Ce ne sont à l’origine que des jeux d’enfants. Un groupe d’amis se retrouvant dehors, à sauter de banc en banc, à escalader les immeubles. Un moyen de s’amuser. De se construire aussi, de renforcer leurs corps. C’est à la fin des années 1980, dans l’Essonne, dans les villes de Lisses et d’Evry. Sébastien Foucan est l’un de ces jeunes, l’un des pionniers de la discipline qu’on nomme aujourd’hui le parkour. Pionnier, pas fondateur. Sébastien Foucan n’aime pas ce terme. Car pour lui, ils n’ont rien créé. Ils ont simplement repris ce que Jackie Chan et d’autres cascadeurs faisaient avant eux, l’ont remodelé, l’ont adapté, ont inventé d’autres mouvements. Ils en ont fait un style de vie. Mais ils n’ont rien créé.
Ils sont neuf à s’entraîner. Sébastien Foucan est accompagné de David Belle, de ses cousins Chau et Williams Belle, d’Yann Hnautra, de Laurent Piemontesi, de Guylain Boyeke, de Charles Perrière et de Malik Diouf.
A l’origine de cette discipline est David Belle. Son père, Raymond, était pompier de Paris et s’entraînait selon la méthode naturelle développée par Georges Hébert au début du XXe siècle, consistant à se renforcer musculairement grâce à des exercices basés sur le déplacement. Sa technique inspire David, puis ses amis. L’objectif : se mouvoir de la manière la plus efficace possible. La discipline prend forme, reste à lui trouver un nom. Ce sera le parkour, avec un k et sans s, justement pour rappeler le principe d’efficacité prôné par les précurseurs. « C’est le premier mot qui nous est venu, se souvient Charles Perrière. Tu vas d’un point A à un point B, tu fais un parcours. C’est aussi simple que ça. »
Et puis les jeux d’enfants deviennent une passion, puis un moyen d’assurer leur futur. Pour les neufs pionniers, tout change en 1997. Les jeunes grandissent, s’interrogent sur leur avenir. « Nous étions poussés par le fait que nous étions à un âge où, normalement, il faut faire quelque chose, pas juste sauter dehors pour sauter dehors, explique Sébastien Foucan. C’est là qu’est arrivée la décision de faire ce groupe, les Yamakasi. » Yamakasi, un terme du dialecte lingala qui signifie « esprit fort, corps fort ». « Ça résumait bien ce qu’on faisait à l’époque », indique Charles Perrière.
Tu vas d’un point A à un point B, tu fais un parcours. C’est aussi simple que ça.
Charles Perrière« On n’a jamais couru derrière quiconque, ce sont les gens autour de nous qui nous ont dit qu’on ne pouvait pas rester comme ça, qu’on avait un truc extraordinaire entre les mains, relate Charles Perrière. Nous, ça ne nous parlait pas plus que ça. » Et puis, un jour, tout bascule. Le frère de David Belle prend l’initiative de se rendre dans les locaux de France 2, « au culot », comme dit Charles Perrière. Il y dépose une cassette vidéo compilant les performances des Yamakasi, que visionne Francis Maroto, alors reporter à Stade 2.
« Je trouve ça étonnant, dangereux même parfois, mais étonnant, raconte le journaliste. On prend rendez-vous, on se voit, on discute. Les Yamakasi me proposent de les suivre en banlieue. J’accepte. Le tournage dure deux jours. C’était exceptionnel ce qu’ils faisaient. Ils alliaient le talent, la gentillesse, la disponibilité et l’humilité. Ils étaient réalistes, ils ne se montaient pas la tête. »
S’ensuit un reportage dans le journal de 13h de Patrick Chêne, sur France 2. « Le lendemain de la diffusion, notre téléphone n’a pas arrêté de sonner, se souvient Charles Perrière. Des producteurs, des cinéastes, des gens de l’événementiel, des photographes, il y avait un peu de tout. Nous, nous étions perdus dans tout ça. On ne se serait jamais imaginé que ce qu’on faisait dans la banlieue, dans le 91, ça pouvait intéresser autant de monde. Il a fallu faire des choix. »
Contactés par Luc Plamondon, qui prépare la comédie musicale Notre Dame de Paris, une partie des Yamakasi intègre le spectacle. Mais cette soudaine célébrité sonne aussi le glas pour le groupe. David Belle et Sébastien Foucan préfèrent partir de leur côté. Pour ce qu’il reste des Yamakasi, ce n’est pourtant que le début d’une carrière dans le divertissement. Après Notre Dame de Paris, ils tournent dans Taxi 2 avec Luc Besson, qui produira ensuite un film dédié au parkour : Yamakasi sort en 2001 et enregistre plus de deux millions d’entrées au cinéma.
