elodie Troadec