À 230 mètres de haut, les lumières de Paris semblent n’être que des bougies. Trop lointaines pour brûler les mains de Léo. Heureusement. Il faut être sûr de sa poigne à cette hauteur. Accroché à la barre d’une grue située Porte de Clichy, les mains ne doivent pas être moites. Entre ses pieds et l’asphalte des rues parisiennes, il n’y a rien. Rien que le vide. Un vide assourdissant, loin du tumulte de la fourmilière parisienne. D’ici, tout est différent. Les lignes des artères de Paris se dessinent nettement. La Tour Eiffel, Montmarte, le quartier de la Défense, surplombent fièrement la cité. Cette vision unique de la ville, c’est ce que recherchent Léo, Paul, Clément et Nico, les membres du collectif « Hit the Road », formé début 2015.
Issus de la communauté du parkour, ces quatre amis se sont depuis émancipés. Ils ont choisi leur propre voie, « une invitation au voyage », comme ils la définissent eux-mêmes. À l’image de son sport, le collectif a fait ses premiers pas en France, pour ensuite s’exporter hors de ses frontières. Leurs pérégrinations les mènent notamment en Europe de l’Est, où le parkour est bien installé. Lors de ces voyages ils découvrent des pays où les traces de l’Union soviétique sont encore gravées dans les murs des villes. « En rentrant en France, on s’est rendu compte qu’on avait loupé beaucoup de choses, comme en Bulgarie, où il y avait des lieux qu’on n’avait pas vus », se souvient Clément, un des fondateurs du groupe. Face à ce constat, Hit The Road décide d’y retourner, à la recherche d’endroits insolites, abandonnés, seulement habités par des épisodes d’Histoire révolus.
Dans cette quête de territoires oubliés, va naître un projet un peu fou : se rendre en Ukraine, dans la zone dévastée par l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl presque trente ans plus tôt. « On était à Kiev quand l’idée nous est venue. On avait envie d’y aller, voir un endroit où la nature avait repris ses droits.» La préparation de cette expédition durera six mois. Il faut se renseigner, connaître les seuils d’exposition de radioactivité, repérer. « Maintenant, on a une licence en radioactivité », plaisante Clément.

La grande roue de Pripiat, ville fantôme situé à 3kilomètres de la centrale. ©Hit The Road

Photo prise lors de l’ascension de Duga-3, un ensemble d’immense antennes radar au coeur de la zone contaminée. ©Hit The Road
Pendant plusieurs jours, les quatre amis explorent les lieux désertés de la ville ukrainienne, appareil photo et caméra au poing. Pendant cette aventure, peu de parkour, mais beaucoup de marche, à travers les forêts et les bâtiments de la zone contaminée. De ce séjour, naîtra une vidéo autoréalisée. Les images sont soignées, l’esthétisme est mis en avant. À travers leur réalisation, les quatre amis donnent autre chose qu’une simple vidéo de parkour, « c’est vu et revu », estime Clément. Pour Hit the Road, l’essentiel est ailleurs : « Notre fil conducteur, c’est le parkour comme moyen de déplacement. Un moyen de déplacement qui nous mène vers ce qu’on veut faire découvrir. »
En apportant sa touche personnelle, le collectif s’est « démarqué de la masse ». Quand on leur demande comment ils définissent leur pratique, les quatre amis répondent un peu crânement : « On fait du Hit The Road ». En ne se concentrant plus simplement sur le côté performance de leur sport et en prônant cette recherche d’ailleurs, le style du collectif se trouve à la croisée de différentes disciplines, comme l’urbex ou le rooftopping.
Née, comme le parkour, dans les années 1980, l’urbex, contraction en un seul mot de l’exploration urbaine, est une activité où le rapport à la ville et à l’environnement sont centraux. « Avant, on cherchait juste des lieux pour s’entraîner en parkour, confie Clément. On a découvert plus tard que ça s’appelait de l’urbex.» Enfants de deux pratiques qui étaient amenées à se rencontrer, les quatre explorateurs-traceurs cultivent depuis leur relation à l’environnement, en essayant d’en découvrir les recoins les plus enfouis.