En quelques années, ce qui n’avait été pour cette bande d’amis qu’un jeu d’enfants prend des proportions qu’eux-mêmes ne contrôlent plus : « A l’époque, on n’y croyait pas, parce que Luc Besson, c’était une référence pour notre génération, se souvient Charles Perrière. Mais c’était bien vrai. On s’est vite retrouvés à tourner avec toute l’équipe de Taxi, à sauter sur des voitures dans Marseille. »
Le film Yamakasi a une conséquence inattendue : en popularisant la discipline, il contribue aussi à la modifier. « C’est une vision très spectacularisée, très en décalage avec le parkour, estime Benoît Tellez, sociologue. Il y a eu un comme un effet Yamakasi : aujourd’hui, quand on regarde les vidéos de parkour sur YouTube, on voit que beaucoup de traceurs (les pratiquants du parkour, ndlr) s’approchent de la discipline telle qu’elle est illustrée par le film. Ce n’était pas forcément très réaliste à la base, mais ça le devient. »
Ce phénomène, Charles Perrière en a conscience. Et le déplore : « On a montré le summum de ce qu’on faisait à travers des films mais ce n’est pas ça au quotidien. Le parkour, c’est un entraînement qui se passe sur le sol, avec de petits obstacles. Les bases sont accessibles à tout un chacun. »

Charles Perrière (à gauche) et David Belle, deux des pionniers de la discipline. ©Photo D.R
Loin des Yamakasi, Sébastien Foucan continue son propre en chemin. Il tente de créer une association pour enseigner sa vision de la discipline. Mais cela s’avère difficile : « En France, j’ai beaucoup souffert du cliché du jeune de banlieue qui saute d’immeuble en immeuble. Je me suis aperçu qu’en Angleterre les portes étaient plus ouvertes pour moi. » Après avoir tourné un documentaire, Jump London, et une publicité pour Nike, Sébastien Foucan est repéré par des producteurs. 2006 est une année charnière dans sa vie : il accompagne Madonna en tournée et figure dans Casino Royale au côté de Daniel Craig, qui vient de reprendre le rôle de James Bond. Voilà que le jeu d’enfant est devenu un métier. « A l’origine, je voulais juste être avec mes copains. Je ne croyais pas totalement en mon potentiel. Mais je croyais au parkour. Cette discipline m’a appris à me contrôler, à oser prendre des risques, moi qui ai le vertige ! Ce que m’a apporté le parkour m’a aidé dans ma vie. »
Aujourd’hui, à la fois acteur et conférencier, il est aussi enseignant dans sa propre école, la Foucan Freerunning Academy, basée en Angleterre. Une académie où l’ancien Yamakasi forme ses élèves au freerunning, un mouvement qu’il a lui-même créé. Jugeant le parkour trop rigide, il s’en est inspiré pour développer sa discipline, avec l’envie de l’universaliser. Alors que le parkour privilégie l’efficacité, ce nouveau courant prône l’esthétique et la création. « Il y a beaucoup de choses en commun, les fondations et les mouvements de base sont les mêmes, expose Sébastien Foucan. Tu ne peux pas faire de freerunning si tu ne commences pas par le parkour. Mais, pour moi, c’est un état d’esprit plus qu’une discipline. »
Il n’est pas le seul à chercher à répandre sa propre vision du parkour. Quatre anciens Yamakasi, Chau et Williams Belle, Yann Hnautra et Laurent Piemontesi, ont fondé une autre variante, l’art du déplacement, ou ADD. Eux aussi évoquent une pratique qui va au-delà du sport. C’est un mode de vie, un moyen de réapprendre à se mouvoir, à agir avec l’environnement au lieu de le subir.
Si différents courants voient le jour, si les amis d’enfance s’éloignent progressivement, les valeurs de base du parkour restent au cœur de la pratique des anciens Yamakasi. Et elles sont farouchement défendues par les traceurs qui leur succèdent. « Être et durer », « être fort pour être utile » : ce sont aujourd’hui les maîtres-mots de la discipline. « Quand vous avez 15 ans, vous êtes dynamique, fougueux, vous avez plein d’énergie à dépenser, vous allez beaucoup vous exprimer à travers votre corps », énumère Charles Perrière. Puis on avance dans l’âge, le corps encaisse moins bien. Il faut alors apprendre à pratiquer autrement : « On doit se préserver, parce que la base du parkour, c’est de pouvoir être utile. Et si, parce que j’ai trop pratiqué, je suis blessé, qu’à un moment il faut que je puisse m’exprimer immédiatement et que je n’en suis pas capable, tout ce que j’ai fait n’aura servi à rien. »
Aujourd’hui, Sébastien Foucan se reconnaît difficilement dans un sport qu’il a pourtant participé à populariser. « Cette discipline avance par elle-même, elle n’appartient à personne. C’est la nature humaine, je l’ai compris avec le temps, quand les Yamakasi se sont séparés. On grandit, on apprend. »
Vingt ans après leurs débuts, chacun de leur côté, les précurseurs continuent de sauter de banc en banc, d’escalader les immeubles. Se rappelant une époque où ils ne savaient pas encore que leurs jeux d’enfants allaient totalement bouleverser leur vie et influencer celles de milliers d’autres à travers le monde. Que les Yamakasi auraient un film à leur nom. Qu’ils seraient des sources d’inspiration pour les pratiquants du sport qu’ils auront développé. Et qu’ils seront pour toujours considérés comme les neuf fondateurs du parkour.
Cette discipline avance par elle-même, elle n’appartient à personne.
Sébastien Foucan