L’exploration urbaine est essentiellement une façon d’atteindre de nouvelles perspectives sur le monde qui nous environne. C’est regarder un endroit commun avec un nouveau regard, en visitant des sites où la majorité des gens ne penserait ou ne voudrait pas aller ou, peut-être, où ils ne pensent pas être autorisés à aller. C’est en fait un terme si vaste qu’il peut inclure tout et n’importe quoi depuis la visite des canalisations sous la ville où vous avez grandi, jusqu’à l’infiltration d’un complexe militaire de haute-sécurité sur un continent étranger.
Darmon Richter, photographe et explorateur urbain anglais
Clément et Nico du collectif Hit The Road ©Benjamin Hourticq
14ème arrondissement de Paris, un samedi pluvieux d’avril. Clément et Nico, nous brieffent : « Là, on va rentrer par cette bouche d’égout. Une fois qu’on vous donne le signal, ça doit enchaîner, chacun descend dans l’ordre qu’on a donné.» Sous la bruine, nous attendons quelques secondes que la voie soit libre. Top, c’est parti. Nico presse le pas vers la bouche, s’accroupit, ouvre la plaque en fonte. Comme des fugitifs, nous nous précipitons vers l’ouverture, faisons passer sacs et matériel à Clément, descendu en premier. Nous nous engouffrons sous le trottoir, saisissons les barreaux d’une petite échelle et descendons rapidement.
Nous sommes désormais à une dizaine de mètres sous le sol, dans les catacombes de Paris. Nico referme la trappe, c’est l’obscurité. Nous allumons les lampes frontales. Nico passe devant, Clément ferme la marche. Nous commençons à avancer dans les souterrains, il faut d’abord descendre un escalier. Puis nous arrivons à la première chatière, un trou percé dans la roche, à environ un mètre de haut. Dans les catacombes, les galeries ne sont pas toutes de larges allées souterraines, connectées par de grandes ouvertures. Pour franchir ces étroits boyaux, la technique de déplacement ressemble plus à celle d’un spéléologue qu’à celle d’un traceur.
© Benjamin Hourticq
Mais ici, pas de combinaison. Pour explorer les catacombes, le tenue des deux explorateurs est bien plus rudimentaire. Dans les souterrains, l’ensemble short, tee-shirt est de rigueur. « Vous allez voir, il fait super chaud dans les catas », nous avait prévenus Nico, l’expert de cet univers dans le collectif. Ses dires se confirment assez rapidement. Au fil des chatières que nous franchissons, le mercure augmente. Les deux amis connaissent bien les lieux. Tels des guides, ils nous situent dans ce dédale, redonnent du sens dans ce qui ne nous paraît être qu’un labyrinthe.
Après plusieurs minutes à longer les murs ornés de graffitis, éclairés par la seule lueur de nos frontales, nous arrivons dans une antichambre, où siège un puits. Nico en profite pour s’asseoir, sort un classeur en plastique, consulte le plan des catacombes : « Tu vois, on est entrés par là, dit-il en pointant du doigt. Là, c’est la première chatière, et on se trouve ici maintenant. On pourrait aller un peu plus loin, où y a des ossements, mais on n’a pas trop le temps, c’est à une heure de marche.» Depuis qu’ils se sont établis à Paris, les quatre acolytes ont exploré de longues heures les sombres recoins de la Ville Lumière. « La première fois qu’on y est allés, on a marché pendant sept heures ! », se souvient-il.
On est ici loin du parkour tel qu’on le conçoit, des traceurs qui sautent de banc en trottoir, de rampe d’escalier au sol, de toit en toit. Chez Hit The Road, l’objectif ne se situe pas uniquement dans la performance physique. Elle peut être un atout, un plus, mais pas une fin. La finalité est toujours la même, l’envie de découvrir, d’explorer : « Quand je suis arrivé à Paris, je me suis rendu compte que marcher dans la rue, ce n’était pas forcément connaître sa ville, se rappelle Nico. Il y a plein de choses qu’on ne saura jamais. Paris, c’est une ville à trois niveaux, avec les toits, le sol et les catacombes. Nous, on se renseigne, on aime bien connaître notre ville un peu plus que tout le monde. »
Si le groupe a souhaité s’extraire de la communauté du parkour, il ne renie toutefois en rien ses racines. Bien au contraire. « Le parkour nous a aidés, reconnaît Clément. C’est à partir de là qu’on a développé notre créativité. » Chez eux, leur sport est le medium, qui dans leurs mises en scènes vidéos et photos, permet de donner à voir de nouveau lieux.
La discipline est ici un outil, au service de la découverte. Un outil qui s’entretient au quotidien. Sauts, enchaînements, courses, équilibre, franchissements de mur. Autant de techniques qui peuvent être utiles dans les expéditions de l’équipe de Hit The Road. Lieu très prisé des traceurs, le quartier de la Défense est un bon terrain d’entraînement pour les quatre amis. À quelques minutes de marche de la Grande Arche et des immeubles ultra modernes qui ceinturent le quartier, subsistent de vieux murets en briques rouges, entrecoupés de passages piétons en zigzag. « Ici, c’est le genre de spot pour se détendre tranquillement, nous explique Clément. On y vient pour s’entraîner, on se fait des sessions tranquilles pas loin de chez nous. Il faut savoir s’amuser un peu.»
Car l’ambiance est moins détendue lorsque l’on s’attaque à un immeuble ou une grue, ce qui est monnaie courante chez Hit The Road. Outre les catacombes et les rues de la ville, les explorateurs ont aussi le goût des cimes. Quitte à connaître la ville, autant le faire des profondeurs aux sommets. « Ce qui nous branche vraiment, c’est se dire qu’on est peut-être les premiers ou parmi les rares humains à avoir un tel point de vue, confie Clément. Quand tu es au-dessus de la ville, tu es bien, tu domines tout. Même au niveau du bruit, ça reste calme, tu es dans un microcosme où tu es serein.»
Chercher cette sérénité en haut des infrastructures urbaines, sans filet, cela fait également partie du fond de commerce de Hit The Road. Là aussi, le collectif s’est dirigé vers une pratique loin des origines du parkour : le rooftopping. Plus extrême, où l’erreur n’est pas permise, loin des préceptes des traceurs des origines. L’un d’eux, Charles Perrière, ancien Yamakasi, n’a « pas envie d’être associé à des choses qu’[il] ne cautionne pas, comme des jeunes qui font les fous sur les toits et qui prennent ça du côté fun. » Une réaction unanimement partagée dans la génération des précurseurs.
Rooftoping: Fait de prendre des photos en hauteur , si possible dans le vide, au sommet d’un immeuble, d’une tour ou de toute construction élevée.

Clément au dessus de la place de la Bataille de Stalingrad, Paris ©Benjamin Hourticq
Hit The Road se défend pour sa part de cette image de têtes brûlées : « On n’est pas du tout dans la cherche du risque ou de l’interdit, ni dans le délire de l’adrénaline à tout prix, se justifie Clément. On suit avant tout nos envies et on les mène à bout.» Malgré tout, quand on lui demande ce qu’il ressent dans ces instants suspendus, sa carapace se fissure. Les mots sont plus difficiles à trouver. « Si tu savais… Je ne pourrais pas te décrire la sensation, mais comment dire… c’est une sorte d’accomplissement personnel où tu sais que les heures d’entraînement ont payé.»
Comme leurs anciens, les traceurs de Hit The Road insistent sur les mêmes mots, « le travail », « la connaissance de soi-même ». Des valeurs non obsolètes, selon eux, à l’heure de la surmédiatisation et de l’autopromotion qu’offrent les réseaux sociaux. Très photogéniques, les prises de vue depuis des endroits vertigineux tapent dans l’oeil, se répandent sur le web comme une traînée de poudre. Et en poussent certains à aller trop loin.
